Discours pendant le 2ème Forum sino-américain de haut niveau académique
(Wesleyan University le 10 mai 2013)
Wang Weiguang a rencontré Rose, le président de l’Université de Wesleyan (Photo/Chu Guofei)
Honorables experts et savants :
Il y a deux ans, à Pékin, les experts sino-américains ont organisé avec succès le premier Forum sino-américain de haut niveau académique qui avait pour thème « la Tradition ». Deux ans plus tard, nous nous réunissons à l’université de Wesleyan dont le cadre magnifique se prête particulièrement à la tenue du 2ème Forum sino-américain de haut niveau académique ayant cette fois pour thème « les Lumières ». C’est une plate-forme importante à laquelle participent les savants des deux pays afin de promouvoir les échanges sino-américains dans les domaine des sciences humaines et sociales. Depuis l’établissement d’un protocole d’échanges de haut niveau en sciences humaines entre la Chine et les Etats-Unis en mai 2010, la confiance politique mutuelle, la coopération économique et commerciale ainsi que les échanges en sciences humaines sont devenus les trois étais des relations sino-américaines. Je suis sûr que, comme partie importante des échanges culturels, le dialogue, les échanges et la coopération dans les domaines des sciences humaines et sociales entre la Chine et les Etats-Unis apporteront une contribution positive à une meilleure compréhension mutuelle entre les deux peuples. Je tiens à exprimer, au nom de l’Académie des Sciences sociales de Chine, mes chaleureuses félicitations pour la tenue avec succès de ce Forum.
Afin d’échanger nos idées, je voudrais émettre trois points de vue sur le thème de ce Forum.
L’importance historique du Mouvement des Lumières
Déclenché au XVIIe siècle par la bourgeoisie ascendante européenne, le siècle des Lumières constitue un mouvement de libération de grande envergure sur les plans philosophique, culturel et social. En écho à la Renaissance, ce mouvement qui s’oppose à la féodalité, à la théologie, à la superstition et aux abus de l’Église, a fourni les armes idéologiques à la révolution politique bourgeoise. Avec les idées de démocratie, d’égalité et de liberté, les Lumières ont singulièrement contribué au développement de l’Europe, à l’indépendance de l’Amérique du Nord et aux progrès sociaux en Occident. Les principes sociaux et politiques, ainsi que les valeurs que prônent les Lumières continuent d’exercer une influence non négligeable à notre époque et servent de socle théorique contre le despotisme, la dictature et l’obscurantisme. L’histoire des trois cents dernières années a prouvé que le mouvement des Lumières est ceint de nombreux mérites en ce qui concerne la libéralisation des idées et les progrès sociaux.
Cependant, sans aucun doute, tous les grands mouvements butent contre leurs propres limites historiques. En raison de sa nature bourgeoise, le mouvement des Lumières ne pouvait devenir la valeur commune de toute l’humanité, ni s’appliquer à tous les pays ou nations. Depuis le mouvement des Lumières, le monde a vécu une expansion sanglante du capitalisme, une aggravation de la bipolarisation et des conflits idéologiques. « Nous avons vu également que cette raison éternelle n'était en réalité rien d'autre que l'entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution en faisait justement alors un bourgeois. »[i] « ... jusqu'ici, la raison et la justice effectives n'ont pas régné dans le monde. » C’est un jugement scientifique que Frederick Engels adresse il y a plus de cent ans dans Socialisme utopique et socialisme scientifique. À elles seules, les pensées des Lumières ne suffisent pas à apporter harmonie et progrès dans le monde. Et certains qui se croient plus éclairés et supérieurs que d’autres sur les plans ethnique, culturel et idéologique ne peuvent qu’aggraver le fossé matériel et intellectuel existant entre les nations et peuples. Trois cents années ont passé depuis le mouvement des Lumières, le monde a vécu d’importants changements. La troisième révolution industrielle, celle de l’informatique, a vu le jour en Occident et s’est propagée dans le monde. Les hommes de pays différents ont alors commencé à se lier davantage. Dans ce « global village », les citoyens doivent relever les défis tels que les dérèglements de l’écosystème, la crise énergétique et le terrorisme, et s’efforcer d’établir ensemble un nouvel ordre mondial plus juste et plus raisonnable. Chaque nation et peuple possèdent des traditions différentes, corollairement, les opportunités et les voies de développement s’offrant à chacun sont elles aussi particulières et différentes. La complexité des réalités objectives a rendu l’expérience en un lieu particulier et en un temps donné non modulable universellement. Une civilisation particulière ne pourrait pas refléter le monde entier dans toute son entité et sa diversité. Un modèle de développement social unique ne pourrait servir de paradigme passe-partout à toutes les nations. Il n’existe donc pas de vérité universelle ultime et infinie, ni de modèle unique de modernisation. La multipolarisation et une modernité diversifiée sont devenues une tendance irréversible dans le monde. Les pensées des Lumières, tout comme les autres grandes idées dans l’histoire de l’humanité, peuvent nous servir de source d’inspiration historique, mais non de solution toute prête à l’emploi.
Aujourd’hui, nous sommes rassemblés ici non pas pour déprécier la contribution des « Lumières », mais pour réfléchir rétrospectivement sur ce mouvement, réexamier et mettre en ordre son héritage en nous plaçant au pinacle de l’histoire et du développement de la civilisation humaine. En même temps, nous devons établir un bilan de la force idéologique des « Lumières », rechercher un terrain de dialogue et d’entente convergent et nous enrichir mutuellement, afin d’œuvrer à un système de pensée, moderne et plus ouvert, plus indulgent et plus approprié au développement de l’humanité.
L’expérience des « Lumières » et le choix historique de la Chine
Chaque réfléxion sur l’histoire apporte de nouvelles leçons.
Alors que le mouvement des « Lumières » battait son plein en Europe, la Chine ne se tenait pas à l'écart. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la diffusion en Europe de la civilisation chinoise était à son zénith, et la « fièvre » de civilisation chinoise a duré presque cent ans dans certains pays européens. La rencontre entre la pensée traditionnelle chinoise et la civilisation européenne régénérée par la Renaissance a procuré au mouvement des « Lumières » des sources idéologiques et des visions historiques particulières. Bien que certains philosophes des Lumières, dont Montesquieu, aient été critiques vis-à-vis du despotisme chinois, beaucoup de penseurs tels que Voltaire, Leibniz, d’Holbach, Quesnay, Goeth, etc. ont propagé avec passion la culture traditionnelle chinoise. Voltaire a ainsi affirmé : « Je m’absorbe dans la lecture des œuvres de Confucius et j’en assimile l’essence. Je n’y lis que la vertu la plus pure. » « Sur notre planète, il y eut une période débonnaire et respectable où tout le monde observait les vertus confucéennes. En ce qui concerne la vertu, les Européens sont les disciples des Chinois. » La civilisation chinoise idéalisée par les philosophes des Lumières comme Voltaire servait d’appui théorique contre le despotisme européen et d’appel aux progrès sociaux.
Dans la Chine du XVIIIe siècle préexistaient des signes importants annonciateurs de mutation sociale. Au Sud et au Sud-est de la Chine, le commerce était florissant, l’urbanisation s’accélérait et l’économie de marché commençait à se développer. L’ancien régime tendait à se transformer, les libertés personnelles s’élargissaient, l’Etat était disposé à relâcher son contrôle sur la société et à favoriser la législation. En ce qui concerne les concepts sociaux, l’école de Cheng-Zhu ne pouvait plus prévaloir avec l’apparition et la diffusion d’une nouvelle culture qui mettait en lumière la personnalité et la liberté. On peut dire qu’au XVIIIe siècle, la Chine a amorcé son processus de modernisation. Comme le président Mao Zedong l’a signalé : « En Chine, l’embryon du capitalisme germait déjà dans le développement du commerce des produits de base de la société féodale. La Chine marcherait lentement mais certainement vers le capitalisme même si l’influence du capitalisme de l’étranger était absente. » Finalement, la transformation des idées d’avant la Guerre de l’Opium a jeté les bases du développement social de la Chine d’après-guerre. Cette « pierre angulaire », si primaire soit-elle, était indispensable.
Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, la Chine se débattait entre la philosophie des « Lumières » et le salut national. L’histoire moderne de la Chine est en même temps celle d’une lutte héroïque du peuple chinois contre l’agression des puissances occidentales et celle d’une lutte pour la démocratie, l’indépendance, la prospérité et les progrès sociaux. Pour en finir avec « la nation en danger », beaucoup d’intellectuels chinois ont cherché à assimiler la pensée occidentale des « Lumières » pour l’appliquer à la Chine: du mouvement de Yangwu (mouvement d’occidentalisation) qui « adopte des connaissances avancées occidentales pour chasser les envahisseurs occidentaux », en passant par la réforme de Wuxu (1898) qui consistait à réformer un régime politique corrompu et enfin à la révolution de Xinhai (1911) dirigée par Sun Yat-sen, inspiré par l’exemple du régime occidental républicain. Pourtant, tous ces efforts se sont révélés peines perdues et les Chinois tâtonnaient toujours dans les ténèbres.
De la Guerre de l’Opium jusqu’au Mouvement du 4 Mai, les Chinois ont compris qu’ils ne pouvaient tirer avantage du modèle capitaliste des « Lumières » pour résister à l’agression étrangère, renverser le pouvoir féodal et transmuter une Chine faible et pauvre en un pays fort et riche. Le relèvement de notre patrie ne saurait être qu’un rêve irréalisable sans un appui théorique fondé sur l’histoire et la situation concrètes de la Chine. Après plus d’un demi-siècle de tâtonnements suite à la Guerre de l’Opium, les Chinois en ont tiré une conclusion : le développement de la Chine a non seulement besoin de l’héritage de la pensée des « Lumières », mais les Chinois doivent trouver leur propre voie de libération. Dans ce contexte, le marxisme et le Parti communiste chinois sont apparus dans l’arène historique. Avec cette voie à la chinoise, l’aspect de la Chine allait changer radicalement.
Le rêve chinois et la recherche prospective des Lumières
Réaliser le grand renouveau de la nation, c’est le rêve assidûment poursuivi par plusieurs générations des Chinois depuis la Guerre de l'Opium. Les énormes changements culturels et sociaux en Chine depuis le Mouvement du 4 Mai, et particulièrement depuis la création du Parti communiste chinois en 1921, offrent des ressources idéologiques riches et pratiques qui illustrent comment un pays a réussi à transcender l’héritage des « Lumières » dans la voie de sa modernisation.
Le Parti communiste chinois est non seulement héritier et fidèle promoteur de la très haute culture traditionnelle chinoise, il est également promoteur et transcendeur déterminé des Lumières. Dès sa fondation, il aborde la notion de civilisation ancienne et moderne selon une vision du matérialisme dialectique et un esprit ouvert, tout en persistant dans l'indépendance et la libération nationale. Et il explore de façon fervente la modernisation socialiste de la Chine dans la double articulation de l’histoire et de la réalité, de la théorie et de la pratique. À travers ce processus, le parti communiste chinois a formulé une théorie de la nouvelle démocratie, pour lutter contre l'autocratie féodale et s’est efforcé d’établir une république démocratique populaire dirigée par le prolétariat. Tout cela a prouvé qu’il avait assimilé des idées occidentales, y compris les ressources des Lumières. La construction socialiste après la fondation de la Chine nouvelle en 1949, et particulièrement depuis la réforme économique, a considérablement modifié la société chinoise. La liberté, la démocratie, l'égalité, la justice, les droits de l’Homme, la conception législative ont largement gagné les cœurs. La renaissance d’une vieille nation est en train d’opérer, et le renouveau de la Chine deviendra une réalité.
Récemment, le président chinois Xi Jinping a fortement insisté sur «le rêve chinois» et indique que «ce rêve que nous allons réaliser, profitera non seulement au peuple chinois, mais aussi aux peuples du monde entier.» D’après moi, le «rêve chinois» présenté par Monsieur Xi a exprimé d’une part les attentes de renaissance nationale des Chinois, d’autre part la détermination du peuple chinois à apporter sa contribution particulière à la paix, au développement dans le monde et au progres de la civilisation humaine. Donc, «le rêve chinois» a une importance mondiale.
La technologie, le marché moderne, et particulièrement l’informatique, sont en train de configurer le monde en un ensemble. Le destin de l’humanité est influencé par le développement de tout pays ou nation. En ce sens, une «histoire mondiale» est non seulement possible, mais elle est en train d’advenir, de devenir réalité. L’avenir de l’humanité dépend des échanges interculturels. Dans ce processus, il nous faut sans doute préserver l’héritage et développer l'essence des Lumières, mais nous devons aussi attacher une importance aux ressources culturelles des autres nations. Le monde savant doit créer une plate-forme d'échanges et de communication pour un dialogue entre les civilisations et les cultures plus prévoyant, plus tolérant, plus rationnel et plus scientifique.
Je voudrais ensuite poser quelques propositions sur la recherche sur les Lumières.
Premièrement, traiter les Lumières selon une vision diachronique. Les Lumières ont fourni des ressources idéologiques directes et importantes aux pensées sociales de l’époque. Comme disait Engels, le socialisme « est théoriquement le résultat complet du développement des principes présentés par les savants des Lumières au 18ème siècle». Cependant, la philosophie des Lumières est en fait un produit historique des 17ème et 18ème siècles. Depuis cette époque, la société humaine a connu de profondes transformations. Les savants se doivent de dresser sérieusement le bilan des expériences positives et négatives de ces trois cents années. Ils doivent élever la philosophie et l’esprit des Lumières avec les acquis fondés par les méthodes de l’abstraction et de la généralisation. Ainsi, la philosophie des Lumières étant née en Europe, elle porte pour cette raison des restrictions en elle-même. Pour devenir un courant de pensée d’influence mondiale, elle devra encore intégrer les meilleures ressources intellectuelles des autres peuples et nations.
Deuxièmement, traiter les Lumières selon une vision dialectique. Tout comme d’autres grands courants d’idées, la philosophie des Lumières n’est pas parfaite. D’un point de vue moderne, il existe quelques restrictions inhérentes aux idées des Lumières. Nous devons tenir pleinement compte de ses déficiences et prêter attention aux problèmes provoqués par ces restrictions dans la pratique sociale. Par exemple, lorsqu’on met l’accent sur les intérêts individuels, on ne doit pas oublier les intérêts collectifs ; lorsqu’on fait attention à la raison, il ne faut pas négliger les valeurs morales et la dignité ; lorsque certains pays ou groupements prônent les idées des Lumières, on doit prêter attention aux caractères d’hégémonie culturelle et aux intérêts personnels sous-jacents.
Troisièmement, traiter les Lumières selon une vision d’égalité. Il ne faut pas considérer les Lumières comme un courant d’idées sociales particulier et supérieur aux pensées et cultures des autres nations. Il ne faut pas non plus accorder aux Lumières une suprématie morale ou une mission qu’elles ne puissent accomplir. Il est vrai que les Lumières ont des incidences mondiales, mais elles ne sont qu’un des nombreux courants qui ont influencé le monde depuis les temps anciens. Elles ne peuvent pas résoudre tous les problèmes que les nations rencontrent dans leur développement. Bien sûr, nous devons apprécier les éléments de la civilisation moderne tels que la raison, la liberté, l’égalité et les droits de l’homme, valeurs approuvées par les individus dès les Lumières. Cependant, il est également à noter que ces éléments sont compris de façon différente par des personnes de civilisation différente, et que les manifestations de ces éléments paraissent spécifiques à chaque pays et culture. C’est pourquoi il ne faut pas imposer les critères occidentaux de civilisation aux autres peuples et nations. Dans les recherches d’une culture mondiale et le dialogue des civilisations, le seul choix raisonnable et correct, c’est de respecter les différences et de tolérer la diversité.
Chèrs savants :
Actuellement, nous sommes confrontés au plus profond et complexe changement social de l’histoire humaine. L’avenir de l’humanté nous demande de faire consciencieusement le bilan des ressources de pensées que nos prédécesseurs nous ont laissées afin de recueillir la sagesse et l’inspiration, et de parvenir à un consensus par le dialogue. Je suis convaincu que cette discussion académique autour des « Lumières » promouvra la communication et une interaction plus approfondies entre les savants chinois et américains. Des savants issus de contextes culturels différents peuvent discuter et échanger leurs points de vue autour d’un même thème. Cette opportunité offre une signification particulière et importante pour soutenir l’approfondissement des connaissances et l’instauration d’un ordre international plus rationnel et harmonieux. En tant que philosophe, j’espère que ce forum sera couronné de grands succès. En même temps, j’espère sincèrement que le dialogue entre les civilisations orientale et occidentale sera comme deux lampes qui s’éclairent ou deux rêves qui s’illuminent mutuellement pour éclairer le monde entier.
Merci à vous tous !
[i] Traduit de l’allemand en français, http://www.marxists.org/francais/marx/80-utopi/utopi-1.htm
Source de la version chinoise : Chinese Social Sciences Today, le 13 mai 2013
Traduit par Zhao Xin, Zhu Anli, Wu Chuncheng
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