Le renouveau
actuel du confucianisme en Chine arrive à point nommé, car aucun pays ne peut faire
l’économie de valeurs fondamentales au moment où la nation entière est lancée
dans la course au profit. Ce renouveau, néanmoins, ne s’accompagne pas
d’une conscience critique envers les failles éventuelles du confucianisme comme
théorie politique, si l’on entend par politique une science et un art de
gouverner ainsi qu’une éthique publique et sociale.
I
Il est
communément admis que le taoïsme et le confucianisme, le yin et le yang dans la
culture chinoise, s’inscrivent dans une relation de complémentarité. Les deux
textes fondateurs du taoïsme, le Daodejing
et le Zhuangzi, étant de grands
morceaux de littérature. Le taoïsme a joui d’un meilleur accueil à l’extérieur
de l’Asie et il a même servi de source d’inspiration à des oeuvres
occidentales de grande beauté comme le poème « Lapis Lazuli » de W. B. Yeats et
les Nouvelles orientales de
Marguerite Yourcenar.
L’écrivain
préféré de Yourcenar est sans aucun doute Zhuangzi, le plus violent pourfendeur
des coutumes et des préjugés sociaux mais aussi un maître dans l’art du
détachement. Lorsque Herbert A. Giles fit paraître sa traduction en anglais du Zhuangzi en 1890, Oscar Wilde fit un
éloge vibrant de ce qu’il considérait comme la « critique la plus caustique qui
soit de la vie moderne » (Wilde 1969 : 221). Anarchiste convaincu, ce dandy
victorien avait été séduit par cette « manière retorse de viser la
transcendance » qui s’exprime dans des formules lapidaires telles que : « Toute
façon de gouverner est mauvaise » ou bien « Ne faites rien et tout se fera ». Wilde,
qui évoluait dans une société dominée par l’ordre et la stabilité, pouvait se
permettre un tel engouement. Pour Zhuangzi, un individu a le droit de réguler
entièrement sa conduite par sa volonté. Quand Aristote définit les êtres
humains comme des « animaux politiques », il considère tout individu séparé de
la polis comme « un brandon de
discorde, et on peut le comparer à une pièce isolée au jeu de trictrac » (Politique 1253a). Ce principe est
renversé dans l’approche apolitique de notre sage chinois. Wilde adhère aux
propos de Zhuangzi en raison de cet individualisme extrême. Il en reprend à son
compte la subtile philosophie subversive pour fustiger toutes les « sociétés
humanitaires », les « organisations philanthropiques » et « les leçons de morales
lénifiantes sur l’amour du prochain » dans la société qui était la sienne.
Pratiquement aucun Chinois se rendant en Grande-Bretagne à cette époque
n’aurait adhéré au rejet exprimé par Wilde. De temps en temps, les
Chinois remarquaient que la propension à la charité était profondément ancrée
dans le tissu de la société anglaise. Mais, tout au plus, ils se limitaient à
manifester leur étonnement amusé face à l’existence même d’organisations
bénévoles telles que la « Société royale pour la prévention de la cruauté
envers les animaux ».
Considérons
rapidement la vision que les contemporains de Wilde avaient de la Chine. Au
tournant du XIXe et du XXe siècles, G. E. Morrison, un colon anglais qui
travaillait à Beijing comme correspondant pour The Times, remarqua avec maladresse que la Chine était davantage un
mélange d’humanité qu’une nation. Il en concluait avec raillerie qu’à l’échelle
du pays, le patriotisme était lettre morte (Morrison 1976). Timothy Richard
(1916), l’un des plus influents missionnaires britanniques de l’époque,
décrivit comment, vers 1880, il avait porté secours à des victimes de la
famine dans la province du Shandong, tandis que les autorités locales
restaient les bras croisés.
En fait, en
cette époque de crise écologique et de course à la consommation, l’importance
donnée par le taoïsme à l’harmonie entre l’homme et la nature pourrait servir à
infléchir la course vers une industrialisation et un développement sauvages.
Mais ce qui est une qualité chez le poète ou le philosophe marginal pourrait bien
passer pour un vice chez l’homme d’état. Si l’on adoptait le message politique
implicite du taoïsme comme principe social, il ne fait aucun doute qu’il
s’ensuivrait des catastrophes. Dans sa comparaison entre l’humanisme occidental
et le naturalisme taoïste, Frederick W. Mote (1989 : 62-63) a noté avec
justesse que « l’humanisme s’est développé en Occident comme réaction
à l’autoritarisme religieux. La conception païenne de la nature
allait évidemment de pair avec cet humanisme pour des raisons historiques et
culturelles. En Chine, l’idéalisation taoïste de la nature relevait d’un
pessimisme quant à la capacité humaine de préserver l’ordre et la sécurité dans
la société. Il s’agissait de chercher dans la nature un refuge face à
l’humanité… Par conséquent, le taoïsme en est venu à considérer l’homme en
société comme un être égaré. Il méprisait le gouvernement, redoutait le progrès
et la civilisation et se méfiait de toutes les prouesses techniques. Il finit
par considérer les normes, les définitions, les différences et les
classifications (que le confucianisme plaçait si haut) comme des outils
dégradants, destinés à détruire l’état d’harmonie de la nature immaculée. Cette
pensée émergea à une époque de désordre social – à l’instar du confucianisme –
et se focalisa de façon obsessionnelle sur la préservation de la vie. Elle
prônait le repli sur la nature parce que la société humaine lui paraissait trop
aléatoire ». Le taoïsme possédait ainsi un aspect assez terre-à-terre, à savoir
la recherche de la longévité par tous les moyens.
II
Beaucoup
s’imaginent que le taoïsme s’oppose fondamentalement au confucianisme qui est
axé sur le bien-être du peuple, un but recherché de tout gouvernement. Ce qui
rend la politique confucéenne plus séduisante à l’esprit moderne est qu’elle
recèle un élément de démocratie : « Le
Ciel voit par les yeux de mon peuple ; le Ciel entend par les oreilles de mon
peuple » (Mencius, 5A.51). Mais
en y regardant de plus près, on s’aperçoit avec étonnement que les deux écoles
de pensée ont quelque chose en commun : toutes deux acceptent le concept d’un
gouvernement faible et aucune d’elles ne s’intéresse vraiment à l’éthique
publique, qui est au fondement même du politique.
Il existe une
célèbre doctrine dans le Daodejing
(ch. 60) : l’art de gouverner un vaste pays est analogue à la façon de cuisiner
un petit poisson – il faut le laisser tranquille, afin qu’il ne parte pas
en morceaux. On ne trouvera nulle part ailleurs une manifestation aussi
éclatante du credo de non-interventionnisme gouvernemental. Mais le
laisser-faire fait aussi partie intégrante du confucianisme. Dans les Entretiens, Shun, l’un des deux leaders
les plus réputés de l’Âge d’or, est cité en exemple par Confucius pour «
l’art de gouverner sans agir » (无为而治). « Il se tenait
révérencieusement face au Sud et c’est tout » (Entretiens, 15.4). Le monde politique confucéen ne connaît pas le
Léviathan de Hobbes. L’inaction gouvernementale trouve une autre confirmation
sous la plume de Mencius, qui prétend qu’« il n’est pas difficile de
gouverner. Il suffit de ne pas offenser les grandes maisons » (4A.6).
Les fonctions gouvernementales proprement dites semblent avoir été déléguées ou
cédées aux centres de pouvoir.
Si un
gouvernement éclairé traite bien son peuple, dit Mencius, il s’épargne le
recours à la punition et aux amendes et il allège les impôts comme les taxes.
Cette gentillesse toute paternelle est considérée comme la source du pouvoir
politique. Confucius et Mencius pensent que l’homme est né bon et que sa bonté
innée lui permet de suivre quelqu’un d’encore plus vertueux. Diriger un
état est une chose délicate qui dépend presque uniquement de l’éducation
personnelle. Si un homme est bon, sa vertu et son enseignement s’étendront
par-delà les mers comme un torrent et les gens seront irrésistiblement attirés
vers lui comme par le courant. Le confucianisme distingue l’homme supérieur du
bas peuple. Ironiquement, quand on affirme et confirme le pouvoir édifiant
de l’exemple moral, la frontière entre les deux catégories disparaît. Mencius
dit : « Si le prince est animé par le sens de l’humanité, il n’y aura rien qui
ne le sera ; s’il est mu par celui de l’équité, partout se répandra l’équité ;
de même la rectitude, si le prince est droit » (4.A.20). Dans les textes
confucéens, le « peuple » est souvent perçu comme une sorte de tout unifié et
indistinct, dépourvu de tout conflit d’intérêts en son sein. Dans le monde
politique imaginaire brossé par Confucius et Mencius, les lions et les
renards brillent par leur absence. Celui qui aime et respecte les autres
est inévitablement aimé et respecté en retour ; chacun fait aux autres ce qu’il
voudrait qu’on lui fît. Il doit y avoir une sorte de puissance morale qui agit
invisiblement afin de maintenir l’harmonie parfaite au sein des relations et
des activités sociales – une « main morale invisible », pour ainsi dire. Par un
effet pervers, il résulte de cette croyance que le bas peuple, puisqu’il est
une copie conforme de la moralité qui règne au sommet de l’état, ne peut être
tenu responsable de ses actes. Il existe en Chine un dicton célèbre qui dit que
si la poutre maîtresse n’est pas droite, les poutrelles iront de travers.
Heureusement, il n’existe aucun cas de dignitaires corrompus à montrer du doigt
qui puisse justifier les délits de l’homme du commun ou ses infractions graves.
La
Grande étude, l’un des textes fondateurs du
confucianisme, s’ouvre sur l’idée qu’une fois que l’on a purifié son coeur,
cultivé sa personne et régulé sa famille, on est à même de diriger
correctement l’état. Ce principe célèbre introduit une continuité entre
les vertus privées et le bien public. Mandeville a peut-être tort de penser que
les vices privés font le bien public, mais il est tout aussi erroné d’affirmer
que les vertus privées vont toujours de pair avec les intérêts de l’état. Les
visions confucéennes de la réalité relèvent du monisme, car les valeurs sont
cohérentes et compatibles : il existe un ensemble de normes supérieures
permettant d’évaluer toutes les conduites privées et publiques. Mais la purification
des coeurs et le contrôle des familles ne font pas nécessairement bon ménage.
Il revient à l’état de faire face aux tensions et aux conflits potentiels de
tous genres qui se manifestent dans la sphère publique et de les dénouer par
des moyens politiques. Or la théorie sociale du confucianisme donne parfois
l’impression de se tenir soigneusement à l’écart de ces problèmes désagréables.
C’est aussi dans
le regard de l’Occident que le véritable amour de soi et l’amour social
coïncident. Dans son Essai sur l’homme, Alexander
Pope fait l’éloge de l’amour de soi :
Dieu aime du
tout à la partie, chez l’homme
L’ame monte du
particulier à la sommité.
L’amour propre
éveille l’esprit vertueux
Comme le galet,
le lac paisible émeut.
Le centre bouge,
un cercle étroit fait suite
Et puis un
autre, un autre encore l’imite,
Ami, parent,
voisin, d’abord embrasse,
Puis son pays,
et puis l’humaine race ;
De pus en plus
loin, l’esprit qui s’épand
Toute créature,
de toute espèce comprend.
La terre sourit,
dotée d’atouts divins,
Et Ciel
contemple son image en son sein (IV, 1273-1284).
Ces cercles
concentriques sont aussi ordonnés que les couplets de Pope. Mais généralement,
dans la vie réelle, plus d’un caillou vient troubler simultanément la surface
du lac et y créer la confusion à mesure que les cercles se rencontrent et se
mêlent. C’est plus facile à dire qu’à faire. L’amour même de Pope ne pourrait
pas onduler de façon régulière depuis le centre jusqu’à la périphérie. J’en
veux pour preuve La Dunciade, ou Guerre
des sots (1728), où il décharge sa bile sur les institutions littéraires
qui l’entourent et tourne ouvertement en ridicule ses confrères écrivains.
Une des
faiblesses du confucianisme en tant que théorie politique est que l’on y
discute souvent de politique, autrement dit d’éthique publique et sociale, en
termes de vertus privées. Ce ne serait pas rendre justice à Confucius que de
l’accuser d’ignorer la différence entre public et privé. Quand les deux entrent
en conflit, le public doit s’incliner devant le privé. Dans les Entretiens, le duc de She informe
Confucius que, dans sa région, certains se comportent avec une droiture
extrême, au point que si leur père avait volé un mouton, ils témoigneraient
contre lui. Au risque de paraître ambigu, Confucius répliqua que l’« on se fait
une autre idée de la droiture chez nous [:] le père protège son fils et le fils
son père. Tel est le sens de la droiture chez nous » (Entretiens, 13.18). La piété filiale étant la clé de voûte de la
structure morale du confucianisme, Confucius semble approuver cette règle de
conduite.
Le christianisme
prétend également que les dirigeants vertueux créent des hommes vertueux, bien
qu’il ne fasse aucune concession à la nature humaine. C’est là ce qui sépare le
christianisme du confucianisme. On pourrait dire que les théories politiques
du confucianisme tendent à ignorer les travers des hommes, voire leur cruauté.
Le confucianisme s’oppose presque radicalement au machiavélisme. Il ne
viendrait jamais à Confucius ou à Mencius l’idée que les gens puissent être
ingrats, inconstants, faux, lâches, cupides, mais qu’une fois pris le pouvoir
on puisse les assujettir complètement sans que cela ne soit lié à sa propre
bonté morale. Pour les deux sages chinois, il est à peine nécessaire de
maîtriser l’art de gouverner ; de même, la fourberie et la duplicité sont
incontestablement des atteintes à la moralité. L’un et l’autre ne se prétendent pas
meilleurs, mais ils ne sont pas animés par une passion aussi lucide et forte
que celle qu’éprouve Machiavel pour l’unité, la paix et la prospérité de son
pays. T. S. Eliot trouve que c’est sous l’emprise d’un patriotisme passionné
que le Florentin a « levé le voile sur la nature humaine » (Eliot 1928 :
39-52).
Les deux grands
confucéens ont passé pratiquement toute leur vie à voyager dans un nombre
important d’états pour promouvoir leur philosophie morale. La paix et la
prospérité dépendent de la vertu des citoyens, qu’elles contribuent à leur tour
à alimenter. à cette époque, la conscience nationale ne s’était pas encore
cristallisée, sinon leur théorie politique aurait été enrichie et vivifiée
par des idéaux collectifs de service à l’état et par ce qu’Edmund
Burke qualifierait de « lieu du sentiment public ».
L’idée
universaliste de « tout ce qui est sous le ciel » peut certes être méritoire à
une époque où le nationalisme militant fait rage, mais elle ne peut aboutir à
des théories solides sur la paix, la gloire et la splendeur d’un état ou d’une
nation, dans laquelle s’imposent des qualités telles que la détermination, la
bravoure et la ferveur publique, et où les citoyens ne demandent qu’à
prospérer, à accomplir le meilleur d’eux-mêmes et à se sentir fiers de la
réussite de leur communauté.
III
Quand on regarde
l’histoire de la Chine, on s’aperçoit que la façon de gouverner n’a pas
toujours obéi aux idéaux politiques du confucianisme. Cependant, ces idéaux,
profondément ancrés dans l’inconscient collectif, ont peut-être été à l’origine
de phénomènes dignes d’attention : la faiblesse du gouvernement dans le
domaine public, le manque d’espace public, l’absence d’organisations
bénévoles et indépendantes de liens de parenté qui auraient pu opérer une
médiation entre le gouvernement et la base. La société dans son ensemble se
compose de monades lâches de familles et de clans.
Peut-être, sur
le plan géographique, le pays est-il trop grand pour être gouverné. En dépit du
monopole gouvernemental du sel et du fer, qui souvent n’existait qu’en théorie,
la société chinoise a adopté, en matière d’économie, une politique de
laisser-faire en raison du manque de réseaux de communication et
d’infrastructures. Cette attitude se retrouvait dans la sphère politique
proprement dite. Le dicton « le ciel est haut et l’empereur très loin »
révèle ouvertement que dans la société chinoise traditionnelle l’anarchie se
doublait de l’inefficacité des interventions étatiques. En 1914, trois ans
après l’effondrement de la dynastie Qing, un historien japonais attribua à
l’inaction gouvernementale la vague de banditisme qui submergeait la Chine. Il
mettait en avant le fait que la cour impériale chinoise, trop faible pour
maintenir la moindre justice sociale, permettait aux forts d’opprimer les
faibles et aux grands de tyranniser les petits. Ceux qui enfreignaient la
loi paraissaient invincibles et à l’abri de toutes représailles
judiciaires (cf. Spence 1978). Finalement, ceux qui étaient insultés et
lésés devaient recourir à des remèdes extrêmes pour assurer leurs droits à
subsister (Kimiyama 1914 : chap. 51). Un autre intellectuel japonais, Watanabe
Hideyoshi, souligna dans ses
Particularités de la Chine que les Japonais avaient confiance en la
protection de l’état, tandis les Chinois ordinaires devaient compter sur
eux-mêmes pour assurer leur sécurité personnelle. Cette absence de sentiment de
sécurité s’immisçait dans la trame du monde public et pouvait être tenue pour
responsable d’un certain degré d’indifférence sociale et de repli sur soi d’un
grand nombre de Chinois. On apprend, dans le roman classique de Shi Nai’an, Au bord de l’eau, comment les villageois
s’adonnaient aux arts martiaux pour se défendre contre les bandits. La police,
sous sa forme moderne, n’a vu le jour qu’au début du XXe siècle, pendant et
après l’occupation étrangère de Tianjin dans le sillage de la rébellion des
Boxers.
Avant l’arrivée
des communistes au pouvoir en 1949, les quartiers chinois étaient facilement
aux mains de mafias criminelles qui semaient la terreur, de propriétaires
despotiques et de ruffians locaux (Smith 1968 : chap. 20). Une telle absence de
la force publique ne faisait que miner davantage la solidarité sociale. D’où
la proverbiale incapacité des Chinois à l’entraide : chacun balaiera la neige
sur le pas de sa porte mais ne se souciera guère du gel sur le toit du voisin.
L’ironie veut qu’en Chine les efforts collectifs concertés ont été une question
de vie et de mort dans des contextes historiques précis, par exemple quand Yu
le Grand mena son peuple pour enrayer les inondations provoquées par le
débordement de la Rivière Jaune. Mais en réalité, il y a cent ans, le pays
était si mal organisé sur le plan social qu’on décrivait avec raison le
peuple chinois comme « une étendue de sable meuble2 ».
IV
La situation des
affaires était véritablement lamentable à l’époque. Dans un climat politique
favorable à un changement radical, des termes tels que « république », «
démocratie », « révolution », « liberté » firent leur apparition en Chine en même temps
que naissait un formidable intérêt pour les théories politiques. Les étudiants
et les intellectuels chinois nourrissaient un sentiment de frustration face à
la condition humiliante de leur pays et les Mandchous, le groupe ethnique qui
détenait le pouvoir, furent tout naturellement désignés comme le bouc émissaire
de l’échec de la Chine. Néanmoins, curieusement, le développement d’un discours
sur la liberté et la révolution se voulait séparé des réalités sociales et des
coutumes profondément implantées dans la société ; c’était le genre de
rhétorique diffuse contre laquelle certains politologues chinois sont
finalement devenus très vigilants. Les jeunes radicaux, à l’instar de ces
hommes de lettres révolutionnaires au XVIIIe siècle en France, étaient enclins
à de vastes généralisations, prônaient des systèmes législatifs bien
circonscrits, et manifestaient leur dédain pour une analyse précise de
la réalité. Quand l’ancien régime fut renversé, ils n’avaient rien de précis,
de tangible ou de constructif à dire ni à proposer, excepté leur « envie de
refaire à la fois la constitution tout entière suivant les règles de la logique
et d’après un plan unique, au lieu de chercher à l’amender dans ses parties »
(Tocqueville 1952 : 200).
La chute de la
dynastie Qing en 1911 fut suivie d’une succession de gouvernements éphémères et
de décennies de guerres civiles. Des chefs de guerre et des nationalistes de
différents bords, sans oublier un empereur autoproclamé, se lancèrent dans une
lutte sans merci pour s’emparer du pouvoir. Ils marchandèrent les
intérêts vitaux de la patrie afin d’obtenir le soutien financier des
puissances étrangères. La toute nouvelle « république » attira l’attention de
Frank J. Goodnow, premier président de l’Association Américaine de Sciences
Politiques et, pendant très longtemps, président de l’Université Johns Hopkins.
Nommé conseiller officiel de la « République de Chine » à Beijing de 1913 à
1914, Goodnow participa à l’élaboration de la constitution provisoire d’un pays
qui, à son avis, sous-estimait sciemment le poids de son héritage culturel et
politique. Il fit remarquer que la Chine ne disposait pas des conditions
sociales et politiques nécessaires pour se calquer sur une démocratie de style
occidental, ni des « détails pratiques » d’un système représentatif. Il fut
même d’accord avec les mandarins réformateurs qui, vers la fin de la dynastie
Qing, pensaient que l’adoption d’une monarchie constitutionnelle était
préférable face à un cadre « républicain » incapable de mettre en place un
gouvernement responsable ou d’assurer la bonne marche de l’administration.
Goodnow n’alimenta pas l’illusion selon laquelle ce qui est bon pour une nation
doit être bon pour une autre. Son hésitation à importer en Chine le système
politique américain rappelle l’attention portée par Edmund Burke aux situations
concrètes. Burke manifesta son sens de la responsabilité face aux Français en
les dissuadant d’imiter fidèlement le modèle britannique, bien qu’il fût l’un
des plus ardents critiques de la Révolution française : « je dois voir de mes
propres yeux, je dois, d’une certaine façon, toucher de mes propres mains les
circonstances, qu’elles soient immuables ou momentanées, avant de pouvoir
m’aventurer à suggérer un quelconque projet politique » (Burke 1969 : 312).
Dix ans après la
Révolution nationaliste de 1911, Bertrand Russell réclama l’instauration d’un
gouvernement fiable et solide qui puisse développer l’industrie nationale et
promouvoir l’éducation. Pour assurer le succès de ces objectifs, il suggéra aux Chinois
de cultiver leur conscience politique, leur engagement individuel dans la vie
de la cité et leur sens du devoir social (Russell 1922 : chap. 15). Sa femme
d’alors, Dora Russell, a noté ses observations au moment où les gens mouraient
de la famine aux abords de Beijing. Les étrangers organisèrent des secours et
furent choqués de l’apparente indifférence des Chinois. « Les gens se
montraient inhumains et ne se préoccupaient guère d’apporter un
quelconque soulagement aux autres. Ils abandonnent leurs voisins gravement
malades et les laissent seuls même quand ils sont sur le point de mourir » (D.
Russell 1978 : 125).
Le Docteur Sun
Yat-sen déplora cet état de désunion et d’apathie lorsqu’il formula ses
propositions pour une Chine moderne en 1917, sans réaliser qu’il était en
partie responsable de cette tragédie. Il finit par s’apercevoir, mais un peu
tard, que ce dont lui et ses camarades avaient besoin, c’était de citoyens
pourvus de vertus civiques et d’un gouvernement fort et centralisé. Son successeur
Jiang Kai-shek tenta de centraliser le pouvoir, mais il échoua du fait de la
guerre japonaise d’une part, et des sérieux défis lancés par Mao Zedong,
d’autre part.
Dans les années
vingt, de jeunes radicaux qui défendaient des idées de gauche refusèrent
d’accepter que les réformes prennent du temps et soient longues à mettre en
place. Leurs convictions idéalistes les amenaient à croire que les êtres
humains sont naturellement bons et perfectibles ; le mal émanerait de
l’irrationalité de certaines actions et par conséquent d’une mauvaise
organisation sociale et politique. Ils connaissaient imparfaitement ou
résistaient à la ligne de pensée gradualiste. Ils stigmatisaient la
modération comme un signe de lâcheté. On pouvait sacrifier le présent au
nom d’un futur lointain, on pouvait couper les têtes et verser le sang, mais il
ne fallait faire aucune concession à la réalité, n’accepter aucun compromis ou
geste de réconciliation. Le gagnant prend tout. Ce langage pétri de méfiance et
d’affrontement a heureusement fini par disparaître sans heurt, mais pendant
plusieurs décennies il a joui d’une circulation à grande échelle.
Pendant
longtemps, cela est devenue la marque du politiquement correct à la chinoise :
il suffit d’une feuille de papier propre pour dessiner l’image la plus belle.
Mao n’avait aucune patience pour la lenteur de la tortue. Dans l’un de ses
poèmes, il demande à ses partisans de se garder d’adhérer à l’approche
gradualiste : « Oh, non, dix mille ans ? C’est trop long / Fais-le ici et
maintenant. » D’où le Grand Bond en avant, les miracles d’un jour et tous les
projets irréalistes pour un pays imaginaire.
Je n’entrerai
pas ici dans le détail de la révolution maoïste de 1949. Inutile de
s’appesantir sur ses erreurs et ses gaffes. Contrairement à la conception
politique confucéenne qui avait tendance à confondre le privé et le public, Mao
insista naïvement sur le fait qu’ils appartiennent à deux mondes séparés, celui
de la moralité personnelle et celui de l’organisation publique, et qu’il s’agit
de deux systèmes de valeurs incompatibles. Il ressemble, de cette façon, à
Machiavel, le patriote nationaliste. Mao inculqua aux jeunes l’idée que la
grandeur d’une nation réside davantage dans les vertus civiques et collectives
que dans les vertus privées. On ne peut pas faire d’omelette sans casser
d’oeufs : à l’instar de Machiavel, Mao a cassé trop d’oeufs, mais il a quand
même réussi à faire une omelette. Dans un moment d’autodérision, l’auteur du Petit Livre rouge se vanta d’avoir
surpassé le Premier Empereur dans bien des domaines. Ses propos n’étaient pas
très loin de la réalité.
On peut
considérer les activités de Mao avant les années cinquante dans une perspective
nouvelle qui relève de l’interprétation positive de Machiavel proposée par
Isaiah Berlin, un sioniste qui fut aussi un fervent défenseur de la liberté au
XXe siècle. « Une fois que l’on s’embarque dans la transformation d’une
société, il faut la poursuivre jusqu’au bout quel qu’en soit le prix : hésiter,
reculer, être envahi de scrupules signifie trahir la cause que l’on
défend. être un médecin implique, en tant que professionnel, d’être prêt
à brûler, cautériser, amputer si c’est le remède ; s’arrêter en chemin, parce
que l’on a des scrupules ou que l’on suit des préceptes qui n’ont rien à avoir
avec sa mission ou sa pratique, est un signe de confusion et de faiblesse qui
aboutira toujours, dans un cas comme dans l’autre, au pire résultat » (Berlin
1997 : 59). Je me demande si ces propos ne s’appliquent pas à l’entreprise de
Mao et à son recul par rapport à la politique confucéenne. Son plus grand
mérite est d’avoir finalement instauré un gouvernement fort et centralisé comme
cela n’avait jamais été le cas auparavant et une efficacité administrative
inégalée. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la Chine, le
gouvernement éradiqua complètement le banditisme. C’est la contribution de Mao,
menée à bien au prix de sacrifices considérables et parfois inutiles. Mais la
route était dorénavant ouverte aux réformateurs gradualistes. Seule une
formidable ingéniosité administrative pouvait permettre au
gouvernement réformateur de Deng Xiaoping de mettre en chantier le processus de
décentralisation et de restructuration d’une économie aussi vaste et complexe.
V
Aujourd’hui, de
nombreux étudiants chinois en sciences politiques font preuve d’un réalisme
prudent et pragmatique et se situent davantage du côté d’une sagesse pratique
que d’une clarté théorique ou d’une bienséance idéologique. Ils sont parvenus
à comprendre que les vérités humaines sont relatives et paradoxales et qu’il
faut adopter comme principe directeur une politique de compromis ; que les
humains ont des défauts et des failles et qu’avec un matériau aussi imparfait
que l’homme, on ne peut rien construire d’entièrement irréprochable. Ils ne
sont pas vraiment persuadés que l’histoire va nécessairement dans le sens du
progrès ou qu’il existe une loi suprême qui gouverne le développement
historique. Si le système actuel ne marche pas très bien ou ne dure pas, leur
sens pratique leur dit qu’il faut le changer en douceur pour éviter
l’apparition d’effets secondaires indésirables. Réformateurs plutôt que
révolutionnaires, ils préfèrent de modestes réajustements fragmentaires et des
améliorations locales aux projets ambitieux de démolitions et de
reconstructions. Là où un doctrinaire radical se gausserait « des petits pas de
vieille femme aux pieds bandés », un réformateur gradualiste n’aurait pas honte
de croire que les réformes sont des processus longs qui progressent étape par
étape, le succès ou l’échec de chacune d’elle influant sur la conception de
l’étape suivante. Un proverbe chinois résume parfaitement cette attitude
empiriste : « Traverse la rivière à gué en tatonnant à la recherche des pierres
où poser ton pied » – fais un pas et regarde autour de toi avant d’en effectuer
un autre.
Peu motivés par
l’idée du « paradis maintenant », ils ont de sérieux doutes face aux grands
récits du XIXe siècle et à leurs nouvelles versions. Cela ne signifie pas pour
autant qu’ils se satisfont du statu quo
en Chine. Au contraire, ils perçoivent la gravité des nombreux problèmes
sociaux et ils ne vont jamais décrier les mouvements d’indignation légitime.
Forts des expériences amères des autres pays, ils comprennent que les problèmes
grandissants et les maux avec lesquels la Chine est aux prises ne peuvent être
résolus facilement et qu’il faudra beaucoup plus que de la démagogie pour s’en
débarrasser. Leur pratique sociale les a familiarisés avec le pluralisme, dans
le sens où ils ont découvert que des valeurs apparemment incompatibles
pouvaient en fait coexister, quoique pas toujours de façon harmonieuse. Aux
états-Unis et dans les pays européens, on a effectué des programmes de travaux
publics à grande échelle, instauré la sécurité sociale et les subventions
agricoles dans le cadre d’économies majoritairement privées. Les gens ont cru à
tort qu’ils devaient faire un choix radical entre un capitalisme pur et simple
et le socialisme. Eux ont dépassé leur tendance à favoriser les théories
abstraites et insistent maintenant sur le fait que les problèmes individuels
doivent être traités individuellement. L’étude minutieuse des problèmes
concrets est plus valorisée que tous ces -ismes qui n’ont aucun fondement. La
création d’une version chinoise du FDA (Food
and Drug Administration) qui peut imposer des normes alimentaires ou
médicales et réclamer des tests de non-toxicité est peut-être plus utile que l’importation
hative de théories politico-sociales qui ont vu le jour dans des pays dont le
contexte historique et culturel est complètement différent.
Quels sont les
grands sujets qu’il faut prendre à bras-le-corps aujourd’hui en Chine ? Ils
sont légion : le mépris grandissant pour les lois, l’exercice déplorable de la
justice, la protection du droit du travail, la disparité de plus en plus
marquée entre les riches et les pauvres, entre les régions côtières et les
provinces situées dans les terres, une pollution sans précédent et une
dégradation de l’environnement, l’absence d’un système de santé national et
d’un système financier compatible avec un monde globalisé. Pour faire face à
ces défis, la consolidation progressive des institutions publiques sont de la
plus grande importance.
On entend
souvent dire que le boom économique en Chine ne s’est pas accompagné d’une démocratisation
politique. Il y a sans doute du vrai dans ce reproche. Mais on pourrait aussi
rétorquer que ceux qui critiquent la Chine sont lents à comprendre que le boom
est le résultat direct de mesures politiques qui conviennent aux besoins de la
Chine. Les grandes réformes sociales en cours ont des implications économiques
et politiques à long terme. D’autre part, Friedrich von Hayek, Karl Popper,
Michael Oakeshott, John Rawls et Richard Rorty pour ce qui est du monde anglo- saxon
et tous les postmodernes français ont un large écho en Chine : on les lit et on
les commente publiquement. Dans une coquille de noix, les politologues chinois
jettent sur le monde et sur eux-mêmes un regard différent à mesure que change
leur « structure de référence », pour reprendre l’expression d’Edward Said.
Comprendre dans le détail la critique de Tocqueville et son analyse de la
Révolution française, par exemple, conduit à aborder le radicalisme chinois
moderne sous un nouveau jour.
Dorénavant, la
liberté ne se conçoit plus sans la paix, l’ordre et le respect de la loi. La
mise en garde de Burke contre le désordre social est chère au coeur de chacun :
« si la circonspection et la prudence font partie de la sagesse quand on
travaille sur une matière inanimée, l’une et l’autre sont encore plus
nécessaires quand le matériau à démolir et à construire n’est pas de la brique
et du bois, mais des êtres doués de sensations. En modifiant brutalement leur état,
leurs conditions, leurs habitudes, on peut semer le malheur parmi un grand
nombre d’entre eux. » La qualité d’un bon législateur, selon Burke, consiste à
laisser parler son coeur et à ne pas être trop sûr de soi. « Il doit aimer et
respecter son prochain et se craindre lui-même… les mesures politiques,
entreprises à des fins sociales, ne doivent être effectuées que par des moyens
sociaux… Notre patience fera plus que notre force » (Burke 1969 : 281). Les réponses
enthousiastes à ces paroles témoignent de la plus grande maturité humaine et
politique en Chine, une Chine prête à récuser toute politique susceptible
d’exposer les citoyens ordinaires aux aléas des grands plans sociaux.
De plus en plus
de Chinois participent dans les médias à des discussions et des débats portant
sur un vaste éventail de questions publiques. De plus en plus souvent, des voix
s’élèvent pour s’indigner contre l’impuissance à laquelle sont réduits les
moins privilégiés, pour exiger davantage de contrôle et d’équilibre, plus de
transparence de la part des instances décisionnaires. Beaucoup plus politisés
que leurs prédécesseurs au sens moderne et occidental du terme, les Chinois
s’impliquent dans le domaine public et la société civile à travers des efforts
individuels croissants. Parallèlement, les initiés à la politique apprennent
soigneusement comment utiliser le langage à bon escient et sont devenus très
sensibles aux discours faits de représentations et d’interprétations, aux intérêts
habilement dissimulés dans un vocabulaire trompeur, à l’usage, voire à l’abus,
idéologiquement acceptable de termes qui servent de couverture à des faits
difficilement supportables comme tels.
En l’espace de
trente ans, presque un tiers de la population chinoise a été sortie de
l’extrême pauvreté. Un gigantesque projet d’urbanisation est en cours. La plus
grande réalisation est peutêtre le fait que, en dépit des violentes critiques
envers la corruption bureaucratique et les politiques locales qui ignorent les
pauvres et les nécessiteux, une majorité écrasante de Chinois soutient le
système politique actuel. C’est la seule raison pour laquelle le système a
donné tort aux prédictions alarmistes quant à son effondrement.
1. Cela correspond au « Vox populi, vox dei ».
2. L’expression désigne, entre autres, l’individualisme des Chinois (N.d.T).
Références
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LA POLITIQUE CONFUCéENNE 127
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Traduit de l’anglais
par Nicole G. Albert
Edité par Yao Xiaodan