Le 27 janvier, les chefs d'Etat de Chine et de France ont échangé leurs félicitations à l'occasion du 60e anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Les échanges culturels entre ces deux nations ne se limitent pas seulement à ces 60 dernières années, mais remontent en réalité à plusieurs siècles.
En 1688, "Confucius ou la science des princes", la première traduction dans la langue de Molière de l'ouvrage en latin "Confucius sinarum philosophus", est assurée à Paris par François Bernier. Cet ouvrage avait été édité et publié l'année précédente par l'un des jésuites envoyé en Chine, le Belge Philippe Couplet (1622-1693), englobant systématiquement des œuvres classiques de l'école confucéenne dans l'histoire européenne.
Un exemplaire des manuscrits de M. Bernier a été offert en 2019 par le président français Emmanuel Macron à son homologue chinois Xi Jinping lors de sa visite d'Etat en France. Ce cadeau précieux a attiré l'attention de tous, incitant les experts à mettre en lumière les échanges culturels entre les deux pays au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, qui constituent les bases solides des relations de nos jours.
UN PHILOSOPHE EMBLEMATIQUE DE LA RELATION FRANCO-CHINOISE
"C'est la première traduction française. Je suis frappé que M. Bernier eut la pertinence de vouloir le diffuser au public français. Donc c'est le plus ancien, c'est en français. Si vous laissez ce texte (en) latin comme 'Confucius sinarum philosophus', vous limitez sa diffusion", estime Olivier Bosc, directeur de la Bibliothèque de l'Arsenal, qui conserve depuis environ 1750 un manuscrit de François Bernier.
Ce dernier est un personnage très intéressant et fascinant. Né en 1620, il fait des études de médecine et devient ensuite élève d'un grand savant qui s'appelle Pierre Gassendi. Au milieu du XVIIe siècle, il se met à voyager. Bien que M. Bernier ne connaisse pas la Chine et ne maîtrise pas le mandarin, il a l'expérience de l'étranger pour avoir passé plusieurs années en Inde. A la fin de sa vie, quand il revient en France. C'est le moment où Louis XIV accorde une attention particulière aux relations avec l'Orient, dont la Chine, pays auquel il envoie une délégation, les fameux mathématiciens du roi, qui sont aussi des jésuites, pour mieux connaître la culture chinoise. Ces savants réalisent la première traduction de Confucius du chinois vers le latin.
M. Bernier en a fait un ouvrage aux visées politiques, qui devait servir à éclairer le prince par ses valeurs d'équilibre, de moralité, de respect, alors qu'à l'époque, il faut le rappeler, le livre de chevet des puissants, c'est celui de Machiavel, "Le Prince", justement, qui fait la part belle à la traîtrise, à la violence, à la rouerie. La traduction par M. Bernier des textes de Confucius vise à créer un ouvrage qui soit un petit peu le contrepoint du "Prince" de Machiavel.
Pour le grand public, ce manuscrit sera exposé l'an prochain au musée de la Bibliothèque nationale de France (BNF). Puisque c'est un manuscrit, c'est donc un objet fragile qui ne pourra pas être exposé plus de trois mois. Au cours de l'exposition thématique autour des échanges culturels qui sera organisée par le musée de la BNF sur le site Richelieu, ce texte sera très certainement la vedette de cette rotation, selon son directeur, parce qu'il est parfait et qu'il est emblématique de la relation franco-chinoise.
CONFUCIUS OFFRE A LA FRANCE UN MIROIR POUR MIEUX SE COMPRENDRE
Après la publication en 1687 du "Confucius sinarum philosophus" par la Bibliothèque Royale (aujourd'hui la BNF), M. Bernier a tout de suite compris l'importance d'une traduction en langue française pour toucher un plus grand public et cela correspond à son idée que la diffusion du confucianisme en France peut aider la culture française à dépasser la crise morale du scepticisme et à refonder la politique sur les vertus, rappelle Thierry Meynard, professeur français de philosophie à l'Université Zhongshan (Université Sun Yat-sen), basée à Guangzhou (sud).
M. Bernier a choisi de se concentrer sur l'esprit des textes et n'a donc pas le même intérêt que les jésuites pour l'histoire. Ce n'est pas tant l'histoire qui l'intéresse, mais le message même de Confucius. Il omet ainsi l'immense majorité des notes historiques composées par les jésuites. Il présente une traduction plus épurée qui exprime l'essentiel, selon M. Meynard, qui a assuré la traduction en chinois de "Confucius sinarum philosophus" et fourni sa contribution de sinologue à l'édition moderne de "Confucius ou la science des princes" de Sylvie Taussig en 2015.
Le livre de François Bernier va bien au-delà d'une simple traduction, car il offre à la France de l'époque un miroir pour mieux se comprendre. Il présente plutôt Confucius comme le fondateur de la science des princes. Pour lui, les textes confucéens traitent d'abord de l'art de la politique et il s'intéresse à ces textes parce qu'il y voit un enseignement pratique et efficace pour les souverains. En destinant l'ouvrage aux rois ou aux futurs rois, M. Bernier accorde une attention particulière à l'éducation morale du souverain, y voyant le fondement politique de la nation.
Selon Thierry Meynard, au-delà de la particularité de la Chine, M. Bernier veut se saisir de principes qui peuvent contribuer à la fondation d'une science politique moderne. L'enseignement confucéen est une science certes établie et transmise par les anciens princes et souverains chinois, mais qui est adressée en 1688 à tous les souverains du monde, et plus particulièrement à Louis XIV, pour favoriser l'harmonie entre le monarque et le peuple.
LA TENDANCE A MIEUX CONNAITRE L'HISTOIRE ET LA CULTURE DE CHACUN S'AMPLIFIERA
Au XVIIe siècle, les échanges entre la France de Louis XIV et la Chine de Kangxi se développent, culturellement et commercialement, mais aussi dans le domaine religieux, puisque la conversion au christianisme constitue l'un des principaux moteurs des relations avec les pays étrangers, dont la Chine, a rappelé Rémy Mathieu, un sinologue français renommé, lors d'une récente interview écrite à Xinhua.
La connaissance de la pensée chinoise, de sa civilisation, de sa religion n'est réservée, du XVIe au XIXe siècle, qu'à une petite élite lettrée, a rappelé M. Mathieu, relevant toutefois que l'art chinois arrive en force dans les demeures des nobles, de la cour et des riches commerçants qui font des affaires avec l'Extrême-Orient. Il s'agit effectivement des "chinoiseries" qui sont des objets de valeur, à savoir les célèbres vases de la dynastie Ming (1368-1644), les horloges, les sculptures et les peintures, les tapis ou les fameux paravents chinois, qui apparaissent dans les salons des riches et à la cour royale.
Par ailleurs, l'organisation des concours de lettrés en Chine a une forte répercussion sur la sélection des élites en France et Louis XV va s'en inspirer pour créer les premiers concours de recrutement, en lieu et place de la sélection par la naissance qui prévalait jusqu'alors dans la France de Louis XIV. Comme on le sait, ce mode de recrutement des élites dirigeantes prévaut encore dans la France contemporaine, a-t-il souligné.
Cette année on célèbre le 60e anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques entre la Chine et la France. Quant à sa vision sur les futurs échanges culturels entre les deux pays. M. Mathieu a dit : "J'ose évidemment espérer que la tendance actuelle qui vise à mieux connaître l'histoire et la culture de chacun s'amplifiera. Il n'y a pas de compréhension mutuelle possible sans un tel développement. A la condition que ce mouvement soit réciproque, c'est-à-dire que chaque peuple sente que l'autre a envie de le mieux comprendre et d'en connaître l'histoire et la façon de penser".