Marxisme et déconstruction en Chine
2013-01-14 22:36:52
Diogène 2009/4 - n° 228
Wei Xiaoping (Académie des Sciences sociales de Chine)

L’attention que portent les chercheurs marxistes chinois à Derrida tient principalement à la manière dont le philosophe différencie l’esprit de Marx du « spectre » de Marx. La plupart des phénomènes que Derrida a interprétés comme des « spectres » sont survenus en Chine après 1949. Depuis qu’a commencé en 1978 la transition historique de la Chine, les « spectres » identifiés par Derrida ont pris la forme des défis présentés par la réforme économique et la globalisation de l’économie, auxquelles l’on pourrait ajouter la transformation de la propriété publique en propriété multiple ou actionnaire et le remplacement de la répartition du revenu national selon la contribution à la production (le travail) par la répartition de ce revenu national selon un système mixte associant le travail à l’investissement du capital. Comme on pouvait le prévoir, l’égalité des revenus en pratique comme en théorie a cédé la place à un profond écart salarial. De tels phénomènes vont à l’encontre des « spectres » marxiens et sont la cible de l’esprit critique de Marx. Le fait que Derrida les qualifie aussi de « spectres » sous-entend probablement qu’ils ne devraient pas voir le jour. De la sorte, lorsque de tels phénomènes se dissipent à nouveau, nous tendons à croire qu’ils sont de simples « spectres » qui ne sauraient devenir réalité, et que ce qu’il faut réellement pratiquer est plutôt l’esprit critique de Marx. C’est précisément le paradoxe posé par la présence des « spectres » et de l’esprit de Marx dans la Chine contemporaine qui suscite l’intérêt des marxistes chinois, et tout particulièrement des plus jeunes, pour la méthode déconstructionniste de Derrida. Afin de mieux comprendre l’attrait qu’éprouve la Chine pour Derrida, il nous faut examiner la situation générale du marxisme occidental en République populaire de Chine.

Le marxisme occidental en Chine

Le marxisme occidental a pénétré la Chine à partir de 1978, date à laquelle a commencé la réforme économique chinoise. La politique de la porte ouverte s’est alors étendue du secteur économique au domaine culturel et, dans une certaine mesure, à l’arène idéologique. à la même époque, pratiquement toutes les grandes figures du marxisme occidental ont été introduites en Chine. Lorsque les Chinois évoquent le marxisme occidental, ils pensent à Antonio Gramsci, Karl Korsch et Georg Lukács. Même si le syntagme « marxisme occidental » donne lieu à maintes dissensions, tout le monde s’accorde sur l’importance de ces penseurs. Quand les spécialistes chinois se réfèrent à l’école de Francfort, ils pensent entre autres à Max Horkheimer, Erich Fromm, Herbert Marcuse et Theodor Adorno. Le marxisme structuraliste est généralement symbolisé par Louis Althusser, tandis que le marxisme existentialiste inclut Jean-Paul Sartre parmi d’autres. Le marxisme analytique est associé à Gerald A. Cohen, Jon Elster et John Roemer. En tant que philosophe déconstructionniste, Jacques Derrida n’est généralement pas considéré comme marxiste. Mais après la publication de Spectres de Marx, ses idées ont été communément rattachées au soi-disant postmarxisme. Il est d’ordinaire considéré qu’Habermas appartient à la troisième génération de l’école de Francfort et il est lui aussi étiqueté aujourd’hui comme postmarxiste. Certains spécialistes qualifient de « néo-marxistes » tous les penseurs occidentaux qui se sont manifestés après les années 70, afin de marquer la distinction entre leurs idées et celles qui relevant du marxisme occidental traditionnel.

Dès son émergence en Chine, les spécialistes chinois du marxisme, à commencer par les plus jeunes, ont été attirés par le marxisme occidental. Certains étudiants se sont concentrés sur l’analyse de ce courant, ce qui a contribué à élargir son influence en Chine. Deux raisons président à l’engouement des chercheurs chinois pour le marxisme occidental.

Tout d’abord, la concomitance de la globalisation économique et de la transition historique effectuée par la République populaire de Chine, passée d’une économie planifiée et centralisée à une économie de marché à la chinoise, place les marxistes chinois devant les mêmes difficultés que les spécialistes occidentaux. Mais si les marxistes occidentaux sont confrontés depuis longtemps aux problèmes posés par le capitalisme et l’économie de marché, tel n’est pas le cas pour les Chinois. Ces derniers n’y font directement face que depuis un temps très court car auparavant il devaient se mesurer à des situations fort différentes. Avant la réforme économique, les questions sur lesquelles ils se penchaient concernaient des problèmes identifiés ou analysés par Marx, le plus souvent de manière indirecte. Mais après la transition historique de la Chine à la fin du XXe siècle, la pensée marxiste occidentale est apparue comme plus proche de la situation réelle à laquelle sont confrontés les spécialistes chinois.

Deuxièmement, à la différence des recherches effectuées par les spécialistes chinois du marxisme, les travaux organisés et menés par les marxistes occidentaux le sont généralement à titre individuel. Indépendamment du fait que leurs recherches reflètent, dans une certaine mesure, la situation politique en vigueur, elles ne sont soumises ni à des critères politiques officiels, ni à des desiderata gouvernementaux. La recherche marxiste occidentale est en revanche influencée par divers contextes historiques et par différents courants philosophiques, ainsi que par l’organisation académique, l’articulation en écoles de pensée et ainsi de suite.

A cet égard, les marxistes chinois sont généralement moins soumis à l’influence de différentes écoles ou disciplines universitaires, mais les considérations de nature politique et l’idéologie officielle pèsent plus grandement sur eux. Cependant, durant les trente dernières années, parallèlement à un marxisme dit officiel, on a constaté l’émergence d’un marxisme universitaire que l’on peut résumer à deux courants : le premier se consacre à l’analyse du marxisme occidental, tandis que le second concentre ses recherches sur les textes de Marx et les idées qu’ils contiennent.

Le déconstructionnisme de Derrida a retenu essentiellement l’attention des chercheurs et étudiants se consacrant à l’analyse du marxisme occidental. En tant que tel, il a été intégré par le marxisme universitaire chinois.

Qu’attendre de la rencontre

entre la déconstruction derridéenne et le marxisme chinois ?

Etant donné que Derrida ne s’est intéressé au marxisme qu’après avoir formulé sa théorie de la déconstruction, il a été placé dans la même catégorie que les philosophes marxistes influencés par la troisième génération de l’école de Francfort et la « théorie critique ». Derrida et ces derniers, parmi lesquels on peut citer Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et Fredric Jameson, sont aujourd’hui considérés comme des tenants du postmarxisme, concept des plus nébuleux.

Comment comprendre le postmarxisme ? à quoi tient la relation du postmarxisme et de la pensée postmoderne ? S’il est envisageable de rattacher la déconstruction au postmoderne, il doit être possible d’identifier une connexion entre la théorie critique et la déconstruction à partir du principe que l’une et l’autre partagent certaines idées quant à la situation historique actuelle, indépendamment des différences sous-jacentes à leur méthode philosophique et aux contextes culturels au sein desquels elles ont émergé.

Peut-être partagent-elles le désir de certains spécialistes chinois de renoncer au marxisme orthodoxe ou dogmatique tout en continuant à insister sur l’esprit critique de Marx ? La théorie critique, qui ne s’est pas seulement imposée au sein de l’école de Francfort, a dépassé la critique marxienne de l’économie capitaliste en y introduisant la culture au sens large du terme, qui inclut la dimension politique.

Mais le concept de « postmarxisme » apparu à la fin du siècle dernier revêt une deuxième signification. Il sous-entend la nécessité de comprendre Marx à partir de ses oeuvres originales et non plus par l’intermédiaire des manuels produits par l’Union Soviétique et circulant à travers les autres pays socialistes. Marx after Marxism de Tom Rockmore (2002) reflète dans une certaine mesure cette situation que l’on pourrait qualifier de « retour à Marx » et que l’on tend à considérer aujourd’hui comme un marxisme orthodoxe, s’écartant de la sorte de la tradition du marxisme occidental.

Outre les points d’attache existant entre la déconstruction et la théorie critique, et la méthode déconstructionniste que pratique Derrida dans sa lecture de Marx, deux points de vue derridéens suscitent l’intérêt des marxistes chinois. Le premier tient à la critique adressée par Derrida au concept de « fin de l’histoire » développé par Francis Fukuyama (1992). Le second touche à une contradiction présente dans la pensée marxienne et qui, pour diverses raisons, reste difficile à aborder pour les spécialistes chinois.

Derrida critique le concept de « fin de l’histoire » en déconstruisant la logique de l’argument de Fukuyama. Il récuse d’abord le point de vue de ce dernier, selon lequel il y a toujours un écart entre une idée et les problèmes réels qu’elle serait susceptible d’expliquer. Derrida affirme au contraire que c’est précisément là que l’esprit critique de Marx a un rôle à jouer.

Deuxièmement, Derrida met en cause les idées critiquées par Marx, tels que l’économie de marché, la loi du capital, la liberté de la démocratie parlementaire et les droits de l’homme. Il insiste sur néanmoins sur la valeur de l’esprit critique de Marx et parvient de la sorte à scinder cet esprit critique des « spectres » marxiens qui, à ses yeux, sont habités par la contradiction.

Selon Derrida, l’esprit de Marx se distingue da manière radicale des principes philosophiques du matérialisme dialectique et du matérialisme historique inspirant les manuels soviétiques d’obédience marxiste : il représente un esprit critique radical qui porte sur le capitalisme contemporain. Mais en parlant de « spectres », Derrida entend faire abstraction des contenus concrets de cet esprit critique. L’Union Soviétique n’ayant pas pour tâche principale la critique d’événements récents, mais l’instauration d’une superstructure culturelle susceptible de correspondre au nouveau monde créé par elle, le principe philosophique soustendant le marxisme soviétique tend à remplacer la vieille idéologie bourgeoise par une nouvelle idéologie prolétarienne. En d’autres termes, les différentes interprétations de Marx sont liées à des contextes historiques différents qui à leur tour conduisent les observateurs à souscrire à différentes interprétations de la pensée marxienne. Partageant un contexte historique similaire, la Chine s’est ralliée à l’interprétation formulée par le marxisme soviétique. 

Suite à la réforme économique enclenchée dans les années 70, et tout particulièrement après la transition historique commencée dans les années 90, l’Union Soviétique s’est effondrée. Dans le contexte chinois actuel, cette évolution présente des similitudes avec ce que Marx critiquait en son temps. C’est à ce moment que le Marx de Derrida est arrivé en Chine.

La transformation du contexte historique a rendu le concept derridéen de déconstruction plus attirant aux yeux des spécialistes chinois du marxisme. De surcroît, il est clair que pour Derrida l’esprit critique de Marx permet à son tour d’analyser les spectres que lui-même dénonce, ce qui sera sans doute une source d’irritation pour les marxistes « dogmatiques », mais a néanmoins permis de s’entendre sur une manière de « repenser le marxisme ».

A la différence du projet de « retour à Marx » qui sous-entend essentiellement un éloignement d’avec le modèle marxiste qui était courant en Union Soviétique, dans le but de comprendre Marx à partir de ses textes, « repenser le marxisme » signifie principalement revoir la théorie générale de Marx en abordant ses textes à partir d’une perspective certes indépendante, mais critique.

L’ambition de « repenser le marxisme » tout comme la notion de « retour à Marx » nous imposent de comprendre Marx à travers ses écrits. C’est pourquoi les spécialistes du marxisme se penchent en priorité sur des textes issus du marxisme occidental. De plus, il existe aujourd’hui un regroupement d’études et recherches textuelles appelé MEGA, au sein duquel une équipe de spécialistes se consacre essentiellement à l’étude des textes de Marx et d’Engels, y compris d’un point de vue philologique. Toutes ces recherches s’inscrivent, dans une certaine mesure, dans les courants actuels « retour à Marx » et « repenser le marxisme ».

Il est sans doute impossible de distinguer clairement les particularités propres au « postmarxisme », à l’« après-marxisme », au « retour à Marx » et au « repenser le marxisme ». Chaque tendance manifeste une ou plusieurs positions adoptées par les chercheurs vis-à-vis de Marx et du marxisme. Certains de ces courants ont tendance d’ailleurs à se recouper, et même si Derrida est généralement considéré comme « postmoderne » ou « postmarxiste » il a lui-même exprimé la nécessité de « repenser Marx ». Quel que soit le nom donné à sa conception philosophique, la question de son influence sur le mode de pensée des marxistes chinois subsiste. Cette question est d’autant plus intéressante lorsque l’on tient compte des contextes historiques différents dans lesquels se sont développées la philosophie de Derrida et la philosophie marxiste à laquelle souscrivent les chercheurs chinois.

Leur différence majeure tient au fait que le postmodernisme derridéen a émergé durant la période postindustrielle, ce qui pourrait expliquer pourquoi Terrell Carver (1998) le considère comme le « Marx postmoderne », tandis que la Chine passe à l’heure actuelle par une période d’industrialisation et de modernisation, ce qui soulève une nouvelle question.

Pourquoi certains marxistes chinois s’intéressent-ils

à la pensée postmoderne alors que le pays

demeure en cours de modernisation ?

Afin de répondre à cette question, il sera utile non seulement de distinguer entre « après-marxisme » et « postmarxisme », mais encore de comprendre le processus de transition historique qui s’est enclenché à la fin du XXe siècle.

Pour l’essentiel, la notion d’« après-marxisme » signifie revenir à Marx en abandonnant le marxisme populaire des pays socialistes ou communistes et leur interprétation orthodoxe du marxisme, constituée par la tripartition entre philosophie, économie politique et socialisme scientifique. Par philosophie, j’entends l’articulation de matérialisme dialectique et matérialisme historique. L’« aprèsmarxisme » s’efforce de re-comprendre Marx à partir de ses textes et de ressusciter l’esprit critique de Marx. C’est en ce sens que l’interprétation derridéenne de marx s’apparente au mode de pensée de certains marxistes chinois : ils y sont réceptifs dans la mesure où ils la considèrent également proche d’un « retour à Marx » ou, pour le dire autrement, d’un « revenir à Marx ».

Le « postmarxisme » est principalement associé au phénomènes de postmodernisation dans une situation dite de postindustrialisation. Ceci confronte le marxisme à deux défis sociologiques. Le premier tient à l’affaiblissement numérique de la classe ouvrière et à l’amélioration de ses conditions salariales. Si nous analysons ce phénomène à partir d’une perspective historique et non horizontale, nous constatons que les différences sociales au sein des nations capitalistes développées (à la possible exception de certains pays d’Europe du nord) continuent normalement à s’accroître. Le deuxième défi est lié au fait que ces différences sociales relèvent non seulement du domaine économique mais aussi du domaine culturel, et que les causes principales des différences de revenus ne se trouvent pas seulement dans l’investissement du capital mais aussi dans des facteurs managériaux et technologiques.

Cela fait à peine trente ans que la Chine a débuté sa réforme économique. Mais sous l’influence des pays occidentaux avancés et du processus de globalisation, ces deux caractéristiques de la postindustrialisation ont commencé à se manifester dans certaines régions de Chine. C’est ce qui explique en partie pourquoi le « postmarxisme » peut se répandre dans la pensée marxiste chinoise alors même qu’à l’échelle nationale le pays est toujours sur la voie de la modernisation.

Il est clair que les concepts de « Marx après le marxisme » et de « postmarxisme » représentent des points de vue tout à fait différents sur le marxisme. Mais l’un comme l’autre reflètent la transition historique survenue à la fin du siècle dernier et expriment la nécessité de « repenser Marx » dans la présente période historique.

Les différences par rapport au « postmarxisme », la transition historique, ainsi que la réalité survenant actuellement en Chine sont également au coeur de ce « retour à Marx » qui, dans la Chine contemporaine, signifie deux choses. La première se rapproche de la notion de « Marx après le marxisme », à savoir un mouvement de retour aux écrits de Marx et d’éloignement d’avec le marxisme soviétique. La seconde consiste à réfléchir à la situation chinoise actuelle.

Depuis 1978, et tout particulièrement depuis les années 90, l’économie socialiste de marché a été régulièrement confrontée aux problèmes abordés et critiqués par Marx à travers ses écrits politiques et économiques et dans le Capital. Il est possible d’envisager ce que Derrida considère comme les « spectres » de Marx à partir d’une double perspective.

Dans un premier cas, l’une des caractéristiques propres à une transition historique consiste à introduire une économie de marché dans un système socialiste traditionnel, structuré autour d’une économie centrale planifiée et axé sur la propriété publique. Du fait de la hausse de la compétition et de l’intensification du moteur économique, l’introduction d’une économie de marché a fortement accru la vitesse du développement économique. Le résultat est clair : la réforme économique chinoise a mené à un taux de développement particulièrement rapide. Parallèlement pourtant, les différences sociales ont augmenté à un degré inimaginable en une si courte période de temps. Dans plusieurs cas, des propriétaires d’entreprises privées ne possédant quasiment rien sont devenus millionnaires. Le marché a simultanément adopté divers modes de privatisation, ce qui a accentué les différences sociales et mené à un taux de chômage sans précédent.

Ce processus fait que certaines caractéristiques du socialisme ou du communisme, telles que la propriété publique, l’égalité des revenus et l’appartenance à une communauté sociale, que Derrida considère comme des « spectres », sont désormais vues par certains Chinois comme des « spectres » susceptibles de disparaître.

Dans le deuxième cas, les « spectres » du capitalisme dénoncés par Marx et repris par Derrida, tels que la propriété privée, les différences salariales et les conflits sociaux, s’installent dans la société contemporaine. Ils opèrent à leur tour tels des « spectres » dans la mesure où ils n’ont pas réellement disparu sous l’effet de certaines circonstances pour réapparaître dans d’autres, mais ont plutôt tendance à s’éterniser comme le feraient des « spectres. » 

Dans le premier cas, le mot « spectres » est à prendre dans un sens positif qui s’écarte de la thèse de Fukuyama, malgré la difficulté de les ancrer dans le monde réel. C’est en ce sens que Derrida a soutenu que les spectres de Marx ne pouvaient mourir, contrairement à ce qu’a affirmé l’auteur de La Fin de l’histoire. Les « spectres » toujours nous précèdent, même s’ils ne peuvent jamais « être-là » (Dasein). Dans le deuxième cas, le mot « spectres » est à prendre au sens négatif : on arrive pas à les faire disparaître. Pour Derrida, l’esprit critique de Marx pourrait s’attacher autant à la seconde interprétation qu’à la première, ce qui reviendrait à « repenser Marx ».

Au vu de la situation de la réforme en Chine, nous pourrions considérer que la substitution d’une économie sociale de marché à la chinoise au modèle socialiste traditionnel a eu pour résultat de substituer les spectres négatifs aux spectres positifs. Cependant, l’esprit critique de Marx ne s’applique pas seulement aux spectres négatifs qui nous hantent aujourd’hui, il permet aussi de se tourner vers les « spectres positifs ».

Il est clair que l’attention que prête le postmarxisme aux autres « spectres » mène à la remise en cause de ces deux catégories de spectres. Lorsque les postmarxistes affirment par exemple que les principales différences sociales ne sont pas foncièrement économiques à la base et que les écarts dans les revenus ne sont pas le fruit unique de l’investissement de capital, il est indubitablement difficile de comprendre la nature de leurs « spectres ». Mais, dans une certaine mesure, cette approche reflète la situation qui caractérise actuellement les pays développés aussi bien que la Chine. C’est dans ce sens-là que la déconstruction derridéenne intéresse les marxiste chinois.

A quoi devrait mener l’esprit critique de Marx ?

Si les « spectres négatifs » contemporains diffèrent des spectres analysés par Marx, sur quoi l’esprit critique marxien devrait-il se porter ? Cette question semble préoccuper nombre de marxistes en Chine comme dans les pays occidentaux. Mais les marxistes chinois sont particulièrement travaillés par ce problème, non seulement parce que le marxisme demeure l’idéologie dominante de la réforme chinoise, mais aussi parce que les « spectres » négatifs sont encore vus comme des éléments négatifs qui doivent être dénoncés. Il en résulte que la situation présente à laquelle font face les marxistes chinois est plus compliquée.

La Chine est un immense pays en voie d’industrialisation et de modernisation. Mais à cause de sa taille, après la transition historique qui a pris place depuis la fin du XXe siècle, on constate que dans les différentes parties du pays coexistent différentes périodes historiques. Si la majorité des régions rurales de l’ouest en est encore au stade de la pré-industrialisation, la plus grande partie du pays est en période d’industrialisation continue, tandis que certaines zones côtières présentent déjà les caractéristiques de la postindustrialisation ou postmodernisation. Dans de telles circonstances, et compte tenu de la situation des nations capitalistes avancées (pays du centre-sud de l’Europe et d’Amérique du nord) ou des nations capitalistes d’obédience social-démocrate d’Europe du nord, ces « spectres » critiqués par Marx sont davantage encore sujets de dispute aujourd’hui que du temps de Marx.

Pour illustrer cette situation par un exemple simple, rappelons Marx a rejeté le principe du marché durant la période socialiste (ou le premier stade du communisme). Or aujourd’hui la majorité des marxistes s’accorde sur l’idée qu’une forme de marché est nécessaire à l’activité économique.

L’on pourrait condamner les résultats négatifs de l’économie de marché, mais même ces résultats négatifs acquièrent aujourd’hui un sens différent que du temps de Marx. De même qu’une certaine forme du mécanisme de marché, la propriété privée demeure un sujet contesté. Elle a été en partie acceptée par certains postmarxistes, par certains analystes marxistes et par les tenants de la théorie critique, qui considèrent que dans une situation de postindustrialisation les grandes fortunes ne sont pas le seul fruit d’investissements dans la propriété privée. Les différences de revenus créées par le pouvoir économique se sont élargies au pouvoir culturel, politique et scientifique.

Que nous soyons ou non en accord avec eux, ce phénomène a mis à jour le fait que l’aptitude culturelle (qui peut dépendre des talents individuels ou d’une disposition génétique), le pouvoir politique et ainsi de suite pourraient aujourd’hui jouer dans le processus d’acquisition de valeur matérielle ou sociale le même rôle que la simple possession de capitaux. Ceci suggère que l’on pourrait envisager la causalité des inégalités sociales dans un sens plus large. Entre-temps, les différences sociales au sein d’une même nation, comme à l’échelle planétaire, continuent à s’accroître. 

De surcroît, le fétichisme traditionnel critiqué par Marx a été remplacé par un matérialisme factice. Le phénomène d’aliénation dénoncé par Marx s’est davantage immiscé dans la vie spirituelle des individus, ce qui signifie que l’aliénation fondamentale dérivant du fait que la production des travailleurs est confisquée par le capitaliste, a aujourd’hui acquis un sens d’autant plus large. L’aspect le plus controversé se rapporte au concept d’exploitation. La théorie marxienne de la valeur du travail a été contestée non seulement du point de vue des calculs économiques, telles que les relations entre valeur et prix, mais aussi du point de vue des sciences sociales, telle que la production de plus-value. Il s’agit donc de déterminer si ce résultat est imputable à la main-d’oeuvre ou aux connaissances scientifiques, managériales et autres.

De ce fait, la notion centrale d’égalité à laquelle, selon les libéraux de gauche, il serait possible de parvenir grace à la redistribution et qui, d’après la théorie critique, doit être envisagée également du point de vue politique, culturel et moral, s’écarte de la pensée de Marx. Pour Marx, l’égalité émane d’une transformation des rapports de production. C’est en ce sens que le concept d’égalité devient réellement un « spectre », non seulement car il est difficile d’y parvenir en situation réelle, mais aussi parce que ce concept est en lui-même difficile à maîtriser.

Aux yeux de Derrida, il ne fait pas de doute que l’esprit de Marx demeure bénéfique, nécessaire et vivant. à l’heure actuelle, le monde entier étant plongé dans une colossale crise financière provoquée par les « spectres » du capitalisme, il apparaît plus nettement quelle direction devrait prendre l’esprit critique de Marx. C’est pourquoi il est nécessaire de repenser et mieux comprendre les « spectres », qu’ils soient négatifs ou positifs1.

 

 

 

1. L’auteure tient à remercier Tom Rockmore pour les améliorations qu’il a apportées au texte anglais de cet essai.

 

 

 

Références

Derrida, Jacques (1993) Spectres de Marx. Paris : Galilée.

Carver, T. (1998) The Postmodern Marx. Manchester : Manchester University Press.

Fukuyama, F. (1992) La Fin de l’histoire et le dernier Homme. Paris : Flammarion.

Rockmore, T. (2002) Marx after Marxism. The Philosophy of Karl Marx.

Oxford : Blackwell.

Wei, X. (2005) 寻思马克思——时代境遇下马克思人类解放理论逻辑的分析和探讨.Pékin : 人民出版社.

Wei, X. (2008) Rethinking China’s Economic Transformation. New

York : SUNY Global Scholarly Publications.

Zhang, Y. (1999) 回到马克思. Nankin : 江苏人民出版社.

 

 

 

 

 

 

 

Traduit de l’anglais par France Grenaudier-Klijn

Edité par Yao Xiaodan

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