La relation
entre la communauté et l’individu constitue la question clé de la philosophie
politique et de l’éthique contemporaines. Le concept d’identité revêt une
importance considérable pour comprendre comment l’individualisme, le
communautarisme et le féminisme se placent face à cette relation fondatrice, en
particulier quand il s’agit de situer l’individualité dans le contexte de la modernité.
Pour aborder
cette question, je procèderai en sept étapes. Dans un premier temps,
j’introduirai le débat qui s’est développé autour du concept du moi entre
l’individualisme et le communautarisme. Dans un second temps, je m’intéresserai
à la critique féministe en la matière et j’analyserai la façon dont elle
conçoit le moi. Ensuite, j’essaierai de voir comment les femmes se situent dans
le contexte de la modernité. Cela m’amènera à considérer comment les Chinoises revisitent
et refaçonnent leur individualité au sein de la modernité. Enfin, je dresserai
un bilan rapide.
I.
Le concept de Moi : l’individualisme et
le communautarisme
Les théories
individualistes comme communautaristes prennent comme point de départ
l’individu ou le moi. Comment le moi se constitue-t-il ? Comment l’individu
accède-t-il à l’identité ? Je veux tout d’abord, ici, cerner le concept
individualiste du moi. Il est évident que le libéralisme classique et moderne a
abordé l’identité à partir d’une perspective individualiste, où le moi est
défini des façons suivantes :
1. La notion du
moi ou de sujet désigne une entité rationnelle, antérieure à l’expérience et
indépendante de celle-ci. « Selon le point de vue kantien, la prééminence du
droit est à la fois morale et fondatrice ; elle repose sur le concept d’un
sujet existant antérieurement à ses fins, un concept considéré comme
indispensable à la compréhension de nous-mêmes en tant qu’êtres autonomes et dotés
du libre choix. » (Sandel 1998 : 9). Puisque différentes personnes poursuivent
des désirs et des buts différents, ceux-ci reposent sur des principes
contingents. Or un principe moral a nécessairement un fondement indépendant de
ces fins empiriques. Kant soulève la question de savoir comment le moi dépasse
l’expérience. Le moi est l’apanage d’un être rationnel pourvu d’une volonté
autonome qui lui permet d’appréhender un idéal, un domaine inconditionnel et
complètement indépendant de nos inclinations sociales et psychologiques.
2. Le moi est
antérieur aux buts même qu’il poursuit. Pour les individualistes, le moi n’est
pas le simple réceptacle des buts, des caractéristiques, des desseins résultant
des expériences personnelles. Il n’est pas le fruit des caprices du hasard,
mais toujours, irréductiblement, un agent actif doué de volonté, distinct de
notre environnement et capable de choisir (Sandel 1998 : 19).
3. Puisque le
moi précède les fins qu’il poursuit, il relève davantage du concept de
politique fondée sur le droit que de celui de bien commun. Michael J. Sandel,
un critique du libéralisme moderne, affirme que le libéralisme exprime une
telle politique fondée sur le droit. Il tente d’analyser le libéralisme sous la
forme de l’individualisme et avance l’idée que ce dernier défend la notion de «
droit » plutôt que celle de welfare
ou de « bien ». John Rawls par exemple affirme que le droit défendu par la
justice ne dépend pas des intérêts sociaux. L’essence du libéralisme se résume
à cela : « une société juste ne cherche pas à promouvoir des fins
particulières, mais elle permet à ses citoyens de poursuivre leurs buts
personnels, dans le respect d’une liberté identique pour tous ; elle doit par
conséquent obéir à des principes dénués de toute idée préconçue du bien. Ce qui
justifie par dessus tout ces principes de réglementation, est qu’ils ne
prétendent pas maximiser le bien général mais se conforment plutôt au concept
de droit » (Sandel 1999 : 13). Robert Nozick, un autre ultra-libéral, prétend
qu’il ne faut pas mettre les droits de côté au nom de l’idée du bien général.
4. Puisque les
individualistes se préoccupent du droit individuel et considèrent le droit
comme une catégorie morale, cela implique automatiquement que le droit est non
seulement antérieur au bien mais qu’il en est indépendant. Cette idée peut
recouvrir deux significations : d’une part, le droit individuel ne peut être
sacrifié au bien général, d’autre part, le droit ne repose sur aucune vision
particulière de ce que serait une bonne vie.
5. Le moi
individuel étant nécessairement antérieur aux fins qu’il poursuit, et
conformément à cette définition du droit, le moi, en tant que porteur d’un but
et d’un droit, possède une dignité qui dépasse les rôles qu’il endosse ou les
desseins qu’il poursuit (Sandel 1992 : 20).
6. Le
gouvernement a pour fonction de garantir des droits primordiaux, mais il n’est
pas de son ressort de promouvoir ou d’assurer une vie agréable. Dworkin pense
que la communauté n’est pas une nécessité en soi, mais qu’elle l’est dans le
sens où les gens ont besoin d’une société à laquelle s’identifier et qui
reflèterait la valeur de leur propre existence, dans la mesure où elle
dériverait de la valeur de la vie dans la communauté.
Le
communautarisme affirme que le lien social détermine le moi et que le moi est
façonné par la communauté à laquelle il appartient. Il estime que :
1. Au sens
ontologique du terme, nous avons des obligations envers la communauté et les
autres. Ces obligations font partie de ce qui constitue le moi. La relation aux
autres constituant le moi, ces obligations sont naturelles aux yeux des
communautaristes.
2. Pour les
communautaristes, les individus ne peuvent pas vivre indépendamment de la
société car leur identité ne saurait se former à l’extérieur de ce rapport
communautaire. Alors que pour l’individualiste, la dignité des êtres repose sur
leur refus des rôles sociaux, les communautaristes pensent que les rôles
sociaux et les obligations qu’ils impliquent contribuent à la construction de l’identité
individuelle.
3.
L’individualisme poursuit la politique des droits, tandis que des communautaristes
tels que Charles Taylor attaquent les libéraux qui cherchent à défendre la
primauté de l’individu et ses droits sur la société. Les communautaristes
recherchent le bien commun. Pour eux, chaque individu doit faire sien ce but
collectif.
4. Tandis que
les individualistes donnent la priorité au moi sur les buts qu’il recherche,
les communautaristes considèrent cette priorité comme artificielle et
impossible.
5. Les
communautaristes considèrent la société comme un besoin et un bienfait. Taylor
affirme que grâce à notre appartenance à des communautés, nous pouvons donner à
nos croyances morales un sens et une profondeur. Walzer voit la société comme
un contrat : si les besoins des gens sont satisfaits, le contrat est rempli. Gauthier
définit la société comme un processus de coopération dans lequel les individus
cherchent à trouver un avantage mutuel.
6. Pour les
individualistes, le moi dépend de la distance qui existe par rapport aux
autres. Plus l’individu est loin des autres, plus son moi est fort. Le
libéralisme vise à limiter la sphère de la politique tandis que le
communautarisme cherche à l’étendre (Avineri et De-shalit 1992 : 7).
II.
La critique féministe de ces conceptions
du Moi
Bien que
certaines féministes partagent quelques idées des communautaristes, un des
thèmes importants récemment soulevé par la pensée féministe tourne autour de la
critique des positions individualistes et communautaristes sur la question du
moi. Je détaillerai ces critiques l’une après l’autre.
Tout d’abord,
les féministes critiquent les conceptions individualiste et communautariste du
moi pour les raisons suivantes :
1. Le moi
individualiste est un moi abstrait qui conçoit les êtres humains comme des
atomes sociaux, séparés de leur contexte social. Il néglige le rôle des
relations sociales et de la communauté humaine dans la formation de l’identité
et de la nature même des individus (Friedman 1992 : 101).
2. Dans la
philosophie traditionnelle, le moi est à l’image de l’homme, lui-même conçu
comme un être humain rationnel et ‘contractuel’. Cette conception ne prend pas
en compte la valeur des relations sociales, des liens, de la sollicitude envers
les autres et de l’expérience. C’est une erreur répandue parmi les
individualistes comme chez les communautaristes.
3. Les féministes
adhèrent à certaines idées des communautaristes, notamment « la conception
métaphysique de l’individu, du moi ou du sujet en tant que façonné par ses
relations sociales et ses liens communautaires » et « la valeur que l’on peut
légitimement attribuer aux communautés traditionnelles » (Friedman 1992 : 104).
Cependant, pour
les féministes, les communautaristes sont dans le faux quand ils abordent le
concept du moi.
1. Les
communautaristes sont incapables d’identifier les rôles et les structures sociales
et communautaires qui ont été un facteur d’oppression pour les femmes. Leurs
théories buttent sur un angle aveugle pour ce qui est de la diversité sexuelle.
2. Le concept
communautaire du moi ne fournit aucune base théorique permettant d’attribuer aux
identités construites de manière relationnelle et altruiste une valeur morale
supérieure à celles qui sont hautement individualistes.
3. Les
communautaristes considèrent les communautés comme un point de départ moral.
Par exemple, MacIntyre évoque les dettes, les héritages, les attentes légitimes
et les obligations dont nous héritons dans le cadre de la famille, de la
nation, etc. Mais pour les féministes, l’argument est erroné sur deux points :
d’une part, la société est labile ; d’autre part, de nombreuses sociétés
excluent des individus qui ne font pas partie du groupe, en particulier des marginaux
définis selon leur appartenance ethnique ou leur orientation sexuelle.
III.
Le Moi dans la théorie féministe
Dans la théorie
féministe, le but principal est de faire table rase des discriminations et
oppressions de nature sexuelle dans toutes les théories et les pratiques de la
tradition philosophique. Les féministes définissent le moi comme moi
relationnel, moi incarné et moi autonome, moi altruiste et objet de
sollicitude, et moi intègre. J’étudierai successivement ces divers aspects.
Le moi
relationnel
Les féministes
avancent que la plupart des définitions du moi, depuis Descartes jusqu’aux
théoriciens contemporains, ont été individualistes. Cette approche repose sur
l’idée qu’il serait possible d’individualiser le moi et de déterminer les
critères de son identité indépendamment du contexte social. En revanche, les
définitions féministes du moi se concentrent sur les façons dont le moi se
construit en relation avec les autres et sur la manière selon laquelle le contexte
social l’alimente (Meyers 1997 : 14). Le moi est dans une relation permanente
d’échange aux autres qui le construit, non seulement parce que les autres nous
façonnent et nous définissent tout au long de notre vie, mais aussi parce la
perception que nous avons de nous-mêmes ne peut être décrite qu’à travers un
réseau de significations qui sont des phénomènes sociaux.
Le moi incarné
La philosophe
féministe Susan J. Brison évoque les expériences traumatisantes d’un point de
vue genré. Elle avance que notre identité
entretient une relation intime avec le corps. Même si « une analyse du
traumatisme ne mène pas à la conclusion que le moi se confond avec le corps,
elle montre néanmoins que celui-ci et la perception que l’on en a sont des
composantes essentielles du moi » (Meyers 1997 : 18). Il a existé, dans la
philosophie traditionnelle, une tendance à nier l’expérience et à rejeter le
corps, en particulier le corps féminin. Par conséquent, le moi incarné selon
les féministes est plus proche de la nature, plus corporel et plus empirique.
Le moi autonome
Pour les
féministes, le moi est un lieu d’autonomie active, celui des choix librement
consentis et des actions volontaires. Mais l’autonomie diffère du moi dans la
philosophie traditionnelle car elle s’inscrit dans un système de relations. «
Non seulement l’autonomie est compatible avec la socialisation et avec le souci d’autrui
et vice versa, mais le bon type d’interaction avec les autres peut être vu comme
un élément primordial de l’autonomie. » (Meyers 1997 : 28). En se fondant sur
l’expérience, et en particulier sur les expériences les plus traumatisantes,
les féministes estiment que le moi autonome et le moi relationnel sont
interdépendants, qu’ils sont même constitutifs l’un de l’autre. Reprenant à leur
compte la vieille notion hégélienne de Anerkennung,
reconnaissance mutuelle, les
féministes soulignent qu’un moi autonome doit être reconnu par un autre moi
autonome. Les moi peuvent devenir – et sont – des moi autonomes, de vrais agents moraux, à la seule condition que
leur autonomie soit reconnue par leurs semblables. Comme le remarque une
féministe post-moderne : « Le moi est toujours relationnel. Un moi n’est
capable d’autonomie que s’il a été forgé et consolidé par la relation objectale
dans laquelle il s’est engagé » (Madison et Fairbairn 1999 : 10.)
Le moi altruiste
et objet de sollicitude
Au début des
années 1980, l’éthique de la sollicitude est devenue une tendance importante de
l’éthique féministe occidentale, dans le sillage en particulier des travaux de
Carol Gilligan. Se fondant sur des études empiriques, Gilligan a découvert la
relation frappante qui existe entre le genre et les perspectives morales. Son livre In a Different Voice (1982) montre que
les hommes sont clairement tournés vers une éthique qui s’articule autour des
notions de justice, de droit, d’autonomie et d’individuel. Leurs raisonnements moraux
tendent à prendre appui sur des principes abstraits et à rechercher
l’universalité. Au contraire, les femmes sont davantage tournées vers la
sollicitude ; elles attachent plus d’attention aux relations interpersonnelles
et cherchent à éviter de heurter les autres. Elles se concentrent sur l’émotion
et le contexte concret plutôt que les principes abstraits. D’après cet ouvrage,
l’éthique de la sollicitude (care ethics)
commence à se développer comme une nouvelle approche de l’éthique féministe.
L’éthique de la
sollicitude possède quatre caractéristiques distinctives : 1. une ontologie
relationnelle ; 2. un idéal relationnel ; 3. une méthodologie de la sollicitude
; 4. l’insistance sur la connaissance du particulier. Créer, entretenir ou
développer des relations de sollicitude entre nous constitue une tâche morale
essentielle que nous pratiquons envers certaines personnes dans certaines
situations (Diller 1992).
Le moi intègre
D’un point de
vue féministe, le moi devrait exprimer un caractère d’intégrité, dénotant
honnêteté, fiabilité et cohérence morale. Au sens plus restreint, l’intégrité
morale signifie adhésion loyale à certains principes moraux. Ainsi, l’intégrité
est une vertu qui englobe deux aspects de la personnalité. Le premier intègre
de façon cohérente les émotions, les aspirations, la connaissance, etc., de sorte
que chaque élément se complète sans se brimer mutuellement. Le second renvoie à
un trait de caractère qui consiste à rester fidèle à certaines valeurs morales
et à se mobiliser pour les défendre si nécessaire (Beauchamp et Childress 2001
: 35-36). Cette vertu, pour les chercheuses féministes, ne s’adresse pas qu’à soi-même,
mais aussi aux autres. Respecter sa propre intégrité implique le respect de
celle d’autrui. « Celui ou celle qui ne respecte pas sa propre intégrité… ne
respectera jamais l’intégrité et le bien-être de ses semblables » (Madison et
Fairbairn 1999 : 10).
IV.
La modernité et les conditions de vie des
femmes
De nombreuses
tentatives ont été menées pour comprendre ce qu’est précisément la modernité.
Dans le domaine de la sociologie, on peut la considérer comme marquée et
définie par une obsession des traces, de la visualité et de la visibilité
(Leppert 2004 : 19). Les mots sont infinis pour décrire la modernité du point
de vue de la mutation sociale : ils vont de la société industrielle à la
société de masse, en passant par la décontextualisation, la sécularisation, la marchandisation,
la mécanisation, la démocratisation et le progrès linéaire en général. En
termes philosophiques, la modernité se confond avec un intérêt marqué pour
l’organisation hiérarchique, l’individualisme, le subjectivisme,
l’universalisme, le réductionnisme et le totalitarisme. Selon certains penseurs
chinois, la modernité est un principe fondamental de la société occidentale
depuis l’époque des Lumières. Elle serait à l’origine des idées fondamentales dont
se nourrissent l’individualisme et le rationalisme.
Si l’on prend la
notion de façon interdisciplinaire, la modernité apparaît comme le produit
d’une transition sociale que l’on peut décrire ainsi : 1. chaque culture est
obligée de quitter sa petite communauté locale et isolée pour s’intégrer dans
une société à plus grande échelle ; 2. le nouvel ordre obéit à des normes
économiques qui représentent également une force de contrôle de la société ; 3. les
gens poursuivent des intérêts à court terme et à courte vue qui répondent au
principe moral de l’utilitarisme. C’est l’avènement d’une rationalité
instrumentale ; 4. les gens multiplient leurs déplacements suivant la
fluctuation de la force de travail et de l’argent ; 5. les gens perdent leur identité
traditionnelle et leur individualité et, dans le cadre d’une économie de
marché, doivent se tourner vers un moi individualiste plutôt qu’un moi
communautaire.
La modernité a
façonné un monde nouveau et a modifié la façon dont les femmes pensent et se
comportent. Elle a un double impact – positif et négatif – sur elles. Le
premier comporte quatre caractéristiques : 1. La démocratie moderne a engendré
une conscience des droits des femmes qui s’est traduite, entre autres, par un
mouvement féministe de libération à l’échelle mondiale. 2. Le marché du travail
moderne a offert aux femmes de multiples possibilités d’entrer dans la
compétition professionnelle. 3. La diversité culturelle amène les femmes à
dépasser leur monde limité et à avoir une vision plus large. 4. Avec
l’augmentation des déplacements, les femmes ont davantage l’occasion de
bénéficier des progrès sociaux. 5. La rationalité instrumentale est un principe
directeur pour une plus grande efficacité économique et pour le développement
des forces de production.
Cependant, pour
ce qui est des points négatifs, il faut remarquer que les femmes ont subi de
plein fouet les conséquences sans précédent de la modernité. Ces impacts
dommageables sont les suivants. 1. Les démocraties modernes accordent encore
une place marginale aux femmes, comme le faisait la société traditionnelle. La
modernité est tournée vers la rationalité, la sphère publique, le profit, le
pouvoir politique et les systèmes hiérarchiques, toutes choses détenues
traditionnellement par les hommes. « La place de la femme dans le cycle de la
vie des hommes a été celle de nourricière, de gardienne et de collaboratrice,
celle qui tisse la trame de tous ces rapports humains, trame sur laquelle elle
s’appuie à son tour » (Gilligan 1986 : 35). 2. Les femmes doivent de plus en
plus lutter pour survivre dans une économie de marché compétitive. Dans les
pays en voie de développement, elles sont devenues un objet d’exploitation
économique par les pays capitalistes. 3. La modernité prive les femmes de leur
vie stable et paisible. Traditionnellement, en comparaison avec les hommes, les
femmes étaient plus attachées à l’agriculture et à la famille, de même qu’à la
culture locale traditionnelle. Or ces cultures locales sont mises en danger par
la mobilité grandissante des éléments culturels. Sous l’effet de ce processus
de métissage culturel, les femmes, qui ont perdu les racines de la culture
locale, se battent pour trouver leur place au sein des nouvelles cultures. 4.
L’individualisme contribue à limiter l’espace vital des femmes. Il devient une
nécessité plutôt qu’un choix.
Pour couronner
le tout, la modernité a soulevé un problème clé en ce qui concerne la
répartition et la relocalisation des individus. En tant qu’individu, la femme a
besoin de recourir à sa nouvelle liberté afin de trouver un endroit convenable
pour elle-même et de s’adapter au nouveau fonctionnement de la société moderne.
En tant qu’être réflexif, elle s’est émancipée de la religion et a acquis la
liberté dans la modernité. Néanmoins, parallèlement à cette libération, les
femmes sont confrontées à une nouvelle tâche, car elles sont dans l’obligation
de s’améliorer indéfiniment. L’accès à la modernité suppose ce développement
continuel : la reconnaissance est devenue possible, mais elle est sans arrêt
repoussée en avant.
V.
Se situer dans la modernité
Notre société de
plus en plus mondialisée traverse une période de transition. Or les femmes
doivent construire leur identité en fonction des conditions de la modernité et
face aux impacts négatifs que la modernité a sur elles. Elles doivent pour ce
faire se situer par rapport aux aspects suivants :
1. Reconstruire
leur identité relationnelle et leur individualité. Les femmes ont perdu leur
identité et leur individualité dans la pensée et les pratiques éclatées de la
modernité. Elles doivent les reconstruire en s’appuyant sur le concept du moi
tel que le pense le féminisme. Contrairement à un moi individualiste et
abstrait qui considère les êtres humains comme des atomes sociaux, scindés de leur
contexte social, les femmes devraient construire leur identité à travers les
relations interpersonnelles et sous la forme d’un moi relationnel.
2. Conformément
aux perspectives introduites par la réflexion sur la différence sexuelle,
construire un moi altruiste et centré sur la sollicitude. Le moi féministe
insiste sur la sollicitude ; il est particulièrement attentif aux relations
personnelles et cherche à ne pas heurter autrui. Il met l’accent sur les
émotions et le contexte concret plutôt que sur les principes abstraits. Les
penseuses féministes demandent que l’on respecte les femmes et, en particulier, les
individus les moins privilégiés de la société. C’est aussi l’objectif principal
de l’éthique de la sollicitude (care
ethics). Elle cherche à promouvoir une autre option que l’utilitarisme
classique ou l’éthique kantienne. Comparée à d’autres théories, l’éthique de la sollicitude
ancre la relation dans les pratiques altruistes et dans le soin qu’on prend des
autres. Cet aspect fait défaut dans l’éthique traditionnelle. « Même l’éthique
aristotélicienne n’accorde que peu d’attention à la sollicitude et aux efforts
requis pour nourrir les relations humaines. » (Friedman 2000 : 208.)
3. Réserver une
place au moi intègre. Celui-ci englobe de façon cohérente les émotions, les
aspirations, la connaissance, etc., de sorte que chaque élément se complète
harmonieusement. La modernité prive les femmes de leur vie stable et paisible,
sous le double effet d’une économie de marché de plus en plus compétitive et d’une
mobilité culturelle grandissante. Par conséquent, elles doivent multiplier les
efforts pour défendre leur moi intègre afin d’assurer leur place dans la
société moderne.
4. Situer le moi
émotionnel, fondé sur l’expérience. La philosophie occidentale repose sur
plusieurs dichotomies : culture/nature, homme/femme, raison/émotion, etc. Dans
cette tradition, le premier élément de l’équation est toujours supérieur au
second. Nous sommes dans un système de valeurs typiquement patriarcal. L’émotion
et l’expérience apparaissent comme des éléments secondaires : d’où le rôle
marginal accordé à l’élément féminin dans la définition de la moralité, les
femmes étant vues comme plus attachées à l’émotion et à l’expérience. Or la
théorie féministe considère l’émotion et l’expérience comme des éléments vitaux
de la pensée philosophique et les femmes doivent les mettre en valeur dans le
monde moderne.
VI.
Les femmes chinoises : se reconstruire
dans la modernité
Deux facteurs
essentiels influencent globalement la formation de l’identité des Chinoises.
L’un est l’ensemble des valeurs éthiques et l’autre l’économie de marché
socialiste. Comme on le sait, la pensée confucéenne possède encore, dans la
Chine d’aujourd’hui, une influence profonde sur la façon de penser et de se
comporter.
On pourrait ici
soulever une question : est-ce que l’éthique confucéenne prend en compte les
femmes ? La question est trop complexe pour pouvoir être tranchée par oui ou
par non. Je n’adhère pas à l’idée qui veut que l’éthique confucéenne ignore totalement
les femmes. Quand cette éthique rappelle aux jeunes gens les devoirs filiaux (xiao), elle embrasse les deux parents,
le père et la mère. Mais quand l’éthique confucéenne évoque la moralité d’un
point de vue genré, elle apparaît
clairement discriminatoire envers les femmes. J’aimerais, dans les lignes qui
suivent, détailler quelques notions de la morale confucéenne concernant les femmes,
selon laquelle elles seraient condamnées à végéter dans une situation de
détresse sans aucune chance d’en sortir. Ceci reflète la longue histoire du
système féodal chinois.
Quelques pensées
fondamentales du confucianisme incluent les idées suivantes : 1. Les hommes
dirigent les affaires publiques, les femmes les affaires domestiques ; les
femmes sont naturellement dociles, faibles, douces, dépendantes et éloignées
des succès mondains. On attend d’elles qu’elles respectent les vertus
féminines, par exemple ne pas rire en montrant les dents et rester à la maison sans
manifester le moindre intérêt pour des activités sociales qui excèderaient le
cercle familial. 2. Une femme ignorante est vertueuse : on ne devrait pas
donner aux femmes la moindre possibilité d’avoir une éducation ou de cultiver
leur intelligence parce que la connaissance rend sagace, donne une vision
élargie des choses et permet de distinguer le vrai du faux. 3. Il existe trois
façons de ne pas respecter la piété filiale, la pire étant de rester sans
descendance ; les femmes sont considérées comme un outil de reproduction. Une
femme sans progéniture s’expose à être légitimement abandonnée par son mari. 4.
De même qu’un bon cheval ne possède qu’une seule selle, une femme vertueuse ne
peut avoir qu’un mari. 5. Jusqu’au XXe siècle, une Chinoise ne pouvait demander
unilatéralement le divorce. L’époux, en revanche, pouvait quitter sa femme en
invoquant une des raisons suivantes : stérilité ou dévergondage, négligence
envers les beaux-parents, loquacité, vol, jalousie, mauvaise volonté, maladie
incurable. Un mari insatisfait de son épouse pouvait lui signifier son congé
sans autre forme de procès.
De plus, dans
les Entretiens on trouve une formule, fréquemment citée pour différentes
raisons, selon laquelle : « Il n’y a pas plus difficiles à éduquer que les
filles et les gens de peu : si l’on est trop familier, ils se croient tout
permis ; si l’on reste distant, ils vous en veulent” » (Entretiens 17.23, trad. Lévy). On peut proposer quatre traductions
de l’original chinois. 1. « Le Maître dit : “les femmes et gens de petite
extraction ne sont pas du tout commodes. Si l’on est amical avec eux, ils vous
échappent et si l’on garde ses distances, ils vous en veulent” » (Waley 1938 :
216-217). 2. « Dans un foyer, ce sont les femmes et les enfants qui ne sont pas
commodes. Si on les laisse approcher, ils deviennent insolents, et si on les maintient
à distance, ils se plaignent » (Lau 1979 : 148). 3. « Les femmes et les
domestiques sont les moins commodes. Si on leur montre de la familiarité, ils
cessent d’être humbles. Si on garde ses distances, ils vous en veulent » (Chan
1963 : 47). 4. « Seuls les femmes et les hommes moralement déficients sont
difficiles à élever et à appréhender. Si on en fait des intimes, ils deviennent
présomptueux, et si on les maintient à distance, ils se plaignent » (Ames et
Hall 1998 : 88).
Il paraît évident
que dans la société chinoise féodale, les femmes ne pouvaient pas contrôler
leur existence ni prendre leurs propres décisions. Elles n’avaient pas assez de
pouvoir et n’étaient pas en position de modeler leur autonomie et leur
identité. Après la libération de 1949, les Chinoises ont acquis, dans la
nouvelle constitution, un statut social identique à celui des hommes. L’identité
des femmes a été reconnue dans la sphère publique et privée. Bien qu’il existat
un immense gouffre pour ce qui est de l’égalité sexuelle entre la constitution
et la réalité, les femmes eurent le droit d’occuper des positions aussi
importantes que les hommes et le gouvernement mit en place de nombreuses
politiques visant à les protéger dans le contexte d’une économie planifiée.
Le début des
grandes transformations de la Chine a coïncidé, vers la fin des années
soixante-dix, avec le décret de Deng Xiaoping qui métamorphosa le pays en une
nation moderne. Les Chinoises sont confrontées depuis aux impacts positifs et
négatifs de la modernité de la même façon que les Occidentales. Leur identité
évolue en fonction des conditions de l’économie de marché socialiste. Dans ce
contexte, elles disposent de deux ressources : le concept féministe du moi et
la partie positive de l’éthique confucéenne. La première les aide à
reconstruire leur identité relationnelle et leur moi selon l’éthique de la
sollicitude, et les encourage à laisser place à un moi intègre, émotionnel et
empirique. Mais, contrairement à leurs consoeurs occidentales, les Chinoises
sont aussi appelées à s’approprier la tradition éthique chinoise, en
particulier la partie positive de l’éthique confucéenne. Celle-ci prend la
forme du principe d’humanité ou bienveillance, le ren. En effet, l’essence de l’éthique confucéenne est une sorte
d’humanisme fondé sur le principe de bienveillance qui caractérise, idéalement,
les relations humaines. Le terme ren
a été traduit par les termes d’humanité, de bienveillance et d’amour. C’est une
vertu suprême, et parfaite, qui dépasse toutes les autres et qui se confond
avec la bonté.
D’une certaine
façon, on retrouve dans l’éthique confucéenne des éléments et des
caractéristiques proches du moi féministe, puisqu’elle se soucie des relations
humaines, des expériences personnelles et des émotions, qu’elle prône la
sollicitude sous la forme de la bienveillance. Néanmoins, comme je l’ai indiqué
plus haut, l’éthique confucéenne fait preuve d’une tendance évidente à la
discrimination sexuelle. C’est pourquoi les Chinoises doivent construire leur
propre identité en infléchissant positivement l’éthique confucéenne grâce à
l’apport du concept féministe du moi dans la société moderne.
VII.
En guise de conclusion
La définition du
moi dépend du rôle fluctuant qu’on accorde à ce concept. Ni le moi
communautaire, ni le moi individualiste ne peuvent fonctionner dans la société
réelle en raison de certains défauts rédhibitoires. Les féministes ont tenté de
les corriger avec plus ou moins de succès.
L’individualisme
considère le moi comme une entité abstraite qui peut échapper à la société. Les
individualistes refusent toutes les contraintes car ils craignent que les
obligations entraînent une restriction de la liberté. Pour eux, la liberté est
un principe fondamental et insurpassable. Ils prétendent que la société ne devrait pas
chercher à promouvoir des buts spécifiques mais permettre à chaque citoyen de
poursuivre ses objectifs personnels, conformément à une liberté égale pour
tous. Cela signifie qu’une société juste ne repose pas sur le telos, mais sur
les droits individuels et la liberté. On peut soulever deux objections :
premièrement, comment les individualistes gèrent-ils les conflits de droits
individuels et de liberté ? Deuxièmement, si la société ne dispose pas d’un but
commun à tous, comment les individus peuvent-ils en faire partie et jouir de
droits et d’une liberté identiques ? Le concept individualiste du moi ne peut
fonctionner correctement dans la société. Il mènera à l’anarchie et aux
désordres sociaux.
Les
communautaristes dédaignent l’autonomie du moi, comme s’exposant à la critique
individualiste : si nous ne sommes pas libres de choisir mais que nos valeurs
sont déterminées par la communauté à laquelle on appartient, il n’y a donc
aucune raison de critiquer les valeurs de notre société. En outre, les féministes
insistent sur le fait que les communautaristes ne reconnaissent pas l’oppression
sexuelle existant dans les sociétés traditionnelles. à ce titre, ils se
complaisent dans le système patriarcal.
Contrairement
aux communautaristes et aux individualistes, les féministes prennent en compte
le moi relationnel, le moi incarné, autonome, etc. Certaines d’entre elles,
cependant, font preuve de naïveté dans leur vision de la société. Marilyn
Friedman (1992 : 114), par exemple, suggère que « l’amitié, plus que les autres
relations familiales ou de voisinage, puise dans des intérêts communs, qu’elle
les alimente, qu’elle valorise l’affection mutuelle et qu’elle offre des
possibilités d’expansion à ce respect et à cette estime mutuels ». Mais comment
résoudre, par l’amitié, les nombreux conflits d’intérêt ? Si des terroristes
attaquent votre pays et ses habitants, pouvez-vous être ou rester amis intimes
avec eux ? C’est une des limites de la stratégie féministe, qui échoue dans les
cas de conflits d’intérêt.
Dans la société
moderne, le concept du moi n’est pas seulement une notion philosophique, mais
aussi une pratique politique. La modernité a engendré un monde nouveau et
modifié la façon de penser et de vivre des femmes, pour le meilleur et pour le
pire. La mission des philosophies contemporaines et du mouvement féministe consiste
à considérer l’identité des femmes à l’aune de la modernité. Les visions
féministes du concept du moi peuvent fournir un soubassement théorique aux
féministes qui se sont lancées dans cette mission, dont le but final est
d’assurer aux femmes plus de bien-être et de liberté.
Dans un monde
marqué par la diversité et le multiculturalisme, les femmes devraient
construire leur identité personnelle à partir de leur propre culture. Bien que
les Chinoises, comme leurs soeurs dans les autres pays, soient confrontées à
d’innombrables défis tels que la pauvreté, le chômage, l’accès limité à la
terre, la discrimination sociale et juridique, le harcèlement sexuel, ainsi que
d’autres formes de violence propres au monde moderne, on attend encore d’elles
qu’en articulant les éthiques confucéenne et féministe, elles donnent une
nouvelle forme à leur individualité.
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Traduit de
l’anglais par Nicole G. Albert.
Edité
par Yao Xiaodan