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Le moi féministe et la modernité
Source : Diogène 2008/1 - N° 221 2013-02-25

La relation entre la communauté et l’individu constitue la question clé de la philosophie politique et de l’éthique contemporaines. Le concept d’identité revêt une importance considérable pour comprendre comment l’individualisme, le communautarisme et le féminisme se placent face à cette relation fondatrice, en particulier quand il s’agit de situer l’individualité dans le contexte de la modernité.

Pour aborder cette question, je procèderai en sept étapes. Dans un premier temps, j’introduirai le débat qui s’est développé autour du concept du moi entre l’individualisme et le communautarisme. Dans un second temps, je m’intéresserai à la critique féministe en la matière et j’analyserai la façon dont elle conçoit le moi. Ensuite, j’essaierai de voir comment les femmes se situent dans le contexte de la modernité. Cela m’amènera à considérer comment les Chinoises revisitent et refaçonnent leur individualité au sein de la modernité. Enfin, je dresserai un bilan rapide.

I. Le concept de Moi : l’individualisme et le communautarisme

Les théories individualistes comme communautaristes prennent comme point de départ l’individu ou le moi. Comment le moi se constitue-t-il ? Comment l’individu accède-t-il à l’identité ? Je veux tout d’abord, ici, cerner le concept individualiste du moi. Il est évident que le libéralisme classique et moderne a abordé l’identité à partir d’une perspective individualiste, où le moi est défini des façons suivantes :

1. La notion du moi ou de sujet désigne une entité rationnelle, antérieure à l’expérience et indépendante de celle-ci. « Selon le point de vue kantien, la prééminence du droit est à la fois morale et fondatrice ; elle repose sur le concept d’un sujet existant antérieurement à ses fins, un concept considéré comme indispensable à la compréhension de nous-mêmes en tant qu’êtres autonomes et dotés du libre choix. » (Sandel 1998 : 9). Puisque différentes personnes poursuivent des désirs et des buts différents, ceux-ci reposent sur des principes contingents. Or un principe moral a nécessairement un fondement indépendant de ces fins empiriques. Kant soulève la question de savoir comment le moi dépasse l’expérience. Le moi est l’apanage d’un être rationnel pourvu d’une volonté autonome qui lui permet d’appréhender un idéal, un domaine inconditionnel et complètement indépendant de nos inclinations sociales et psychologiques. 

2. Le moi est antérieur aux buts même qu’il poursuit. Pour les individualistes, le moi n’est pas le simple réceptacle des buts, des caractéristiques, des desseins résultant des expériences personnelles. Il n’est pas le fruit des caprices du hasard, mais toujours, irréductiblement, un agent actif doué de volonté, distinct de notre environnement et capable de choisir (Sandel 1998 : 19). 

3. Puisque le moi précède les fins qu’il poursuit, il relève davantage du concept de politique fondée sur le droit que de celui de bien commun. Michael J. Sandel, un critique du libéralisme moderne, affirme que le libéralisme exprime une telle politique fondée sur le droit. Il tente d’analyser le libéralisme sous la forme de l’individualisme et avance l’idée que ce dernier défend la notion de « droit » plutôt que celle de welfare ou de « bien ». John Rawls par exemple affirme que le droit défendu par la justice ne dépend pas des intérêts sociaux. L’essence du libéralisme se résume à cela : « une société juste ne cherche pas à promouvoir des fins particulières, mais elle permet à ses citoyens de poursuivre leurs buts personnels, dans le respect d’une liberté identique pour tous ; elle doit par conséquent obéir à des principes dénués de toute idée préconçue du bien. Ce qui justifie par dessus tout ces principes de réglementation, est qu’ils ne prétendent pas maximiser le bien général mais se conforment plutôt au concept de droit » (Sandel 1999 : 13). Robert Nozick, un autre ultra-libéral, prétend qu’il ne faut pas mettre les droits de côté au nom de l’idée du bien général.

4. Puisque les individualistes se préoccupent du droit individuel et considèrent le droit comme une catégorie morale, cela implique automatiquement que le droit est non seulement antérieur au bien mais qu’il en est indépendant. Cette idée peut recouvrir deux significations : d’une part, le droit individuel ne peut être sacrifié au bien général, d’autre part, le droit ne repose sur aucune vision particulière de ce que serait une bonne vie.

5. Le moi individuel étant nécessairement antérieur aux fins qu’il poursuit, et conformément à cette définition du droit, le moi, en tant que porteur d’un but et d’un droit, possède une dignité qui dépasse les rôles qu’il endosse ou les desseins qu’il poursuit (Sandel 1992 : 20).

6. Le gouvernement a pour fonction de garantir des droits primordiaux, mais il n’est pas de son ressort de promouvoir ou d’assurer une vie agréable. Dworkin pense que la communauté n’est pas une nécessité en soi, mais qu’elle l’est dans le sens où les gens ont besoin d’une société à laquelle s’identifier et qui reflèterait la valeur de leur propre existence, dans la mesure où elle dériverait de la valeur de la vie dans la communauté.

Le communautarisme affirme que le lien social détermine le moi et que le moi est façonné par la communauté à laquelle il appartient. Il estime que :

1. Au sens ontologique du terme, nous avons des obligations envers la communauté et les autres. Ces obligations font partie de ce qui constitue le moi. La relation aux autres constituant le moi, ces obligations sont naturelles aux yeux des communautaristes.

2. Pour les communautaristes, les individus ne peuvent pas vivre indépendamment de la société car leur identité ne saurait se former à l’extérieur de ce rapport communautaire. Alors que pour l’individualiste, la dignité des êtres repose sur leur refus des rôles sociaux, les communautaristes pensent que les rôles sociaux et les obligations qu’ils impliquent contribuent à la construction de l’identité individuelle.

3. L’individualisme poursuit la politique des droits, tandis que des communautaristes tels que Charles Taylor attaquent les libéraux qui cherchent à défendre la primauté de l’individu et ses droits sur la société. Les communautaristes recherchent le bien commun. Pour eux, chaque individu doit faire sien ce but collectif.

4. Tandis que les individualistes donnent la priorité au moi sur les buts qu’il recherche, les communautaristes considèrent cette priorité comme artificielle et impossible.

5. Les communautaristes considèrent la société comme un besoin et un bienfait. Taylor affirme que grâce à notre appartenance à des communautés, nous pouvons donner à nos croyances morales un sens et une profondeur. Walzer voit la société comme un contrat : si les besoins des gens sont satisfaits, le contrat est rempli. Gauthier définit la société comme un processus de coopération dans lequel les individus cherchent à trouver un avantage mutuel.

6. Pour les individualistes, le moi dépend de la distance qui existe par rapport aux autres. Plus l’individu est loin des autres, plus son moi est fort. Le libéralisme vise à limiter la sphère de la politique tandis que le communautarisme cherche à l’étendre (Avineri et De-shalit 1992 : 7).

II. La critique féministe de ces conceptions du Moi

Bien que certaines féministes partagent quelques idées des communautaristes, un des thèmes importants récemment soulevé par la pensée féministe tourne autour de la critique des positions individualistes et communautaristes sur la question du moi. Je détaillerai ces critiques l’une après l’autre.

Tout d’abord, les féministes critiquent les conceptions individualiste et communautariste du moi pour les raisons suivantes :

1. Le moi individualiste est un moi abstrait qui conçoit les êtres humains comme des atomes sociaux, séparés de leur contexte social. Il néglige le rôle des relations sociales et de la communauté humaine dans la formation de l’identité et de la nature même des individus (Friedman 1992 : 101).

2. Dans la philosophie traditionnelle, le moi est à l’image de l’homme, lui-même conçu comme un être humain rationnel et ‘contractuel’. Cette conception ne prend pas en compte la valeur des relations sociales, des liens, de la sollicitude envers les autres et de l’expérience. C’est une erreur répandue parmi les individualistes comme chez les communautaristes.

3. Les féministes adhèrent à certaines idées des communautaristes, notamment « la conception métaphysique de l’individu, du moi ou du sujet en tant que façonné par ses relations sociales et ses liens communautaires » et « la valeur que l’on peut légitimement attribuer aux communautés traditionnelles » (Friedman 1992 : 104).

Cependant, pour les féministes, les communautaristes sont dans le faux quand ils abordent le concept du moi.

1. Les communautaristes sont incapables d’identifier les rôles et les structures sociales et communautaires qui ont été un facteur d’oppression pour les femmes. Leurs théories buttent sur un angle aveugle pour ce qui est de la diversité sexuelle.

2. Le concept communautaire du moi ne fournit aucune base théorique permettant d’attribuer aux identités construites de manière relationnelle et altruiste une valeur morale supérieure à celles qui sont hautement individualistes.

3. Les communautaristes considèrent les communautés comme un point de départ moral. Par exemple, MacIntyre évoque les dettes, les héritages, les attentes légitimes et les obligations dont nous héritons dans le cadre de la famille, de la nation, etc. Mais pour les féministes, l’argument est erroné sur deux points : d’une part, la société est labile ; d’autre part, de nombreuses sociétés excluent des individus qui ne font pas partie du groupe, en particulier des marginaux définis selon leur appartenance ethnique ou leur orientation sexuelle.

III. Le Moi dans la théorie féministe

Dans la théorie féministe, le but principal est de faire table rase des discriminations et oppressions de nature sexuelle dans toutes les théories et les pratiques de la tradition philosophique. Les féministes définissent le moi comme moi relationnel, moi incarné et moi autonome, moi altruiste et objet de sollicitude, et moi intègre. J’étudierai successivement ces divers aspects.

Le moi relationnel

Les féministes avancent que la plupart des définitions du moi, depuis Descartes jusqu’aux théoriciens contemporains, ont été individualistes. Cette approche repose sur l’idée qu’il serait possible d’individualiser le moi et de déterminer les critères de son identité indépendamment du contexte social. En revanche, les définitions féministes du moi se concentrent sur les façons dont le moi se construit en relation avec les autres et sur la manière selon laquelle le contexte social l’alimente (Meyers 1997 : 14). Le moi est dans une relation permanente d’échange aux autres qui le construit, non seulement parce que les autres nous façonnent et nous définissent tout au long de notre vie, mais aussi parce la perception que nous avons de nous-mêmes ne peut être décrite qu’à travers un réseau de significations qui sont des phénomènes sociaux.

Le moi incarné

La philosophe féministe Susan J. Brison évoque les expériences traumatisantes d’un point de vue genré. Elle avance que notre identité entretient une relation intime avec le corps. Même si « une analyse du traumatisme ne mène pas à la conclusion que le moi se confond avec le corps, elle montre néanmoins que celui-ci et la perception que l’on en a sont des composantes essentielles du moi » (Meyers 1997 : 18). Il a existé, dans la philosophie traditionnelle, une tendance à nier l’expérience et à rejeter le corps, en particulier le corps féminin. Par conséquent, le moi incarné selon les féministes est plus proche de la nature, plus corporel et plus empirique.

Le moi autonome

Pour les féministes, le moi est un lieu d’autonomie active, celui des choix librement consentis et des actions volontaires. Mais l’autonomie diffère du moi dans la philosophie traditionnelle car elle s’inscrit dans un système de relations. « Non seulement l’autonomie est compatible avec la socialisation et avec le souci d’autrui et vice versa, mais le bon type d’interaction avec les autres peut être vu comme un élément primordial de l’autonomie. » (Meyers 1997 : 28). En se fondant sur l’expérience, et en particulier sur les expériences les plus traumatisantes, les féministes estiment que le moi autonome et le moi relationnel sont interdépendants, qu’ils sont même constitutifs l’un de l’autre. Reprenant à leur compte la vieille notion hégélienne de Anerkennung, reconnaissance mutuelle, les féministes soulignent qu’un moi autonome doit être reconnu par un autre moi autonome. Les moi peuvent devenir – et sont – des moi autonomes, de vrais agents moraux, à la seule condition que leur autonomie soit reconnue par leurs semblables. Comme le remarque une féministe post-moderne : « Le moi est toujours relationnel. Un moi n’est capable d’autonomie que s’il a été forgé et consolidé par la relation objectale dans laquelle il s’est engagé » (Madison et Fairbairn 1999 : 10.)

Le moi altruiste et objet de sollicitude

Au début des années 1980, l’éthique de la sollicitude est devenue une tendance importante de l’éthique féministe occidentale, dans le sillage en particulier des travaux de Carol Gilligan. Se fondant sur des études empiriques, Gilligan a découvert la relation frappante qui existe entre le genre et les perspectives morales. Son livre In a Different Voice (1982) montre que les hommes sont clairement tournés vers une éthique qui s’articule autour des notions de justice, de droit, d’autonomie et d’individuel. Leurs raisonnements moraux tendent à prendre appui sur des principes abstraits et à rechercher l’universalité. Au contraire, les femmes sont davantage tournées vers la sollicitude ; elles attachent plus d’attention aux relations interpersonnelles et cherchent à éviter de heurter les autres. Elles se concentrent sur l’émotion et le contexte concret plutôt que les principes abstraits. D’après cet ouvrage, l’éthique de la sollicitude (care ethics) commence à se développer comme une nouvelle approche de l’éthique féministe.

L’éthique de la sollicitude possède quatre caractéristiques distinctives : 1. une ontologie relationnelle ; 2. un idéal relationnel ; 3. une méthodologie de la sollicitude ; 4. l’insistance sur la connaissance du particulier. Créer, entretenir ou développer des relations de sollicitude entre nous constitue une tâche morale essentielle que nous pratiquons envers certaines personnes dans certaines situations (Diller 1992).

Le moi intègre

D’un point de vue féministe, le moi devrait exprimer un caractère d’intégrité, dénotant honnêteté, fiabilité et cohérence morale. Au sens plus restreint, l’intégrité morale signifie adhésion loyale à certains principes moraux. Ainsi, l’intégrité est une vertu qui englobe deux aspects de la personnalité. Le premier intègre de façon cohérente les émotions, les aspirations, la connaissance, etc., de sorte que chaque élément se complète sans se brimer mutuellement. Le second renvoie à un trait de caractère qui consiste à rester fidèle à certaines valeurs morales et à se mobiliser pour les défendre si nécessaire (Beauchamp et Childress 2001 : 35-36). Cette vertu, pour les chercheuses féministes, ne s’adresse pas qu’à soi-même, mais aussi aux autres. Respecter sa propre intégrité implique le respect de celle d’autrui. « Celui ou celle qui ne respecte pas sa propre intégrité… ne respectera jamais l’intégrité et le bien-être de ses semblables » (Madison et Fairbairn 1999 : 10).

IV. La modernité et les conditions de vie des femmes

De nombreuses tentatives ont été menées pour comprendre ce qu’est précisément la modernité. Dans le domaine de la sociologie, on peut la considérer comme marquée et définie par une obsession des traces, de la visualité et de la visibilité (Leppert 2004 : 19). Les mots sont infinis pour décrire la modernité du point de vue de la mutation sociale : ils vont de la société industrielle à la société de masse, en passant par la décontextualisation, la sécularisation, la marchandisation, la mécanisation, la démocratisation et le progrès linéaire en général. En termes philosophiques, la modernité se confond avec un intérêt marqué pour l’organisation hiérarchique, l’individualisme, le subjectivisme, l’universalisme, le réductionnisme et le totalitarisme. Selon certains penseurs chinois, la modernité est un principe fondamental de la société occidentale depuis l’époque des Lumières. Elle serait à l’origine des idées fondamentales dont se nourrissent l’individualisme et le rationalisme.

Si l’on prend la notion de façon interdisciplinaire, la modernité apparaît comme le produit d’une transition sociale que l’on peut décrire ainsi : 1. chaque culture est obligée de quitter sa petite communauté locale et isolée pour s’intégrer dans une société à plus grande échelle ; 2. le nouvel ordre obéit à des normes économiques qui représentent également une force de contrôle de la société ; 3. les gens poursuivent des intérêts à court terme et à courte vue qui répondent au principe moral de l’utilitarisme. C’est l’avènement d’une rationalité instrumentale ; 4. les gens multiplient leurs déplacements suivant la fluctuation de la force de travail et de l’argent ; 5. les gens perdent leur identité traditionnelle et leur individualité et, dans le cadre d’une économie de marché, doivent se tourner vers un moi individualiste plutôt qu’un moi communautaire.

La modernité a façonné un monde nouveau et a modifié la façon dont les femmes pensent et se comportent. Elle a un double impact – positif et négatif – sur elles. Le premier comporte quatre caractéristiques : 1. La démocratie moderne a engendré une conscience des droits des femmes qui s’est traduite, entre autres, par un mouvement féministe de libération à l’échelle mondiale. 2. Le marché du travail moderne a offert aux femmes de multiples possibilités d’entrer dans la compétition professionnelle. 3. La diversité culturelle amène les femmes à dépasser leur monde limité et à avoir une vision plus large. 4. Avec l’augmentation des déplacements, les femmes ont davantage l’occasion de bénéficier des progrès sociaux. 5. La rationalité instrumentale est un principe directeur pour une plus grande efficacité économique et pour le développement des forces de production.

Cependant, pour ce qui est des points négatifs, il faut remarquer que les femmes ont subi de plein fouet les conséquences sans précédent de la modernité. Ces impacts dommageables sont les suivants. 1. Les démocraties modernes accordent encore une place marginale aux femmes, comme le faisait la société traditionnelle. La modernité est tournée vers la rationalité, la sphère publique, le profit, le pouvoir politique et les systèmes hiérarchiques, toutes choses détenues traditionnellement par les hommes. « La place de la femme dans le cycle de la vie des hommes a été celle de nourricière, de gardienne et de collaboratrice, celle qui tisse la trame de tous ces rapports humains, trame sur laquelle elle s’appuie à son tour » (Gilligan 1986 : 35). 2. Les femmes doivent de plus en plus lutter pour survivre dans une économie de marché compétitive. Dans les pays en voie de développement, elles sont devenues un objet d’exploitation économique par les pays capitalistes. 3. La modernité prive les femmes de leur vie stable et paisible. Traditionnellement, en comparaison avec les hommes, les femmes étaient plus attachées à l’agriculture et à la famille, de même qu’à la culture locale traditionnelle. Or ces cultures locales sont mises en danger par la mobilité grandissante des éléments culturels. Sous l’effet de ce processus de métissage culturel, les femmes, qui ont perdu les racines de la culture locale, se battent pour trouver leur place au sein des nouvelles cultures. 4. L’individualisme contribue à limiter l’espace vital des femmes. Il devient une nécessité plutôt qu’un choix.

Pour couronner le tout, la modernité a soulevé un problème clé en ce qui concerne la répartition et la relocalisation des individus. En tant qu’individu, la femme a besoin de recourir à sa nouvelle liberté afin de trouver un endroit convenable pour elle-même et de s’adapter au nouveau fonctionnement de la société moderne. En tant qu’être réflexif, elle s’est émancipée de la religion et a acquis la liberté dans la modernité. Néanmoins, parallèlement à cette libération, les femmes sont confrontées à une nouvelle tâche, car elles sont dans l’obligation de s’améliorer indéfiniment. L’accès à la modernité suppose ce développement continuel : la reconnaissance est devenue possible, mais elle est sans arrêt repoussée en avant.

V. Se situer dans la modernité

Notre société de plus en plus mondialisée traverse une période de transition. Or les femmes doivent construire leur identité en fonction des conditions de la modernité et face aux impacts négatifs que la modernité a sur elles. Elles doivent pour ce faire se situer par rapport aux aspects suivants :

1. Reconstruire leur identité relationnelle et leur individualité. Les femmes ont perdu leur identité et leur individualité dans la  pensée et les pratiques éclatées de la modernité. Elles doivent les reconstruire en s’appuyant sur le concept du moi tel que le pense le féminisme. Contrairement à un moi individualiste et abstrait qui considère les êtres humains comme des atomes sociaux, scindés de leur contexte social, les femmes devraient construire leur identité à travers les relations interpersonnelles et sous la forme d’un moi relationnel.

2. Conformément aux perspectives introduites par la réflexion sur la différence sexuelle, construire un moi altruiste et centré sur la sollicitude. Le moi féministe insiste sur la sollicitude ; il est particulièrement attentif aux relations personnelles et cherche à ne pas heurter autrui. Il met l’accent sur les émotions et le contexte concret plutôt que sur les principes abstraits. Les penseuses féministes demandent que l’on respecte les femmes et, en particulier, les individus les moins privilégiés de la société. C’est aussi l’objectif principal de l’éthique de la sollicitude (care ethics). Elle cherche à promouvoir une autre option que l’utilitarisme classique ou l’éthique kantienne. Comparée à d’autres théories, l’éthique de la sollicitude ancre la relation dans les pratiques altruistes et dans le soin qu’on prend des autres. Cet aspect fait défaut dans l’éthique traditionnelle. « Même l’éthique aristotélicienne n’accorde que peu d’attention à la sollicitude et aux efforts requis pour nourrir les relations humaines. » (Friedman 2000 : 208.)

3. Réserver une place au moi intègre. Celui-ci englobe de façon cohérente les émotions, les aspirations, la connaissance, etc., de sorte que chaque élément se complète harmonieusement. La modernité prive les femmes de leur vie stable et paisible, sous le double effet d’une économie de marché de plus en plus compétitive et d’une mobilité culturelle grandissante. Par conséquent, elles doivent multiplier les efforts pour défendre leur moi intègre afin d’assurer leur place dans la société moderne.

4. Situer le moi émotionnel, fondé sur l’expérience. La philosophie occidentale repose sur plusieurs dichotomies : culture/nature, homme/femme, raison/émotion, etc. Dans cette tradition, le premier élément de l’équation est toujours supérieur au second. Nous sommes dans un système de valeurs typiquement patriarcal. L’émotion et l’expérience apparaissent comme des éléments secondaires : d’où le rôle marginal accordé à l’élément féminin dans la définition de la moralité, les femmes étant vues comme plus attachées à l’émotion et à l’expérience. Or la théorie féministe considère l’émotion et l’expérience comme des éléments vitaux de la pensée philosophique et les femmes doivent les mettre en valeur dans le monde moderne.

VI. Les femmes chinoises : se reconstruire dans la modernité

Deux facteurs essentiels influencent globalement la formation de l’identité des Chinoises. L’un est l’ensemble des valeurs éthiques et l’autre l’économie de marché socialiste. Comme on le sait, la pensée confucéenne possède encore, dans la Chine d’aujourd’hui, une influence profonde sur la façon de penser et de se comporter.

On pourrait ici soulever une question : est-ce que l’éthique confucéenne prend en compte les femmes ? La question est trop complexe pour pouvoir être tranchée par oui ou par non. Je n’adhère pas à l’idée qui veut que l’éthique confucéenne ignore totalement les femmes. Quand cette éthique rappelle aux jeunes gens les devoirs filiaux (xiao), elle embrasse les deux parents, le père et la mère. Mais quand l’éthique confucéenne évoque la moralité d’un point de vue genré, elle apparaît clairement discriminatoire envers les femmes. J’aimerais, dans les lignes qui suivent, détailler quelques notions de la morale confucéenne concernant les femmes, selon laquelle elles seraient condamnées à végéter dans une situation de détresse sans aucune chance d’en sortir. Ceci reflète la longue histoire du système féodal chinois.

Quelques pensées fondamentales du confucianisme incluent les idées suivantes : 1. Les hommes dirigent les affaires publiques, les femmes les affaires domestiques ; les femmes sont naturellement dociles, faibles, douces, dépendantes et éloignées des succès mondains. On attend d’elles qu’elles respectent les vertus féminines, par exemple ne pas rire en montrant les dents et rester à la maison sans manifester le moindre intérêt pour des activités sociales qui excèderaient le cercle familial. 2. Une femme ignorante est vertueuse : on ne devrait pas donner aux femmes la moindre possibilité d’avoir une éducation ou de cultiver leur intelligence parce que la connaissance rend sagace, donne une vision élargie des choses et permet de distinguer le vrai du faux. 3. Il existe trois façons de ne pas respecter la piété filiale, la pire étant de rester sans descendance ; les femmes sont considérées comme un outil de reproduction. Une femme sans progéniture s’expose à être légitimement abandonnée par son mari. 4. De même qu’un bon cheval ne possède qu’une seule selle, une femme vertueuse ne peut avoir qu’un mari. 5. Jusqu’au XXe siècle, une Chinoise ne pouvait demander unilatéralement le divorce. L’époux, en revanche, pouvait quitter sa femme en invoquant une des raisons suivantes : stérilité ou dévergondage, négligence envers les beaux-parents, loquacité, vol, jalousie, mauvaise volonté, maladie incurable. Un mari insatisfait de son épouse pouvait lui signifier son congé sans autre forme de procès.

De plus, dans les Entretiens on trouve une formule, fréquemment citée pour différentes raisons, selon laquelle : « Il n’y a pas  plus difficiles à éduquer que les filles et les gens de peu : si l’on est trop familier, ils se croient tout permis ; si l’on reste distant, ils vous en veulent” » (Entretiens 17.23, trad. Lévy). On peut proposer quatre traductions de l’original chinois. 1. « Le Maître dit : “les femmes et gens de petite extraction ne sont pas du tout commodes. Si l’on est amical avec eux, ils vous échappent et si l’on garde ses distances, ils vous en veulent” » (Waley 1938 : 216-217). 2. « Dans un foyer, ce sont les femmes et les enfants qui ne sont pas commodes. Si on les laisse approcher, ils deviennent insolents, et si on les maintient à distance, ils se plaignent » (Lau 1979 : 148). 3. « Les femmes et les domestiques sont les moins commodes. Si on leur montre de la familiarité, ils cessent d’être humbles. Si on garde ses distances, ils vous en veulent » (Chan 1963 : 47). 4. « Seuls les femmes et les hommes moralement déficients sont difficiles à élever et à appréhender. Si on en fait des intimes, ils deviennent présomptueux, et si on les maintient à distance, ils se plaignent » (Ames et Hall 1998 : 88).

Il paraît évident que dans la société chinoise féodale, les femmes ne pouvaient pas contrôler leur existence ni prendre leurs propres décisions. Elles n’avaient pas assez de pouvoir et n’étaient pas en position de modeler leur autonomie et leur identité. Après la libération de 1949, les Chinoises ont acquis, dans la nouvelle constitution, un statut social identique à celui des hommes. L’identité des femmes a été reconnue dans la sphère publique et privée. Bien qu’il existat un immense gouffre pour ce qui est de l’égalité sexuelle entre la constitution et la réalité, les femmes eurent le droit d’occuper des positions aussi importantes que les hommes et le gouvernement mit en place de nombreuses politiques visant à les protéger dans le contexte d’une économie planifiée.

Le début des grandes transformations de la Chine a coïncidé, vers la fin des années soixante-dix, avec le décret de Deng Xiaoping qui métamorphosa le pays en une nation moderne. Les Chinoises sont confrontées depuis aux impacts positifs et négatifs de la modernité de la même façon que les Occidentales. Leur identité évolue en fonction des conditions de l’économie de marché socialiste. Dans ce contexte, elles disposent de deux ressources : le concept féministe du moi et la partie positive de l’éthique confucéenne. La première les aide à reconstruire leur identité relationnelle et leur moi selon l’éthique de la sollicitude, et les encourage à laisser place à un moi intègre, émotionnel et empirique. Mais, contrairement à leurs consoeurs occidentales, les Chinoises sont aussi appelées à s’approprier la tradition éthique chinoise, en particulier la partie positive de l’éthique confucéenne. Celle-ci prend la forme du principe d’humanité ou bienveillance, le ren. En effet, l’essence de l’éthique confucéenne est une sorte d’humanisme fondé sur le principe de bienveillance qui caractérise, idéalement, les relations humaines. Le terme ren a été traduit par les termes d’humanité, de bienveillance et d’amour. C’est une vertu suprême, et parfaite, qui dépasse toutes les autres et qui se confond avec la bonté.

D’une certaine façon, on retrouve dans l’éthique confucéenne des éléments et des caractéristiques proches du moi féministe, puisqu’elle se soucie des relations humaines, des expériences personnelles et des émotions, qu’elle prône la sollicitude sous la forme de la bienveillance. Néanmoins, comme je l’ai indiqué plus haut, l’éthique confucéenne fait preuve d’une tendance évidente à la discrimination sexuelle. C’est pourquoi les Chinoises doivent construire leur propre identité en infléchissant positivement l’éthique confucéenne grâce à l’apport du concept féministe du moi dans la société moderne.

VII. En guise de conclusion

La définition du moi dépend du rôle fluctuant qu’on accorde à ce concept. Ni le moi communautaire, ni le moi individualiste ne peuvent fonctionner dans la société réelle en raison de certains défauts rédhibitoires. Les féministes ont tenté de les corriger avec plus ou moins de succès.

L’individualisme considère le moi comme une entité abstraite qui peut échapper à la société. Les individualistes refusent toutes les contraintes car ils craignent que les obligations entraînent une restriction de la liberté. Pour eux, la liberté est un principe fondamental et insurpassable. Ils prétendent que la société ne devrait pas chercher à promouvoir des buts spécifiques mais permettre à chaque citoyen de poursuivre ses objectifs personnels, conformément à une liberté égale pour tous. Cela signifie qu’une société juste ne repose pas sur le telos, mais sur les droits individuels et la liberté. On peut soulever deux objections : premièrement, comment les individualistes gèrent-ils les conflits de droits individuels et de liberté ? Deuxièmement, si la société ne dispose pas d’un but commun à tous, comment les individus peuvent-ils en faire partie et jouir de droits et d’une liberté identiques ? Le concept individualiste du moi ne peut fonctionner correctement dans la société. Il mènera à l’anarchie et aux désordres sociaux.

Les communautaristes dédaignent l’autonomie du moi, comme s’exposant à la critique individualiste : si nous ne sommes pas libres de choisir mais que nos valeurs sont déterminées par la communauté à laquelle on appartient, il n’y a donc aucune raison de critiquer les valeurs de notre société. En outre, les féministes insistent sur le fait que les communautaristes ne reconnaissent pas l’oppression sexuelle existant dans les sociétés traditionnelles. à ce titre, ils se complaisent dans le système patriarcal.

Contrairement aux communautaristes et aux individualistes, les féministes prennent en compte le moi relationnel, le moi incarné, autonome, etc. Certaines d’entre elles, cependant, font preuve de naïveté dans leur vision de la société. Marilyn Friedman (1992 : 114), par exemple, suggère que « l’amitié, plus que les autres relations familiales ou de voisinage, puise dans des intérêts communs, qu’elle les alimente, qu’elle valorise l’affection mutuelle et qu’elle offre des possibilités d’expansion à ce respect et à cette estime mutuels ». Mais comment résoudre, par l’amitié, les nombreux conflits d’intérêt ? Si des terroristes attaquent votre pays et ses habitants, pouvez-vous être ou rester amis intimes avec eux ? C’est une des limites de la stratégie féministe, qui échoue dans les cas de conflits d’intérêt.

Dans la société moderne, le concept du moi n’est pas seulement une notion philosophique, mais aussi une pratique politique. La modernité a engendré un monde nouveau et modifié la façon de penser et de vivre des femmes, pour le meilleur et pour le pire. La mission des philosophies contemporaines et du mouvement féministe consiste à considérer l’identité des femmes à l’aune de la modernité. Les visions féministes du concept du moi peuvent fournir un soubassement théorique aux féministes qui se sont lancées dans cette mission, dont le but final est d’assurer aux femmes plus de bien-être et de liberté.

Dans un monde marqué par la diversité et le multiculturalisme, les femmes devraient construire leur identité personnelle à partir de leur propre culture. Bien que les Chinoises, comme leurs soeurs dans les autres pays, soient confrontées à d’innombrables défis tels que la pauvreté, le chômage, l’accès limité à la terre, la discrimination sociale et juridique, le harcèlement sexuel, ainsi que d’autres formes de violence propres au monde moderne, on attend encore d’elles qu’en articulant les éthiques confucéenne et féministe, elles donnent une nouvelle forme à leur individualité.

 

 

 

 

 

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Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert.

Edité par Yao Xiaodan

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