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La politique confucéenne du radicalisme au gradualisme
Source : Diogène 2008/1 - N° 221 2013-01-14

Le renouveau actuel du confucianisme en Chine arrive à point nommé, car aucun pays ne peut faire l’économie de valeurs fondamentales au moment où la nation entière est lancée dans la course au profit. Ce renouveau, néanmoins, ne s’accompagne pas d’une conscience critique envers les failles éventuelles du confucianisme comme théorie politique, si l’on entend par politique une science et un art de gouverner ainsi qu’une éthique publique et sociale.

I

Il est communément admis que le taoïsme et le confucianisme, le yin et le yang dans la culture chinoise, s’inscrivent dans une relation de complémentarité. Les deux textes fondateurs du taoïsme, le Daodejing et le Zhuangzi, étant de grands morceaux de littérature. Le taoïsme a joui d’un meilleur accueil à l’extérieur de l’Asie et il a même servi de source d’inspiration à des oeuvres occidentales de grande beauté comme le poème « Lapis Lazuli » de W. B. Yeats et les Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar.

L’écrivain préféré de Yourcenar est sans aucun doute Zhuangzi, le plus violent pourfendeur des coutumes et des préjugés sociaux mais aussi un maître dans l’art du détachement. Lorsque Herbert A. Giles fit paraître sa traduction en anglais du Zhuangzi en 1890, Oscar Wilde fit un éloge vibrant de ce qu’il considérait comme la « critique la plus caustique qui soit de la vie moderne » (Wilde 1969 : 221). Anarchiste convaincu, ce dandy victorien avait été séduit par cette « manière retorse de viser la transcendance » qui s’exprime dans des formules lapidaires telles que : « Toute façon de gouverner est mauvaise » ou bien « Ne faites rien et tout se fera ». Wilde, qui évoluait dans une société dominée par l’ordre et la stabilité, pouvait se permettre un tel engouement. Pour Zhuangzi, un individu a le droit de réguler entièrement sa conduite par sa volonté. Quand Aristote définit les êtres humains comme des « animaux politiques », il considère tout individu séparé de la polis comme « un brandon de discorde, et on peut le comparer à une pièce isolée au jeu de trictrac » (Politique 1253a). Ce principe est renversé dans l’approche apolitique de notre sage chinois. Wilde adhère aux propos de Zhuangzi en raison de cet individualisme extrême. Il en reprend à son compte la subtile philosophie subversive pour fustiger toutes les « sociétés humanitaires », les « organisations philanthropiques » et « les leçons de morales lénifiantes sur l’amour du prochain » dans la société qui était la sienne. Pratiquement aucun Chinois se rendant en Grande-Bretagne à cette époque n’aurait adhéré au rejet exprimé par Wilde. De temps en temps, les Chinois remarquaient que la propension à la charité était profondément ancrée dans le tissu de la société anglaise. Mais, tout au plus, ils se limitaient à manifester leur étonnement amusé face à l’existence même d’organisations bénévoles telles que la « Société royale pour la prévention de la cruauté envers les animaux ». 

Considérons rapidement la vision que les contemporains de Wilde avaient de la Chine. Au tournant du XIXe et du XXe siècles, G. E. Morrison, un colon anglais qui travaillait à Beijing comme correspondant pour The Times, remarqua avec maladresse que la Chine était davantage un mélange d’humanité qu’une nation. Il en concluait avec raillerie qu’à l’échelle du pays, le patriotisme était lettre morte (Morrison 1976). Timothy Richard (1916), l’un des plus influents missionnaires britanniques de l’époque, décrivit comment, vers 1880, il avait porté secours à des victimes de la famine dans la province du Shandong, tandis que les autorités locales restaient les bras croisés.

En fait, en cette époque de crise écologique et de course à la consommation, l’importance donnée par le taoïsme à l’harmonie entre l’homme et la nature pourrait servir à infléchir la course vers une industrialisation et un développement sauvages. Mais ce qui est une qualité chez le poète ou le philosophe marginal pourrait bien passer pour un vice chez l’homme d’état. Si l’on adoptait le message politique implicite du taoïsme comme principe social, il ne fait aucun doute qu’il s’ensuivrait des catastrophes. Dans sa comparaison entre l’humanisme occidental et le naturalisme taoïste, Frederick W. Mote (1989 : 62-63) a noté avec justesse que « l’humanisme s’est développé en Occident comme réaction à l’autoritarisme religieux. La conception païenne de la nature allait évidemment de pair avec cet humanisme pour des raisons historiques et culturelles. En Chine, l’idéalisation taoïste de la nature relevait d’un pessimisme quant à la capacité humaine de préserver l’ordre et la sécurité dans la société. Il s’agissait de chercher dans la nature un refuge face à l’humanité… Par conséquent, le taoïsme en est venu à considérer l’homme en société comme un être égaré. Il méprisait le gouvernement, redoutait le progrès et la civilisation et se méfiait de toutes les prouesses techniques. Il finit par considérer les normes, les définitions, les différences et les classifications (que le confucianisme plaçait si haut) comme des outils dégradants, destinés à détruire l’état d’harmonie de la nature immaculée. Cette pensée émergea à une époque de désordre social – à l’instar du confucianisme – et se focalisa de façon obsessionnelle sur la préservation de la vie. Elle prônait le repli sur la nature parce que la société humaine lui paraissait trop aléatoire ». Le taoïsme possédait ainsi un aspect assez terre-à-terre, à savoir la recherche de la longévité par tous les moyens.

II

Beaucoup s’imaginent que le taoïsme s’oppose fondamentalement au confucianisme qui est axé sur le bien-être du peuple, un but recherché de tout gouvernement. Ce qui rend la politique confucéenne plus séduisante à l’esprit moderne est qu’elle recèle un élément de démocratie : « Le Ciel voit par les yeux de mon peuple ; le Ciel entend par les oreilles de mon peuple » (Mencius, 5A.51). Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit avec étonnement que les deux écoles de pensée ont quelque chose en commun : toutes deux acceptent le concept d’un gouvernement faible et aucune d’elles ne s’intéresse vraiment à l’éthique publique, qui est au fondement même du politique.

Il existe une célèbre doctrine dans le Daodejing (ch. 60) : l’art de gouverner un vaste pays est analogue à la façon de cuisiner un petit poisson – il faut le laisser tranquille, afin qu’il ne parte pas en morceaux. On ne trouvera nulle part ailleurs une manifestation aussi éclatante du credo de non-interventionnisme gouvernemental. Mais le laisser-faire fait aussi partie intégrante du confucianisme. Dans les Entretiens, Shun, l’un des deux leaders les plus réputés de l’Âge d’or, est cité en exemple par Confucius pour « l’art de gouverner sans agir » (无为而治). « Il se tenait révérencieusement face au Sud et c’est tout » (Entretiens, 15.4). Le monde politique confucéen ne connaît pas le Léviathan de Hobbes. L’inaction gouvernementale trouve une autre confirmation sous la plume de Mencius, qui prétend qu’« il n’est pas difficile de gouverner. Il suffit de ne pas offenser les grandes maisons » (4A.6). Les fonctions gouvernementales proprement dites semblent avoir été déléguées ou cédées aux centres de pouvoir.

Si un gouvernement éclairé traite bien son peuple, dit Mencius, il s’épargne le recours à la punition et aux amendes et il allège les impôts comme les taxes. Cette gentillesse toute paternelle est considérée comme la source du pouvoir politique. Confucius et Mencius pensent que l’homme est né bon et que sa bonté innée lui permet de suivre quelqu’un d’encore plus vertueux. Diriger un état est une chose délicate qui dépend presque uniquement de l’éducation personnelle. Si un homme est bon, sa vertu et son enseignement s’étendront par-delà les mers comme un torrent et les gens seront irrésistiblement attirés vers lui comme par le courant. Le confucianisme distingue l’homme supérieur du bas peuple. Ironiquement, quand on affirme et confirme le pouvoir édifiant de l’exemple moral, la frontière entre les deux catégories disparaît. Mencius dit : « Si le prince est animé par le sens de l’humanité, il n’y aura rien qui ne le sera ; s’il est mu par celui de l’équité, partout se répandra l’équité ; de même la rectitude, si le prince est droit » (4.A.20). Dans les textes confucéens, le « peuple » est souvent perçu comme une sorte de tout unifié et indistinct, dépourvu de tout conflit d’intérêts en son sein. Dans le monde politique imaginaire brossé par Confucius et Mencius, les lions et les renards brillent par leur absence. Celui qui aime et respecte les autres est inévitablement aimé et respecté en retour ; chacun fait aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fît. Il doit y avoir une sorte de puissance morale qui agit invisiblement afin de maintenir l’harmonie parfaite au sein des relations et des activités sociales – une « main morale invisible », pour ainsi dire. Par un effet pervers, il résulte de cette croyance que le bas peuple, puisqu’il est une copie conforme de la moralité qui règne au sommet de l’état, ne peut être tenu responsable de ses actes. Il existe en Chine un dicton célèbre qui dit que si la poutre maîtresse n’est pas droite, les poutrelles iront de travers. Heureusement, il n’existe aucun cas de dignitaires corrompus à montrer du doigt qui puisse justifier les délits de l’homme du commun ou ses infractions graves.

La Grande étude, l’un des textes fondateurs du confucianisme, s’ouvre sur l’idée qu’une fois que l’on a purifié son coeur, cultivé sa personne et régulé sa famille, on est à même de diriger correctement l’état. Ce principe célèbre introduit une continuité entre les vertus privées et le bien public. Mandeville a peut-être tort de penser que les vices privés font le bien public, mais il est tout aussi erroné d’affirmer que les vertus privées vont toujours de pair avec les intérêts de l’état. Les visions confucéennes de la réalité relèvent du monisme, car les valeurs sont cohérentes et compatibles : il existe un ensemble de normes supérieures permettant d’évaluer toutes les conduites privées et publiques. Mais la purification des coeurs et le contrôle des familles ne font pas nécessairement bon ménage. Il revient à l’état de faire face aux tensions et aux conflits potentiels de tous genres qui se manifestent dans la sphère publique et de les dénouer par des moyens politiques. Or la théorie sociale du confucianisme donne parfois l’impression de se tenir soigneusement à l’écart de ces problèmes désagréables.

C’est aussi dans le regard de l’Occident que le véritable amour de soi et l’amour social coïncident. Dans son Essai sur l’homme, Alexander Pope fait l’éloge de l’amour de soi :

Dieu aime du tout à la partie, chez l’homme

L’ame monte du particulier à la sommité.

L’amour propre éveille l’esprit vertueux

Comme le galet, le lac paisible émeut.

Le centre bouge, un cercle étroit fait suite

Et puis un autre, un autre encore l’imite,

Ami, parent, voisin, d’abord embrasse,

Puis son pays, et puis l’humaine race ;

De pus en plus loin, l’esprit qui s’épand

Toute créature, de toute espèce comprend.

La terre sourit, dotée d’atouts divins,

Et Ciel contemple son image en son sein (IV, 1273-1284).

Ces cercles concentriques sont aussi ordonnés que les couplets de Pope. Mais généralement, dans la vie réelle, plus d’un caillou vient troubler simultanément la surface du lac et y créer la confusion à mesure que les cercles se rencontrent et se mêlent. C’est plus facile à dire qu’à faire. L’amour même de Pope ne pourrait pas onduler de façon régulière depuis le centre jusqu’à la périphérie. J’en veux pour preuve La Dunciade, ou Guerre des sots (1728), où il décharge sa bile sur les institutions littéraires qui l’entourent et tourne ouvertement en ridicule ses confrères écrivains. 

Une des faiblesses du confucianisme en tant que théorie politique est que l’on y discute souvent de politique, autrement dit d’éthique publique et sociale, en termes de vertus privées. Ce ne serait pas rendre justice à Confucius que de l’accuser d’ignorer la différence entre public et privé. Quand les deux entrent en conflit, le public doit s’incliner devant le privé. Dans les Entretiens, le duc de She informe Confucius que, dans sa région, certains se comportent avec une droiture extrême, au point que si leur père avait volé un mouton, ils témoigneraient contre lui. Au risque de paraître ambigu, Confucius répliqua que l’« on se fait une autre idée de la droiture chez nous [:] le père protège son fils et le fils son père. Tel est le sens de la droiture chez nous » (Entretiens, 13.18). La piété filiale étant la clé de voûte de la structure morale du confucianisme, Confucius semble approuver cette règle de conduite.

Le christianisme prétend également que les dirigeants vertueux créent des hommes vertueux, bien qu’il ne fasse aucune concession à la nature humaine. C’est là ce qui sépare le christianisme du confucianisme. On pourrait dire que les théories politiques du confucianisme tendent à ignorer les travers des hommes, voire leur cruauté. Le confucianisme s’oppose presque radicalement au machiavélisme. Il ne viendrait jamais à Confucius ou à Mencius l’idée que les gens puissent être ingrats, inconstants, faux, lâches, cupides, mais qu’une fois pris le pouvoir on puisse les assujettir complètement sans que cela ne soit lié à sa propre bonté morale. Pour les deux sages chinois, il est à peine nécessaire de maîtriser l’art de gouverner ; de même, la fourberie et la duplicité sont incontestablement des atteintes à la moralité. L’un et l’autre ne se prétendent pas meilleurs, mais ils ne sont pas animés par une passion aussi lucide et forte que celle qu’éprouve Machiavel pour l’unité, la paix et la prospérité de son pays. T. S. Eliot trouve que c’est sous l’emprise d’un patriotisme passionné que le Florentin a « levé le voile sur la nature humaine » (Eliot 1928 : 39-52).

Les deux grands confucéens ont passé pratiquement toute leur vie à voyager dans un nombre important d’états pour promouvoir leur philosophie morale. La paix et la prospérité dépendent de la vertu des citoyens, qu’elles contribuent à leur tour à alimenter. à cette époque, la conscience nationale ne s’était pas encore cristallisée, sinon leur théorie politique aurait été enrichie et vivifiée par des idéaux collectifs de service à l’état et par ce qu’Edmund Burke qualifierait de « lieu du sentiment public ».

L’idée universaliste de « tout ce qui est sous le ciel » peut certes être méritoire à une époque où le nationalisme militant fait rage, mais elle ne peut aboutir à des théories solides sur la paix, la gloire et la splendeur d’un état ou d’une nation, dans laquelle s’imposent des qualités telles que la détermination, la bravoure et la ferveur publique, et où les citoyens ne demandent qu’à prospérer, à accomplir le meilleur d’eux-mêmes et à se sentir fiers de la réussite de leur communauté.

 

III

Quand on regarde l’histoire de la Chine, on s’aperçoit que la façon de gouverner n’a pas toujours obéi aux idéaux politiques du confucianisme. Cependant, ces idéaux, profondément ancrés dans l’inconscient collectif, ont peut-être été à l’origine de phénomènes dignes d’attention : la faiblesse du gouvernement dans le domaine public, le manque d’espace public, l’absence d’organisations bénévoles et indépendantes de liens de parenté qui auraient pu opérer une médiation entre le gouvernement et la base. La société dans son ensemble se compose de monades lâches de familles et de clans.

Peut-être, sur le plan géographique, le pays est-il trop grand pour être gouverné. En dépit du monopole gouvernemental du sel et du fer, qui souvent n’existait qu’en théorie, la société chinoise a adopté, en matière d’économie, une politique de laisser-faire en raison du manque de réseaux de communication et d’infrastructures. Cette attitude se retrouvait dans la sphère politique proprement dite. Le dicton « le ciel est haut et l’empereur très loin » révèle ouvertement que dans la société chinoise traditionnelle l’anarchie se doublait de l’inefficacité des interventions étatiques. En 1914, trois ans après l’effondrement de la dynastie Qing, un historien japonais attribua à l’inaction gouvernementale la vague de banditisme qui submergeait la Chine. Il mettait en avant le fait que la cour impériale chinoise, trop faible pour maintenir la moindre justice sociale, permettait aux forts d’opprimer les faibles et aux grands de tyranniser les petits. Ceux qui enfreignaient la loi paraissaient invincibles et à l’abri de toutes représailles judiciaires (cf. Spence 1978). Finalement, ceux qui étaient insultés et lésés devaient recourir à des remèdes extrêmes pour assurer leurs droits à subsister (Kimiyama 1914 : chap. 51). Un autre intellectuel japonais, Watanabe Hideyoshi, souligna dans ses Particularités de la Chine que les Japonais avaient confiance en la protection de l’état, tandis les Chinois ordinaires devaient compter sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité personnelle. Cette absence de sentiment de sécurité s’immisçait dans la trame du monde public et pouvait être tenue pour responsable d’un certain degré d’indifférence sociale et de repli sur soi d’un grand nombre de Chinois. On apprend, dans le roman classique de Shi Nai’an, Au bord de l’eau, comment les villageois s’adonnaient aux arts martiaux pour se défendre contre les bandits. La police, sous sa forme moderne, n’a vu le jour qu’au début du XXe siècle, pendant et après l’occupation étrangère de Tianjin dans le sillage de la rébellion des Boxers.

Avant l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949, les quartiers chinois étaient facilement aux mains de mafias criminelles qui semaient la terreur, de propriétaires despotiques et de ruffians locaux (Smith 1968 : chap. 20). Une telle absence de la force publique ne faisait que miner davantage la solidarité sociale. D’où la proverbiale incapacité des Chinois à l’entraide : chacun balaiera la neige sur le pas de sa porte mais ne se souciera guère du gel sur le toit du voisin. L’ironie veut qu’en Chine les efforts collectifs concertés ont été une question de vie et de mort dans des contextes historiques précis, par exemple quand Yu le Grand mena son peuple pour enrayer les inondations provoquées par le débordement de la Rivière Jaune. Mais en réalité, il y a cent ans, le pays était si mal organisé sur le plan social qu’on décrivait avec raison le peuple chinois comme « une étendue de sable meuble2 ».

IV

La situation des affaires était véritablement lamentable à l’époque. Dans un climat politique favorable à un changement radical, des termes tels que « république », « démocratie », « révolution », « liberté » firent leur apparition en Chine en même temps que naissait un formidable intérêt pour les théories politiques. Les étudiants et les intellectuels chinois nourrissaient un sentiment de frustration face à la condition humiliante de leur pays et les Mandchous, le groupe ethnique qui détenait le pouvoir, furent tout naturellement désignés comme le bouc émissaire de l’échec de la Chine. Néanmoins, curieusement, le développement d’un discours sur la liberté et la révolution se voulait séparé des réalités sociales et des coutumes profondément implantées dans la société ; c’était le genre de rhétorique diffuse contre laquelle certains politologues chinois sont finalement devenus très vigilants. Les jeunes radicaux, à l’instar de ces hommes de lettres révolutionnaires au XVIIIe siècle en France, étaient enclins à de vastes généralisations, prônaient des systèmes législatifs bien circonscrits, et manifestaient leur dédain pour une analyse précise de la réalité. Quand l’ancien régime fut renversé, ils n’avaient rien de précis, de tangible ou de constructif à dire ni à proposer, excepté leur « envie de refaire à la fois la constitution tout entière suivant les règles de la logique et d’après un plan unique, au lieu de chercher à l’amender dans ses parties » (Tocqueville 1952 : 200).

La chute de la dynastie Qing en 1911 fut suivie d’une succession de gouvernements éphémères et de décennies de guerres civiles. Des chefs de guerre et des nationalistes de différents bords, sans oublier un empereur autoproclamé, se lancèrent dans une lutte sans merci pour s’emparer du pouvoir. Ils marchandèrent les intérêts vitaux de la patrie afin d’obtenir le soutien financier des puissances étrangères. La toute nouvelle « république » attira l’attention de Frank J. Goodnow, premier président de l’Association Américaine de Sciences Politiques et, pendant très longtemps, président de l’Université Johns Hopkins. Nommé conseiller officiel de la « République de Chine » à Beijing de 1913 à 1914, Goodnow participa à l’élaboration de la constitution provisoire d’un pays qui, à son avis, sous-estimait sciemment le poids de son héritage culturel et politique. Il fit remarquer que la Chine ne disposait pas des conditions sociales et politiques nécessaires pour se calquer sur une démocratie de style occidental, ni des « détails pratiques » d’un système représentatif. Il fut même d’accord avec les mandarins réformateurs qui, vers la fin de la dynastie Qing, pensaient que l’adoption d’une monarchie constitutionnelle était préférable face à un cadre « républicain » incapable de mettre en place un gouvernement responsable ou d’assurer la bonne marche de l’administration. Goodnow n’alimenta pas l’illusion selon laquelle ce qui est bon pour une nation doit être bon pour une autre. Son hésitation à importer en Chine le système politique américain rappelle l’attention portée par Edmund Burke aux situations concrètes. Burke manifesta son sens de la responsabilité face aux Français en les dissuadant d’imiter fidèlement le modèle britannique, bien qu’il fût l’un des plus ardents critiques de la Révolution française : « je dois voir de mes propres yeux, je dois, d’une certaine façon, toucher de mes propres mains les circonstances, qu’elles soient immuables ou momentanées, avant de pouvoir m’aventurer à suggérer un quelconque projet politique » (Burke 1969 : 312).

Dix ans après la Révolution nationaliste de 1911, Bertrand Russell réclama l’instauration d’un gouvernement fiable et solide qui puisse développer l’industrie nationale et promouvoir l’éducation. Pour assurer le succès de ces objectifs, il suggéra aux Chinois de cultiver leur conscience politique, leur engagement individuel dans la vie de la cité et leur sens du devoir social (Russell 1922 : chap. 15). Sa femme d’alors, Dora Russell, a noté ses observations au moment où les gens mouraient de la famine aux abords de Beijing. Les étrangers organisèrent des secours et furent choqués de l’apparente indifférence des Chinois. « Les gens se montraient inhumains et ne se préoccupaient guère d’apporter un quelconque soulagement aux autres. Ils abandonnent leurs voisins gravement malades et les laissent seuls même quand ils sont sur le point de mourir » (D. Russell 1978 : 125).

Le Docteur Sun Yat-sen déplora cet état de désunion et d’apathie lorsqu’il formula ses propositions pour une Chine moderne en 1917, sans réaliser qu’il était en partie responsable de cette tragédie. Il finit par s’apercevoir, mais un peu tard, que ce dont lui et ses camarades avaient besoin, c’était de citoyens pourvus de vertus civiques et d’un gouvernement fort et centralisé. Son successeur Jiang Kai-shek tenta de centraliser le pouvoir, mais il échoua du fait de la guerre japonaise d’une part, et des sérieux défis lancés par Mao Zedong, d’autre part.

Dans les années vingt, de jeunes radicaux qui défendaient des idées de gauche refusèrent d’accepter que les réformes prennent du temps et soient longues à mettre en place. Leurs convictions idéalistes les amenaient à croire que les êtres humains sont naturellement bons et perfectibles ; le mal émanerait de l’irrationalité de certaines actions et par conséquent d’une mauvaise organisation sociale et politique. Ils connaissaient imparfaitement ou résistaient à la ligne de pensée gradualiste. Ils stigmatisaient la modération comme un signe de lâcheté. On pouvait sacrifier le présent au nom d’un futur lointain, on pouvait couper les têtes et verser le sang, mais il ne fallait faire aucune concession à la réalité, n’accepter aucun compromis ou geste de réconciliation. Le gagnant prend tout. Ce langage pétri de méfiance et d’affrontement a heureusement fini par disparaître sans heurt, mais pendant plusieurs décennies il a joui d’une circulation à grande échelle.

Pendant longtemps, cela est devenue la marque du politiquement correct à la chinoise : il suffit d’une feuille de papier propre pour dessiner l’image la plus belle. Mao n’avait aucune patience pour la lenteur de la tortue. Dans l’un de ses poèmes, il demande à ses partisans de se garder d’adhérer à l’approche gradualiste : « Oh, non, dix mille ans ? C’est trop long / Fais-le ici et maintenant. » D’où le Grand Bond en avant, les miracles d’un jour et tous les projets irréalistes pour un pays imaginaire.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de la révolution maoïste de 1949. Inutile de s’appesantir sur ses erreurs et ses gaffes. Contrairement à la conception politique confucéenne qui avait tendance à confondre le privé et le public, Mao insista naïvement sur le fait qu’ils appartiennent à deux mondes séparés, celui de la moralité personnelle et celui de l’organisation publique, et qu’il s’agit de deux systèmes de valeurs incompatibles. Il ressemble, de cette façon, à Machiavel, le patriote nationaliste. Mao inculqua aux jeunes l’idée que la grandeur d’une nation réside davantage dans les vertus civiques et collectives que dans les vertus privées. On ne peut pas faire d’omelette sans casser d’oeufs : à l’instar de Machiavel, Mao a cassé trop d’oeufs, mais il a quand même réussi à faire une omelette. Dans un moment d’autodérision, l’auteur du Petit Livre rouge se vanta d’avoir surpassé le Premier Empereur dans bien des domaines. Ses propos n’étaient pas très loin de la réalité. 

On peut considérer les activités de Mao avant les années cinquante dans une perspective nouvelle qui relève de l’interprétation positive de Machiavel proposée par Isaiah Berlin, un sioniste qui fut aussi un fervent défenseur de la liberté au XXe siècle. « Une fois que l’on s’embarque dans la transformation d’une société, il faut la poursuivre jusqu’au bout quel qu’en soit le prix : hésiter, reculer, être envahi de scrupules signifie trahir la cause que l’on défend. être un médecin implique, en tant que professionnel, d’être prêt à brûler, cautériser, amputer si c’est le remède ; s’arrêter en chemin, parce que l’on a des scrupules ou que l’on suit des préceptes qui n’ont rien à avoir avec sa mission ou sa pratique, est un signe de confusion et de faiblesse qui aboutira toujours, dans un cas comme dans l’autre, au pire résultat » (Berlin 1997 : 59). Je me demande si ces propos ne s’appliquent pas à l’entreprise de Mao et à son recul par rapport à la politique confucéenne. Son plus grand mérite est d’avoir finalement instauré un gouvernement fort et centralisé comme cela n’avait jamais été le cas auparavant et une efficacité administrative inégalée. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la Chine, le gouvernement éradiqua complètement le banditisme. C’est la contribution de Mao, menée à bien au prix de sacrifices considérables et parfois inutiles. Mais la route était dorénavant ouverte aux réformateurs gradualistes. Seule une formidable ingéniosité administrative pouvait permettre au gouvernement réformateur de Deng Xiaoping de mettre en chantier le processus de décentralisation et de restructuration d’une économie aussi vaste et complexe.

V

Aujourd’hui, de nombreux étudiants chinois en sciences politiques font preuve d’un réalisme prudent et pragmatique et se situent davantage du côté d’une sagesse pratique que d’une clarté théorique ou d’une bienséance idéologique. Ils sont parvenus à comprendre que les vérités humaines sont relatives et paradoxales et qu’il faut adopter comme principe directeur une politique de compromis ; que les humains ont des défauts et des failles et qu’avec un matériau aussi imparfait que l’homme, on ne peut rien construire d’entièrement irréprochable. Ils ne sont pas vraiment persuadés que l’histoire va nécessairement dans le sens du progrès ou qu’il existe une loi suprême qui gouverne le développement historique. Si le système actuel ne marche pas très bien ou ne dure pas, leur sens pratique leur dit qu’il faut le changer en douceur pour éviter l’apparition d’effets secondaires indésirables. Réformateurs plutôt que révolutionnaires, ils préfèrent de modestes réajustements fragmentaires et des améliorations locales aux projets ambitieux de démolitions et de reconstructions. Là où un doctrinaire radical se gausserait « des petits pas de vieille femme aux pieds bandés », un réformateur gradualiste n’aurait pas honte de croire que les réformes sont des processus longs qui progressent étape par étape, le succès ou l’échec de chacune d’elle influant sur la conception de l’étape suivante. Un proverbe chinois résume parfaitement cette attitude empiriste : « Traverse la rivière à gué en tatonnant à la recherche des pierres où poser ton pied » – fais un pas et regarde autour de toi avant d’en effectuer un autre.

Peu motivés par l’idée du « paradis maintenant », ils ont de sérieux doutes face aux grands récits du XIXe siècle et à leurs nouvelles versions. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils se satisfont du statu quo en Chine. Au contraire, ils perçoivent la gravité des nombreux problèmes sociaux et ils ne vont jamais décrier les mouvements d’indignation légitime. Forts des expériences amères des autres pays, ils comprennent que les problèmes grandissants et les maux avec lesquels la Chine est aux prises ne peuvent être résolus facilement et qu’il faudra beaucoup plus que de la démagogie pour s’en débarrasser. Leur pratique sociale les a familiarisés avec le pluralisme, dans le sens où ils ont découvert que des valeurs apparemment incompatibles pouvaient en fait coexister, quoique pas toujours de façon harmonieuse. Aux états-Unis et dans les pays européens, on a effectué des programmes de travaux publics à grande échelle, instauré la sécurité sociale et les subventions agricoles dans le cadre d’économies majoritairement privées. Les gens ont cru à tort qu’ils devaient faire un choix radical entre un capitalisme pur et simple et le socialisme. Eux ont dépassé leur tendance à favoriser les théories abstraites et insistent maintenant sur le fait que les problèmes individuels doivent être traités individuellement. L’étude minutieuse des problèmes concrets est plus valorisée que tous ces -ismes qui n’ont aucun fondement. La création d’une version chinoise du FDA (Food and Drug Administration) qui peut imposer des normes alimentaires ou médicales et réclamer des tests de non-toxicité est peut-être plus utile que l’importation hative de théories politico-sociales qui ont vu le jour dans des pays dont le contexte historique et culturel est complètement différent.

Quels sont les grands sujets qu’il faut prendre à bras-le-corps aujourd’hui en Chine ? Ils sont légion : le mépris grandissant pour les lois, l’exercice déplorable de la justice, la protection du droit du travail, la disparité de plus en plus marquée entre les riches et les pauvres, entre les régions côtières et les provinces situées dans les terres, une pollution sans précédent et une dégradation de l’environnement, l’absence d’un système de santé national et d’un système financier compatible avec un monde globalisé. Pour faire face à ces défis, la consolidation progressive des institutions publiques sont de la plus grande importance.

On entend souvent dire que le boom économique en Chine ne s’est pas accompagné d’une démocratisation politique. Il y a sans doute du vrai dans ce reproche. Mais on pourrait aussi rétorquer que ceux qui critiquent la Chine sont lents à comprendre que le boom est le résultat direct de mesures politiques qui conviennent aux besoins de la Chine. Les grandes réformes sociales en cours ont des implications économiques et politiques à long terme. D’autre part, Friedrich von Hayek, Karl Popper, Michael Oakeshott, John Rawls et Richard Rorty pour ce qui est du monde anglo- saxon et tous les postmodernes français ont un large écho en Chine : on les lit et on les commente publiquement. Dans une coquille de noix, les politologues chinois jettent sur le monde et sur eux-mêmes un regard différent à mesure que change leur « structure de référence », pour reprendre l’expression d’Edward Said. Comprendre dans le détail la critique de Tocqueville et son analyse de la Révolution française, par exemple, conduit à aborder le radicalisme chinois moderne sous un nouveau jour.

Dorénavant, la liberté ne se conçoit plus sans la paix, l’ordre et le respect de la loi. La mise en garde de Burke contre le désordre social est chère au coeur de chacun : « si la circonspection et la prudence font partie de la sagesse quand on travaille sur une matière inanimée, l’une et l’autre sont encore plus nécessaires quand le matériau à démolir et à construire n’est pas de la brique et du bois, mais des êtres doués de sensations. En modifiant brutalement leur état, leurs conditions, leurs habitudes, on peut semer le malheur parmi un grand nombre d’entre eux. » La qualité d’un bon législateur, selon Burke, consiste à laisser parler son coeur et à ne pas être trop sûr de soi. « Il doit aimer et respecter son prochain et se craindre lui-même… les mesures politiques, entreprises à des fins sociales, ne doivent être effectuées que par des moyens sociaux… Notre patience fera plus que notre force » (Burke 1969 : 281). Les réponses enthousiastes à ces paroles témoignent de la plus grande maturité humaine et politique en Chine, une Chine prête à récuser toute politique susceptible d’exposer les citoyens ordinaires aux aléas des grands plans sociaux.

De plus en plus de Chinois participent dans les médias à des discussions et des débats portant sur un vaste éventail de questions publiques. De plus en plus souvent, des voix s’élèvent pour s’indigner contre l’impuissance à laquelle sont réduits les moins privilégiés, pour exiger davantage de contrôle et d’équilibre, plus de transparence de la part des instances décisionnaires. Beaucoup plus politisés que leurs prédécesseurs au sens moderne et occidental du terme, les Chinois s’impliquent dans le domaine public et la société civile à travers des efforts individuels croissants. Parallèlement, les initiés à la politique apprennent soigneusement comment utiliser le langage à bon escient et sont devenus très sensibles aux discours faits de représentations et d’interprétations, aux intérêts habilement dissimulés dans un vocabulaire trompeur, à l’usage, voire à l’abus, idéologiquement acceptable de termes qui servent de couverture à des faits difficilement supportables comme tels.

En l’espace de trente ans, presque un tiers de la population chinoise a été sortie de l’extrême pauvreté. Un gigantesque projet d’urbanisation est en cours. La plus grande réalisation est peutêtre le fait que, en dépit des violentes critiques envers la corruption bureaucratique et les politiques locales qui ignorent les pauvres et les nécessiteux, une majorité écrasante de Chinois soutient le système politique actuel. C’est la seule raison pour laquelle le système a donné tort aux prédictions alarmistes quant à son effondrement.

 

 

 

 

 

1. Cela correspond au « Vox populi, vox dei ».

2. L’expression désigne, entre autres, l’individualisme des Chinois (N.d.T).

 

 

 

 

 

Références

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LA POLITIQUE CONFUCéENNE 127

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Wilde, O. (1969) The Artist as Critic: Critical Writings of Oscar Wilde.

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Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert

Edité par Yao Xiaodan

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