Le rêve et le contre-rêve dans L’Eve future
2013-01-12 22:30:14
Etudes Françaises 2006/04
Tian Qingsheng (Université de Pékin)

L’Eve future, qui avait pour titre originel L'Eve nouvelle, est un roman de Villiers de l’Isle-Adam, publié en 1886. C’est l’histoire d’un jeune homme, Lord Ewald, qui, désespéré par un amour impossible, accepte l’expérience de son ami, le savant Edison, qui se propose de le sauver en lui offrant une femme idéale mais artificielle, c'est-à-dire une sorte d'automate, réalisée avec les moyens scientifiques et techniques les plus avancées.

C’est une oeuvre complexe, très riche, cristallisant tous les grands thèmes qui s'annoncent déjà dans les Contes cruels(1883) et qui ont préoccupé l’auteur toute sa vie. Le romancier ne cachait pas l'importance qu'il attachait à son roman : « […]c'est une oeuvre dont l'apparition fera, je crois, sensation un peu au large, car, pour la première fois de ma vie, je n'y plaisante plus. […] Je sais ce que je fais et je sais que cela pèse lourd, cette fois-ci. »1 En effet, l’auteur du roman touche ici à un sujet à la fois ludique et inquiétant : la création artificielle d’une femme idéale. Ludique, parce qu’il peut nous amuser et nous faire rêver comme dans une science-fiction, inquiétant, parce qu’il est associé à une entreprise plus ou moins sacrilège remettant en question l’autorité divine, qui, seule, détient le pouvoir de la création humaine dans la conception chrétienne. Le roman s’inscrit dans un univers imaginaire très singulier, avec le mélange de plusieurs « adjuvants »2; qui, opposés les uns aux autres, se rejoignent dans un même mouvement, celui de l’idéalisation qui a pour objectif de donner naissance à une femme idéale artificielle.

La dédicace du roman « Aux rêveurs et aux railleurs » nous introduit d'emblée dans une double perspective et prélude à la tension de deux voix différentes, l’une pour le rêve, l’autre contre le même rêve, qui se font entendre, comme deux textes, l’un à caractère dénotatif, l’autre d’ordre connotatif, qu’on peut lire dans un palimpseste. C’est cette double voix antinomique dont on essaye de rendre compte dans cette étude.


Le rêve de l’idéal

1. Les merveilles scientifiques

Le rêve du progrès scientifique occupe une place de choix dans L’Eve future. Ici, la science ne fait plus l’objet d’une ironie mordante comme dans les autres textes de Villiers, et l’image du savant américain Edison n’est plus celle des savants modernes ridiculisés que l'on rencontre habituellement chez Villiers, tels Tribulat Bonhomet, M. Grave, l'ingénieur Bathybius Bottom, le professeur Schneitzoëffer ou le docteur Tristan.

a) Le savant rêveur

Examinons d’abord l’image d’Edison, porte-parole du progrès scientifique moderne. Il est présenté avant tout comme un rêveur, un « songeur », qui a l'habitude de s'abandonner à la méditation et à la rêverie. Le narrateur ne pratique plus pour une fois le jeu ironique lorsqu’il l’appelle « le merveilleux inventeur », « le grand inventeur », « le puissant inventeur », « l'extraordinaire inventeur ». Il semble, au contraire, fasciné par les inventions techniques du savant. Homme de science, Edison s'intéresse, curieusement, aux sciences occultes, et pratique lui-même la suggestion, estimant qu'il existe un deuxième fluide invisible mais actif tout comme l'électricité. Contrairement à l'attitude d'un scientifique, il accepte l’intervention surnaturelle de Sowana comme un mystère inexplicable. L'auteur du roman attribue, d’ailleurs, à Edison une couleur d'artiste. Selon le narrateur, la physionomie d'Edison rappelle, d'une manière frappante, celle de Gustave Doré, dessinateur, graveur, peintre et sculpteur français. Edison est presque sourd lui-même, « comme un Beethoven de la Science »3. Jamais Villiers n'a associé ailleurs l'image d'un homme de science à celle de l'artiste puisque l'écrivain oppose souvent le positivisme de l'un à l'idéalisme de l'autre. Enfin, Edison est « un passant de l'école sceptique »4. Or, nous savons que les savants chez Villiers sont généralement des rationalistes convaincus qui ne doutent nullement de la vérité scientifique. Si, dans Claire Lenoir, Tribulat Bonhomet, scientiste impénitent, archétype de l'esprit du progrès moderne, relève que la science « pénètre le monde, l'illumine, [...], nous élève vers des sphères de choix [...]»5, le savant américain, lui, reste ouvert aux multiples possibilités pour expliquer le monde. Edison se moque des savants modernes de son temps, lesquels, selon lui, « ne sont bons qu'à constater, le plus souvent, puis classer et perfectionner ce que les ignorants inventent et découvrent »(p. 785). Comme beaucoup de rêveurs villiériens, Edison semble lui aussi très préoccupé par les grandes questions d’ordre métaphysique sur l'origine et l'avenir de l'humanité. A la question de Lord Ewald « Saura-t-elle (Hadaly) qui elle est, ce qu'elle est ? », Edison lui répond : « Savons-nous donc si bien, nous-mêmes, qui nous sommes ? et ce que nous sommes ? » (p. 840) Différent des scientistes convaincus qui tentent d'imposer une explication scientifique à tout phénomène, Edison semble tourmenté par le grand mystère de l'Inconnu. « La Science ? — Je suis celui qui ne sait rien, qui devine parfois, qui trouve souvent, qui étonne toujours. »(p. 794) Son attitude à l'égard de Dieu semble aussi très ambiguë. Il doute de son existence, mais en même temps, semble en avoir peur. En tout cas, Edison est un personnage complexe et ambigu.

b) La magie scientifique

La conquête de l’Idéal, motif principal du roman, est fondée essentiellement sur le progrès scientifique. Tout comme les alchimistes réalisent leur rêve dans leur atelier, le savant Edison conçoit le sien dans son laboratoire. Celui-ci, exposant les plus récentes inventions du savant, est équipé de tout un système de commandes « magiques ». En s’amusant comme par plaisir avec des boutons de diverses installations, Edison semble effectuer une sorte de démonstration de ses inventions extraordinaires. Si le laboratoire est le champ d’expérimentation pour la conquête scientifique du savant, c’est dans le souterrain que se cache le produit fini le plus prodigieux, né des techniques les plus avancées de la science : une femme idéale artificielle. On y trouve des splendeurs artificielles de toutes sortes, allant des éléments de la nature à diverses espèces animales, nous voilà devant un véritable éden artificiel. Parmi les inventions techniques « révolutionnaires » qui se présentent dans le roman, le phonographe et la photographie occupent une place particulièrement importante. Avec le premier, l’homme entre dans une nouvelle phase pour écrire l’Histoire. Il permet de « franchir à la fois des limites du temps et de l’espace »6. L’idéalisation intellectuelle de la créature scientifique, Hadaly, s’appuie essentiellement sur cette technique. C’est grace à cet instrument que le savant arrive à optimiser le raisonnement et la parole de sa créature. Installés vers le centre de la poitrine, deux phonographes, « perfectionnés à miracle », dans lesquels sont enregistrées des paroles imaginées par « les plus grands poètes, les plus subtils métaphysiciens et les romanciers les plus profonds » du siècle, assurant à Hadaly ses conversations harmonieuses, remplaçant ainsi « une intelligence par l’Intelligence »(p. 910). Cette idée n’est pas aussi chimérique qu’elle le paraît. En fait elle trouve en grande partie ses fondements dans un raisonnement d’Edison, selon lequel l’homme n’improvise pas de paroles, mais les récite toujours. Enfin on a affaire à ces paroles attendues, « admirables condensations verbales »(p. 919), qui ne déçoivent jamais le rêveur.

La photographie, elle, change profondément la vie de l’homme ainsi que son mode de pensée. Jamais, avant sa naissance, l’homme n’a connu un si grand privilège d’ « être témoin oculaire intime de tous les événements importants ou anodins qui se déroulement ailleurs dans le monde, sans y être présent, faculté encore amplifiée par l’enregistrement durable des instants les plus fugitifs qui permet d’en étudier à loisir tous les détails et de saisir les facettes frappant le sentiment et l’imagination »7. Dans le roman de Villiers, Edison se sert justement de la photosculpture, une technique basée sur la photographie, pour transposer la beauté physique d’Alicia sur sa créature artificielle. Il prétend « décalquer l’identité des reliefs et des moindres méplats à des dixièmes de millimètres près », et « Miss Alicia Clary sera donc photosculptée directement sur Hadaly, c’est-à-dire sur l’ébauche,[...] »(p. 936).

Enfin, le produit le plus magique de la science, c’est Hadaly, une femme artificielle parfaite, fabriquée avec les moyens scientifiques et techniques les plus avancées de l’époque. Le progrès scientifique sert finalement à l’idéalisation tout à la fois intellectuelle et corporelle de la femme. Hadaly représente l’idéal féminin : elle est aussi belle qu’intelligente. Du reste, le progrès de la science lui attribue trois aspects surhumains : l’immortalité, la fidélité et la virginité absolues. Cependant, Le mouvement du rêve ne s’arrête pas ici. L’intervention d’une force surnaturelle et la force de la volonté sont nécessaires pour conduire le rêve jusqu’au bout.

2. L’intervention surnaturelle et la force de la volonté

a) Sowana

Si la science, avec toutes ses possibilités prodigieuses, est le fondement du rêve d’Edison qui lui inspire la conception d’une femme idéale, l’aventure du savant va plus loin que le triomphe scientifique. En fait, Hadaly n’est point une merveille scientifique, elle revêt également un aspect extraordinaire relevant du domaine surnaturel.

La mise en forme de Hadaly par les moyens techniques constitue la première étape du processus de l’idéalisation. Hadaly, dans son état scientifique, reste après tout une armure inanimée. A ce rêve d’ordre rationnel, l’auteur du roman en ajoute un autre, d’origine surnaturelle, il s’agit de la présence d’un être surnaturel, nommé Sowana. Sowana se présente comm un être mystérieux et étrange. Il s’incorpore dans le corps de l’ « Eve nouvelle », de sorte que Hadaly, une créature purement artificielle, s’associe à un esprit invisible pour devenir un être véritablement fantastique, doté d’un pouvoir surnaturel. Edison lui-même, surpris par la manifestation de Sowana, avoue qu’il est incapable d’expliquer sa puissance magique :

[...], si j’ai fourni physiquement ce qu’elle a de terrestre et d’illusoire, une Ame qui m’est inconnue s’est superposée à mon oeuvre, et s’y incorporant à jamais, a réglé, croyez-moi, les moindres détails de ces scènes effrayantes et douces avec un art si subtil qu’il passe, en vérité, l’imagination de l’homme.[...]un être d’outre-Humanité s’est suggéré en cette nouvelle oeuvre d’art où se centralise, irrévocable, un mystère inimaginé jusqu’à nous(p. 1012).

Ainsi, l’automate du savant devient un être surnaturel. Sowana tient la place du véritable maître de la créature d’Edison. Le fantastique se joint au merveilleux scientifique pour donner au rêve de l’idéal toute sa dimension incommensurable. Le fantôme n’a rien de maléfique, au contraire, il s’allie à la tentative salutaire d’Edison contre la réalité sordide du monde terrestre, et le rejoint dans le rêve et la conquête de l’idéal. Mais le processus de l’idéalisation ne s’arrête pas là, il faut encore un troisième élément pour qu’il soit bouclé.

b) La force de la volonté

A l’entreprise scientifique d’Edison et l’intervention surnaturelle de Sowana s’ajoute la troisième force, celle de la volonté humaine, c’est-à-dire le sens du « vouloir-faire », représentée par Lord Ewald, qui clôt le mouvement de la conquête de l’idéal. Si Hadaly est le corps du flambeau et Sowana la mèche, il faut un geste pour l’allumer, sans lequel, la lumière restera à jamais une potentialité sans vie. Edison laisse ainsi entendre à Ewald l’importance de ce geste :

Hadaly dépend de la volonté libre de celui qui OSERA le concevoir. SUGGEREZ-LUI DE VOTRE ETRE ! Affirmez-le, d’un peu de votre foi vive, comme vous affirmez l’être, après tout si relatif, de toutes les illusions qui vous entourent. Soufflez sur le front idéal ! Et vous verrez jusqu’où l’Alicia de votre volonté se réalisera, s’unifiera, s’animera dans cette Ombre (p. 842).

Croire, c’est créer. Cette idée illusionniste apparaît à plusieurs reprises chez Villiers. L’idéal a besoin d’être actualisé pour prendre vie. Il s’agit dans L’Eve future de l’actualisation d’une illusion par la volonté humaine. Cette puissance de la volonté, Hadaly en rend compte ainsi de son côté : « [...] mais la volonté d’un seul vaut mieux que le monde. »(p. 933)

Cependant, si le roman est marqué, sur le premier plan, par le rêve de l’idéal et la tentative de sa réalisation, on y constate en même temps un engagement à risque auquel s’allient les trois éléments du mouvement d’idéalisation. C’est, en un mot, une entreprise contre le Créateur. En effet, il s’agit, dans les trois composantes, d’une transgression de la loi naturelle, donc divine. Concevoir un être humain, c’est d’une certaine façon lancer un défi à la suprématie ou l’autorité divine. Non seulement Edison tente d'usurper le pouvoir sacré de la création humaine réservé à Dieu, mais il veut faire mieux que Lui: sa créature artificielle est immortelle. La participation d’un esprit surnaturel à une telle tentative, suggère l’intervention du Diable. Enfin, oser accepter Hadaly, cette créature artifielle, c’est succomber à la tentation impie. Le rêve du savant américain est retourné en ce sens contre lui-même.

Le contre-rêve

1.L’ironie blasphématoire

L'idée de créer un être artificiel est surtout un acte de défi sacrilège, qui se traduit dès le début du roman par une ironie blasphématoire de la part du savant américain Edison.

Si le phonographe et la photographie avaient été inventés dès le début de l'humanité, quelle aurait été l'histoire humaine ? Voilà la grande question ironique que se pose le savant américain. Edison, tout en se livrant à des lamentations sur le retard de ces découvertes, suggère une ironie sous-jacente contre l'autorité divine. Derrière une songerie apparente, menée d'un ton sérieux et fervent par le savant, nous introduisant dans une imagination fabuleuse sur les exploits que l'invention technique aurait pu réaliser aux temps immémoriaux, se cache une dérision sacrilège. De la rêverie patente se dégage donc une raillerie latente. Si l'ironie au sens le plus strict du terme signifie : « manière de se moquer de quelque chose ou de quelqu'un en disant le contraire de ce que l'on veut faire entendre »8, nous avons affaire ici à une forme ironique spéciale, qui exige une manière de décodage différente. Celle-ci relève de « l'ironie-dissimulation » selon l'expression de P. Schoentjes. En effet, l'ironiste du roman, en l'occurrence Edison, brouille la piste sous forme d'une sorte de « naïveté feinte »9. En lisant le monologue du savant américain qui rêve de graver sur un phonographe « le sublime soliloque » de Dieu et de photographier les images de Josué arrêtant le soleil, du Paradis terrestre, du Serpent tentant Eve, du Déluge, le lecteur qui se laisse emporter par l'émotion apparente d'Edison risque de passer à côté de l'intention ironique du savant. Ecoutons ce dernier :

[...] - n'est-il pas attristant de penser que si Dieu, le Très-Haut, le Bon Dieu, dis-je, enfin le Tout-Puissant (lequel, de notoriété publique, est apparu à tant de gens, qui l'ont affirmé, depuis les vieux siècles, - nul ne saurait le contester sans hérésie, - et dont tant de mauvais peintres et de sculpteurs médiocres s'évertuent à vulgariser [...] les prétendus traits) - oui, penser que s'Il daignait nous laisser prendre la moindre, la plus humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi, Thomas Alva Edison, ingénieur américain, sa créature, de clicher une simple épreuve phonographique de Sa vraie Voix (…) dès le lendemain il n'y aurait plus un seul athée sur la Terre ! (pp. 788-789)

Villiers est un maître du trompe-l’oeil. Il sait pratiquer l'ironie «moderne » qui, à l'opposé de l'ironie « classique », « ironie pédagogique et transparente finalisée dans ses propos et non ambiguë »10 , propose une aire de jeu brouillée, polyphonique, indécidable. Cette ironie « moderne », qui caractérise la modernité du roman de Villiers, incarne de fait la modernité de la littérature en générale. Ph. Hamon se pose à juste titre la question sur le rapport entre la communication ironique en littérature et la communication littéraire en général :

La complexité de la communication ironique en littérature ne fait peut-être que symboliser exemplairement la complexité même de la littérature en général. Au point qu'on peut parfois se demander si la question de l'ironie ne tend pas, plus on la travaille, à se diluer dans une question plus vaste, si l'ironie ce n'est pas la littérature même, toute la littérature, voire une sorte de « comble » de la littérature [...], et non pas un simple « secteur » (ou genre, ou forme, ou mode) parmi d'autres de la littérature.11

2.Le défi prométhéen

Edison court volontiers le risque dans sa tentative sacrilège. L'entreprise du savant américain semble, à cet égard, très proche de celle du héros de Frankenstein ou le Prométhée moderne, oeuvre qui aurait pu fournir la source la plus directe à Villiers. L'Eve future présente en effet nombre d'éléments communs au roman de Mary Shelley12.

Cette volonté prométhéenne du savant américain se manifeste d'abord dans son rapport avec Lord Ewald, qui est celui du sauveur et du sauvé. En effet, tout au long de sa conversation avec Lord Ewald, Edison ne cesse de s'identifier au médecin, lui présentant son entreprise comme un remède à un malade. « Je suis de cette race de médecins très bizarres qui ne croient guère aux maux sans remède »(p. 792), déclare le savant. On peut découvrir en outre dans le roman une structure symbolique mettant en rapport la tentative d'Edison et l'acte de Prométhée. Elle s'organise essentiellement à partir du feu, aspect déterminant du mythe prométhéen. On pense notamment à deux éléments à ce sujet : le cigare et la lumière. Le cigare est la source d'inspiration du rêveur, il accompagne en fait Edison tout au long de ses rêveries, lui qui est peu fumeur pourtant. Dès l’ouverture du roman, on le voit rêver tout seul dans son laboratoire, un cigare aux lèvres : « Assis en son fauteuil américain, accoudé, seul, le havane aux lèvres - lui si peu fumeur, le tabac changeant en rêveries les projets virils, [...], il paraissait perdu en une intense méditation. »(p. 768) Le cigare plonge le savant dans le rêve de la fabrication d’un être artificiel, entreprise opposée à l’autorité divine. Lord Ewald lui aussi est fumeur. Mais curieusement, à sa première apparition, il tient un cigare éteint à la main. Si le cigare allumé symbolise la rêverie prométhéenne du savant, le cigare éteint peut impliquer le désespoir du jeune anglais. Ainsi est-il connoté le rapport entre le Prométhée-sauveur et l’Homme-sauvé. Avant de descendre au souterrain pour aller voir Hadaly, Lord Ewald allume un cigare comme Edison, et les deux voyageurs, « le cigare allumé aux lèvres »(p. 866), partent à la recherche de l'Idéal. Le deuxième élément lié au feu, est l'image de la lumière dans le roman. Elle est d’abord incarnée par la puissance magique de l'électricité, qui change considérablement la vie de l'homme en tant que l'une des applications scientifiques les plus prodigieuses de l’époque. Au feu naturel que Prométhée apporte à l'humanité, les savants modernes substituent l'étincelle électrique. Mais celle-ci n'est ici que la réincarnation emblématique du premier. Le paradis artificiel de Hadaly se situe « au milieu d'étincelles ». Lorsqu’Edison déclare : « je m'appelle l'Electricité », il s'identifie d'une certaine manière à Prométhée qui pourrait se dire : « je me nomme le Feu ». Au feu mythique correspondent les flammes scientifiques. Mais il faut aller dans le souterrain de Hadaly pour découvrir l'aspect extraordinaire de la lumière électrique dans une plus large mesure. Ici, semblable au jour de soleil d'en haut, un grand jour d'un bleu pale éclaire le cosmos démesuré.

3 La révolte satanique

La tentative d'Edison s'associe également à un autre mythe : la révolte faustienne. L'Eve future est placée sous le signe d'un fond faustien. De même qu'il y a un pacte entre Méphistophélès et le docteur Faust dans l'oeuvre de Goethe, un pacte semblable est conclu entre Edison et Lord Ewald dans L'Eve future. Edison semble jouer ici le rôle de Méphistophélès en tant que diable tentateur, et Lord Ewald incarne, quant à lui, le rêveur désespéré par la réalité. Comme Méphistophélès promet à Faust de lui montrer ce que nul homme n'a jamais pu voir, offrant d'exaucer son insatiable désir de jouissance et sa curiosité intellectuelle infinie, Edison propose à Ewald de satisfaire son rêve de l'idéal absolu que personne n'a jamais osé imaginer avant lui. Ewald, tout comme Faust, a le choix entre l'illusion immédiate, merveilleuse, et la réalité désespérante. Comme A. Raitt le signale, « L'Eve future est très exactement le Faust de Villiers »13, un Faust moderne. La tentative d'Edison est une transgression de la loi divine aussi maudite que l'aventure de Faust comme A. Raitt le souligne :

[...] cette tentative d'animer une Andréide est une révolte contre l'ordre divin au même titre que l'alliance maudite entre Faust et Méphistophélès. La magie scientifique d'Edison, considérée comme un moyen de s'évader de l'insupportable condition humaine, n'est pas plus légitime que la magie satanique offerte à Faust par Méphistophélès14.

Toutefois, Edison n'est pas simplement un tentateur diabolique comme Méphistophélès, et Lord Ewald n'est pas non plus un double fidèle de Faust. Edison partage des points communs avec Faust, qui, lui aussi, est un savant. L'un et l'autre sont tourmentés par une incertitude métaphysique. Malgré toutes ses connaissances, Faust se croit « sot ». Sceptique, Edison se considère volontiers comme « ignorant ». « Connaître, assurément ! Oui, voilà ce qu'on dit ; Mais proclamer le vrai, est-il quelqu'un qui ose ! »15, déclare Faust. Quant à Edison, il estime que tout est illusion sur la terre. Qu'on le veuille ou non, tout le monde joue forcément la comédie, « puisqu'on ne sait rien », « puisque personne n'est, vraiment, persuadé de rien »(p. 914).

Si Edison est un moqueur blasphématoire masqué, il est aussi un rieur ostentatoire, « un terrible railleur ». On se souvient de la scène où le savant américain entraîne le jeune anglais dans « l'hilarité la plus étrange » et un « accès de fou rire ». Le phénomène semble un peu énigmatique. Mais si l'on regarde de plus près l'origine de ce rire, on s'aperçoit que la plaisanterie d'Edison n'est pas gratuite. Celle-ci est partie en fait sur une éventuelle industrialisation et commercialisation d'idéals féminins artificiels dont Hadaly est le prototype originel. Le rire du savant qui, avec l'alliance de Lord Ewald, représentant de la rébellion humaine, réussit désormais à produire des créatures idéales en série, est une sorte de déclaration de triomphalisme à l'égard du Créateur, réduit au rôle du perdant en quelque sorte. Le rire de Lord Ewald témoigne, en revanche, d'une certaine amertume, voire tristesse. S'il partage au départ le rire triomphal du savant, le jeune anglais ne tarde pas à ressentir de l'absurdité et de la terreur dans une telle plaisanterie. A propos du gros rire, B. Sarrazin souligne dans Le rire et le sacré qu'il implique une dualité antinomique. Proposant « un télescopage du tragique et du comique, du trivial et du sublime », il témoigne de « la faille, l'énigme, le trouble »16 du rieur. Baudelaire développe déjà cette double face du rire dans « De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques ». Selon le poète, « à la fois signe d'une grandeur infinie et d'une misère infinie »17, le rire est « l'expression d'un sentiment double, ou contradictoire »18. Si l'hilarité des héros dans L'Eve future montrent d'un côté leur jubilation de la victoire scientifique, leur fou rire, provoquant de l’autre un sentiment inquiétant et effrayant. On se souvient d'ailleurs de ces rires humains sortant des bouches des oiseaux artificiels dans le souterrain, qui surprennent Lord Ewald. Et celui-ci de s'écrier : « Ce doit être, j'imagine, quelque hottée de démons que ce sorcier d'Edison a enfermés dans ces oiseaux-là ? » (p. 870).

La chute de l'humanité, selon la doctrine judéo-chrétienne, n'est-elle pas justement le résultat d'un acte insensé qui consiste à se moquer de l'autorité divine ? Séduit par le Serpent qui lui propose la substitution de sa propre supériorité à celle du Créateur divin, l'homme pratique le jeu du comique. C'est pourquoi le rire est essentiellement satanique. Et c'est pourquoi « Le Sage ne rit qu'en tremblant »(p. 526). Nous pensons à ce sujet à l'humour de Jules Renard qui oppose lui aussi le rire humain au salut éternel : « Nous sommes ici-bas pour rire. Nous ne le pourrons plus au purgatoire ou en enfer. Et, au paradis, ce ne serait pas convenable. »19 .


Conclusion

Si Hadaly, née du rêve d'Edison, est avant tout la réalisation d'une conception idéale, la créature se retourne contre sa propre légitimité et cela pour trois raisons. D'abord, son caractère sacrlège, ensuite son entité artificielle, et enfin, son aliénation féminine. Rappelons qu'Edison condamne furieusement le côté artificiel des femmes modernes telle Miss Evelyn Habal. Or, la créature idéale du savant est un ensemble électro-magnétique, donc complètement artificielle. La femme artificielle triomphe de la femme réelle, les objets factices sont plus vrais que leurs modèles naturels, voilà le monde mécanisé auquel s'assujettit l'homme moderne. Le processus d'idéalisation dans le roman est dans ces conditions un processus de mécanisation humaine. Avec le progrès de la science, l'ame peut devenir même immortelle. Inaltérable, la chair artificielle est mieux que celle de l'être vivant, qui se fane et vieillit. « [...], chair pour chair, celle de la Science est plus... sérieuse... que l'autre » (p. 840), affirme encore Edison. Lorsque l'auteur du roman laisse le savant américain chanter le triomphe de l'artifice, on ne peut s’empêcher d’éprouver un certain malaise, à l'égard de cette créature à la fois merveilleuse et absurde. En imaginant la fabrication d'un être idéal qui n'est rien d'autre qu'un simulacre, le rêveur ne fait que se moquer de lui-même. Le rêve de fabriquer une femme idéale détruit lui-même l'identité féminine. Stérile et asexuée, Hadaly perd les caractéristiques dominantes de la féminité. Hadaly est toutes les femmes sans être aucune d'elles. Le processus d'idéalisation d'Edison devient donc paradoxal. Comme A. Deneys le note, le roman de Villiers « se livre par le biais de la construction de l'automate à une profanation systématique de la femme », et « la description des rouages de l'androïde permet une réduction systématique de la beauté, du charme, de l'Eternel féminin, à une succession d'opérations électriques de combustion et d'évaporation »20.

L'attitude du narrateur de L'Eve future à l'égard de la tentative d'Edison n'est pas univoque. S'il se montre émerveillé devant les mirages scientifiques et partisan de l'entreprise d'Edison, il n'en demeure pas moins méfiant vis-à-vis de la tentative du savant américain. On a l'impression de retrouver ici, parfois, le ton ironique des narrateurs dans d'autres textes de Villiers, dénonçant le monde scientifique. Par exemple, le savant Edison n'a aucun scrupule pour tenter ses expériences. D’un ton laudatif, le narrateur se moque du côté cruel du savant, en pratiquant l'antiphrase. Ainsi, cet « expérimentateur intrépide », pour atteindre « le but grandiose » (p. 781), a coûté la vie à plusieurs centaines de voyageurs dans une expérience saugrenue. Pas de sentimentalité pour découvrir les secrets scientifiques. La science lui semble pouvoir exaucer tous les vieux rêves. Il fait partie de cette race de savants qui ne croient guère aux problèmes sans solution.

La créature artificielle d’Edison, représentant l’idéale féminin, s’associe aussi, paradoxalement, à « une imagerie funéraire obsédante »21. Le caractère ténébreux que revêt l'idéal artificiel, est lié à une série d'images associées à la mort. Le narrateur, se laissant séduire par le mirage scientifique moderne, semble s'inquiéter en même temps des conséquences troublantes qu'il pourra entraîner. Hadaly donne donc l'impression d'une merveille à la fois prodigieuse et ténébreuse. Son « visage de ténèbres » (p. 828), la chair artificielle, cette « chose de ténèbres » (p. 833), dont se compose son corps, font d'elle, « une ténébreuse idole » (p. 997), « une inquiétante créature »(p. 952). Evoquant souvent une certaine étrangeté fantasmatique, Hadaly est identifiée avec l'image du fantôme. La beauté du fantôme est aussi impressionnante qu'inquiétante. Le mot « fantôme » est d'ailleurs repris à diverses reprises dans le roman pour désigner Hadaly. Cette attitude paradoxale qui caractérise le conflit entre la fascination et la réticence du narrateur devant Hadaly se traduit aussi par sa désignation oxymorique de l'Idéal artificiel. Ainsi, Hadaly renvoie respectivement au « sombre chef-d'oeuvre » (p. 926), « beau fantôme » (p. 855), « merveilleux fantôme » (p. 911), « fantôme sublime » (p. 959), « inquiétante beauté » (p. 828), « grace ténébreuse » (p. 1001).

Enfin nous avons intérêt à signaler le sens symbolique des noms des deux navires dont il est question dans le roman. Le transatlantique qui doit emmener Lord Ewald et son Idéale, Hadaly, en Angleterre a pour nom le Wonderful (le « Merveilleux »). Ce nom implique un double sens symbolique. D'une part, il s'associe métaphoriquement à la tentative merveilleuse d'Edison, et d'autre part, il fait penser au voyage merveilleux que le vaisseau va assurer en transportant la créature idéale à sa destination. Mais l'aventure est mal terminée. La colère de Dieu semble empêcher the Wonderful d’accomplir sa mission d'escorte sans encombre. Le « Merveilleux » emporte la Merveilleuse dans un chavirement sans appel. C'est un navire français qui porte secours aux naufragés. L'apparition de ce dernier, nommé Le Redoutable, juste après la catastrophe du Wonderful, symbolise la manifestation effrayante de la punition divine.

« L'Eve future est un roman de déchirement, de la contradiction schizophrénique, dans lequel chaque figure (la Science, la Femme) est à la fois objet de fascination et d'abomination, d'idéalisation et de profanation »22, écrit A. Deneys. Quand l'auteur écrit que Lord Ewald, devant les mirages scientifiques, se sent gagné par « des sentiments complexes, où la curiosité, la stupeur et une très mystérieuse espérance de Nouveau se mêlaient étrangement » (p. 822), il ne fait que parler de sa propre ambiguïté face à la tentative d'Edison.

 

 

1. J. Bollery, Correspondance de Villiers de l’Isle-Adam et documents inédtis, voir la lettre de Villiers à Jean Marras en février 1879, Mercure de France, 1962, p. 262.

2. On reprend ici le terme employé par A. J. Greimas dans son schéma actantiel.

3. Il est à noter en outre que la surdité d'Edison le rapproche visiblement d’élus villiériens qui présentent souvent des anomalies physiques.

4. Oeuvres complètes de Villiers de l’Isle-Adam, Pléiade, 1986, volume I, p. 769.

5. Ibid., « Claire Lenoir », volume II, p. 150.

6. F. Schuerewegen, « Télétechnè fin de siècle : Villiers de l’Isle-Adam et Jules Verne », Romantisme n° 69, 1990, p. 80.

7. Encyclopédia universalis, corpus 14, pp. 522-523.

8. Le Nouveau Petit Robert, p. 1356.

9. C. Kerbrat-Orecchioni, « Problème de l’ironie », Linguistique et Sémiotique, n°2, PUL, 1978. p. 33.

10. Ph. Hamon, L’ironie littéraire. Hachette Livre, 1996, p. 130.

11. Ibid., p. 41.

12. La différence fondamentale entre Frankenstein et L’Eve future c’est que l'être artificiel est explicitement condamné à la fin du premier roman, qualifié par le narrateur de « monstre hideux »,d’ « un démon », alors que dans le roman de Villiers, la condamnation est implicite, et il est question, avant tout, de la conquête d’'un être idéal.

13. A.W. Raitt, Villiers de l’Isle-Adam et le mouvement symboliste, Corti, 1965, p. 196.

14. Ibid., p. 198.

15. Goethe, Faust, Flammarion, 1984, traduction de Jean Malaplate, p. 42.

16. B. Sarrazin, Le rire et le sacré, Desclée de Brouwer, 1991, pp. 19-20.

17. Ch. Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Oeuvres complètes, Paris, Libraire-Editeur, 1971, p. 532.

18. Ibid., p. 534.

19. J. Renard, Journal, 25 juin, 1907, cité par Denise Jardon dans l'exergue générale de son livre : Du comique dans le texte littéraire, éd. J. Duculot, Paris-Gembloux, 1988.

20. A. Deneys, « Avenir-Femme au future antérieur, L’Eve future de Villiers », Les Cahiers de Fontenay, n°44-45, 1986, p. 184.

21. Ibid., p. 180.

22. A. Deneys, Ibid., p. 188.









Edité par Yao Xiaodan

Selon moi, il s’agit du concept de « réforme dans la stabilité ». À travers le processus historique de réforme...【PLUS】