Du fait de son
apparition tardive en Chine, la notion de droits de l’homme fut à peine
effleurée dans la culture traditionnelle chinoise. En revanche, le thème de la
personne humaine et de sa dignité a fréquemment été abordé par la pensée
chinoise traditionnelle. La compréhension et l’interprétation chinoises des
droits de l’homme, étroitement liées au contexte historique et culturel dont elles
dépendent, dateraient donc de la civilisation chinoise et de ses valeurs
particulières.
L’histoire de la
pensée chinoise s’inscrit par essence dans le cadre d’une tradition humaniste
principalement fondée sur une conception de la personne humaine. Il n’est pas
exagéré de dire que l’humanisme a de fait dominé la pensée traditionnelle
chinoise dès qu’une véritable conscience philosophique est apparue. Mais il s’agit
d’un type d’humanisme bien spécifique. En mettant fortement l’accent sur
l’importance et sur la dignité de la personne humaine, elle-même comprise comme
voie de réalisation des valeurs suprêmes du monde, l’humanisme chinois s’est
développé dans un contexte socioculturel particulier radicalement différent de
celui des pays occidentaux.
Débats et
discussions enflammées eurent lieu sur le thème de la personne humaine entre
les différentes écoles philosophiques – les trois plus influentes étant celle
du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme. Cependant, du fait que la
philosophie confucianiste fut longtemps considérée comme la référence au sein
de la société chinoise, elle a fini, peu à peu, par être reconnue puis soutenue
par les dirigeants impériaux tout au long des dynasties successives, pour
devenir ainsi le courant principal de la pensée et de la culture chinoise
traditionnelle. Sa domination au sein de la société chinoise, longue de 2 000
ans, lui a permis de jouer un rôle extrêmement important aussi bien dans la
manière de pensée, dans le mode de vie ou dans la structure psychologique et
culturelle, que dans la formation et l’évolution du système sociopolitique des
Chinois. Son influence est d’ailleurs restée sensible jusque dans la vie concrète
de la Chine moderne contemporaine. Toute discussion relative à la personne
humaine et à sa dignité au sein de la culture chinoise traditionnelle doit donc
prioritairement être évaluée à l’aune du confucianisme.
Confucius (551
av. J.-C.-479 av. J.-C.) fut, comme chacun sait, le fondateur de la philosophie
chinoise. Il fut le premier à proposer un ensemble de conceptions
philosophiques sur l’homme, offrant ainsi une orientation précise au
développement de la philosophie et de la culture chinoises. Avant Confucius,
seules quelques rares idées philosophiques, non systématiques et peu attentives
à l’homme, se trouvaient dispersées ça et là dans quelques documents anciens. à l’époque
de la dynastie Shang, on croyait que l’ensemble des phénomènes naturels et des
activités humaines était contrôlé par l’être suprême surnaturel, le « Ciel » (T’ien) ou « Dieu » (Ti), et que l’homme n’était qu’un simple jouet livré aux forces
surnaturelles et inviolées de ce dernier. Mais cette idée évolua peu à peu, et
les gens commencèrent à acquérir une conception plus rationnelle du « Ciel ».
Au cours du XIe siècle av. J.-C., la victoire de Chou sur Shang marqua le
passage des vieilles conceptions du « Ciel » ou de « Dieu » vers de nouvelles
interprétations. Auparavant, l’autorité de la loi du « Ciel » sur l’homme était
générale et absolue, et l’ensemble des activités humaines importantes ne
pouvaient être menées qu’avec la permission de ce dernier. Des idées neuves avaient
néanmoins fini, au cours de la dynastie Chou, par être acceptées. Même si le
souverain devait toujours obtenir la caution du « Ciel », son autorité reposait
davantage sur sa morale personnelle et sur sa bonne conduite que sur la grace
céleste. Comme il est écrit dans le Li
Chi (Le Livre des rites), « Le peuple de Yin (Shang) honore les êtres
spirituels, il les vénère avant l’heure des cérémonies […]. Le peuple de Chou
honore les cérémonies et estime hautement l’attribution de faveurs. [Mais] il
vénère les êtres spirituels et les respectent tout en les maintenant à distance
». Entre-temps, la croyance au « Ciel » s’est modifiée elle aussi. Le « Ciel »
n’interfère plus désormais dans les affaires humaines en tant que divinité
anthropomorphe, mais joue son rôle en tant que source morale et être suprême
dans le monde spirituel. C’est donc l’homme qui détermine son propre destin en
fonction de ses qualités propres et non plus seulement par la grace du « Ciel
». « Il est difficile de dépendre du Ciel. » « On ne peut accorder sa confiance au
Ciel. » De telles affirmations montrent que l’homme a commencé à acquérir la
conscience de son indépendance, ouvrant ainsi la voie à l’émergence d’une
philosophie de l’homme.
Confucius fut le
représentant de cette pensée nouvelle. Même s’il garda la conviction d’avoir été envoyé par le « Ciel » afin de remplir
certaines missions sacrées, même s’il conserva la croyance traditionnelle en ce
« Ciel », il ne chercha pas à savoir comment celui-ci interférait dans les
affaires humaines. Une opinion répandue à l’époque stipulait que le « Ciel »
était relativement distant alors que les affaires humaines étaient très proches
de nous. Il n’était donc pas nécessaire d’y séjourner fréquemment. « La voie du Ciel
reste lointaine alors que celle de l’homme est à notre portée. Nous ne pouvons
pas atteindre la première ; par quels moyens pourrions-nous la connaître ? » (Tso Chuan). Confucius adopta une position
comparable sur cette question, comme le fit remarquer Zi Gong, l’un de ses
disciples. « Nous sommes en mesure d’appréhender les conceptions du Maître
concernant la culture et ses manifestations, mais nous ne pouvons appréhender
ses conceptions concernant la nature humaine et la Voie du Ciel » (Analectes, V, 12). Cela signifie que la
Voie du Ciel n’était un sujet de discussion ni pour Confucius ni pour son
disciple. Dans l’esprit de Confucius, le Ciel comme source de l’ordre social et
de la pensée morale n’était plus ce dieu tout-puissant gérant l’ensemble des
affaires humaines. Dans certains cas, son appréhension du Ciel prend même
certains accents naturalistes. Par exemple, « Le Ciel parle-til ? Les quatre
saisons poursuivent leur cycle, et toutes choses sont produites en permanence,
mais le Ciel dit-il quelque chose ? » (Analectes,
XVII, 19). Comme à l’encontre d’autres êtres spirituels, Confucius exprime
ouvertement ses doutes. Répondant à une question de son disciple Fan Chih lui
demandant ce qu’était la « sagesse », il déclare : « Se donner consciencieusement
aux devoirs dus aux hommes, et, tout en les respectant, rester à distance des êtres
spirituels, cela peut être appelé sagesse » (Analectes, VI, 20). Confucius n’était pas favorable au culte des
êtres spirituels. Il ne ressentait aucun intérêt ni pour ce monde ni pour la
vie après la mort. Il ne s’occupait pas de ce domaine. Ne s’intéressant pas
davantage aux problèmes métaphysiques, il préférait porter toute son attention
sur l’homme et sur sa vie quotidienne. Répondant à une question de son disciple
Chi Lu relative au culte des êtres spirituels, il déclare : « Alors que tu te
montres incapable de servir les hommes, comment peux-tu servir les esprits ? »
(Analectes, VI, 11.) Ou encore : «
Les sujets sur lesquels le Maître n’a pas parlé sont : les choses
extraordinaires, les tours de force, le désordre et les choses spirituelles » (Analectes, XVII, 20). Pour lui, la
grandeur de l’homme réside en lui-même, car « l’homme peut donner à la Voie (Tao) une certaine grandeur » alors que «
La Voie ne saurait produire la grandeur de l’homme ». La contribution
essentielle de Confucius à l’histoire de la pensée chinoise réside dans le fait
qu’il a su déplacer l’intérêt qu’avait le peuple pour le surnaturel vers l’homme
lui-même. L’homme est venu dès lors se placer au centre de la pensée
philosophique chinoise.
La culture
chinoise traditionnelle, sous l’influence de Confucius et de la longue
domination du confucianisme, n’a jamais revendiqué la croyance en un dieu
tout-puissant, ni conçu l’idée d’une création de l’homme et du monde par Dieu,
ni éprouvé ce besoin insatiable de croire en l’immortalité de l’ame ou en
l’existence d’un autre monde après la mort. Pour l’école confucéenne, le plus
important, c’est la vie de l’homme, son existence dans le monde réel et dans la
société, lesquels reposent avant tout sur ses propres actions. Cette idée offre
peut-être la meilleure définition de la conception de l’homme dans la
civilisation chinoise.
La doctrine du
Jen ou de la Bienveillance est, pour l’école confucéenne, au coeur même de sa
philosophie de l’homme. Cette notion est régulièrement présente dans les Analectes de Confucius. Rarement utilisé
auparavant et donc relativement récent, ce terme réfère à la bienveillance que
le souverain accorde à ses sujets. Confucius lui conféra cependant des
interprétations et implications nouvelles, pour l’élever au rang de morale
générale et de valeur suprême spécifiques à l’homme. D’un point de vue
étymologique, le mot bienveillance est composé du signe dit « double » et du
signe d’« homme » marquant clairement le lien qui existe entre les personnes. Pour
le confucianiste, l’homme vit toujours en relation avec les autres, intégré
autrement dit au sein d’une collectivité humaine. La Bienveillance est ce
principe éthique qui régule les rapports entre les personnes. La principale
différence entre les hommes et les autres animaux réside dans le fait que
l’humanité, suivant un principe éthique dans ses rapports avec les autres, vit
donc une existence collective fondée sur une éthique. Dans ce sens, la nature
de l’homme est Bienveillance.
Dans ses Analectes, Confucius utilise le terme
Bienveillance cent neuf fois, lequel offre dans plusieurs cas une
interprétation différente. Mais le sens général de la Bienveillance vaut le
peine d’être noté. Répondant à la question du disciple Fan Chih qui lui demandait
ce qu’est la Bienveillance, Confucius déclare : « C’est le fait d’aimer tous
les hommes. » C’est sans doute ici la définition la plus précise jamais donnée
par Confucius. « Aimer tous les hommes », tel est le principe suprême régulant
les rapports entre les personnes, lequel permet de définir l’essence même de la
doctrine de la Bienveillance. Cette sorte d’amour commence par l’amour des relations
(par exemple l’amour des enfants pour leurs parents), puis s’étend à d’autres,
et finalement à tous. Pour Confucius, la Bienveillance, profondément ancrée
dans la nature humaine, lui est inhérente et innée. D’où sa remarque : « Le Jen est-il quelque chose d’inaccessible
? Si je le désire, le Jen est à portée de main » (Analectes, VII, 29). Mencius, son successeur, est encore plus
explicite : « La Bienveillance, dit-il, c’est l’homme. » Il assimile ainsi directement
la Bienveillance à la nature humaine.
Confucius fut
le premier penseur chinois à mettre en avant la question de la nature humaine.
Plus tard, les débats et controverses sur ce thème occupèrent l’attention de
toutes les écoles philosophiques de la période pré-Qin, lesquelles jouèrent un
rôle important pour la diffusion de l’humanisme chinois. L’une des idées
es-sentielles de Confucius, c’est que tous les hommes possèdent une nature
identique : « Par nature, dit-il, les hommes sont quasiment des semblables ; ce
n’est que par la vie pratique qu’ils deviennent différents » (Analectes, XVII, 2). Il semble ainsi
faire sienne la théorie de l’égalité naturelle, stipulant que les hommes
naissent dotés d’une nature semblable, et que les différences, relevant du
domaine de l’acquis, résultent de facteurs liés à l’environnement et aux
efforts personnels. L’école confucéenne insiste fortement sur le rôle joué par
l’éducation, qu’elle considère comme le moyen le plus important permettant à la
nature humaine de s’épanouir. Cette nature humaine étant fondamentalement la
même, une chance doit être donnée à chaque homme de recevoir une éducation. «
Dans l’apprentissage, dit Confucius, il ne doit y avoir aucune distinction de
classes » (Analectes, XV, 38). De ce
point de vue, les idées de Confucius apparaissent très différentes de celles de
Platon, puisque ce dernier soutient que les hommes naissent inégaux, et que seules
quelques élites doivent obtenir la meilleure éducation (République, X, 415). La doctrine de l’éducation selon Confucius
était donc très en avance sur son temps. Même si, dans la vie pratique, l’égalité
des chances en matière d’éducation se révèle difficilement réalisable,
Confucius affirme l’égalité théorique de la nature humaine, en vertu de laquelle
tous les hommes possèdent une chance égale de devenir des individus de haute
moralité et de grand talent grace à l’éducation et à l’apprentissage personnel.
Cette grande plasticité de la nature humaine, l’une des idées fondamentales de l’école
confucéenne, eut une profonde influence sur le développement de la pensée
chinoise.
La doctrine
confucéenne de la Bienveillance marque la naissance de la conscience de soi
dans la pensée philosophique chinoise. L’individu, en tant que subjectivité,
est désormais en mesure d’assumer toutes ses initiatives en tant que sujet. Le
« moi » est posé. Ce moi-sujet ne repose naturellement pas sur la distinction sujet/objet,
ni sur la séparation-opposition homme/nature, mais sur les relations entre ce «
moi » et les « autres ». Même si elle se manifeste dans sa relation aux autres,
la Bienveillance commence toujours puis se révèle dans l’individu lui-même.
Alors qu’il explique à ses disciples ce qu’est l’essence de la Bienveillance,
Confucius leur fait remarquer qu’elle se définit par la formule « Ne fais pas
aux autres ce que tu ne veux pas que les autres te fassent » (Analectes, XII, 2) ; dans un sens plus
actif, elle réside encore, dit-il, « dans une volonté d’asseoir son caractère
propre, de conforter aussi le caractère des autres, et dans la volonté de
progresser soi-même, d’aider les autres à progresser eux aussi » (Analectes, VI, 28). Par conséquent, le
modèle de la Bienveillance réside dans l’esprit humain, autrement dit dans sa
nature même. En tant qu’il est un sujet moral, l’homme n’est pas déterminé par
la contrainte de forces exté-rieures, mais agit conformément à ses désirs
internes. La Bienveillance, en pratique, repose sur la volonté plutôt que sur
la contrainte. L’attitude morale se définit à la fois comme une haute conscience
de soi et comme une activité réalisante.
La doctrine
confucéenne d’apprentissage de la Bienveillance se divise en deux branches
liées entre elles : la doctrine de l’éducation personnelle, fondée sur la
recherche de la Bienveillance ; et celle qui vise à apporter paix et bonheur
aux autres, fondée sur sa mise en pratique. L’union de ces deux versants
constitue la théorie confucéenne originale de l’homme.
La bienveillance
de la nature humaine est un postulat des enseignements du confucianisme : ce
n’est qu’en atteignant à cette qualité morale que l’on peut véritablement
devenir homme. Mais la Bienveillance n’est pas innée ; elle ne peut s’acquérir
qu’après la naissance par l’« éducation personnelle » et l’apprentissage
permanent, autrement dit au moyen de longs efforts et en se donnant du mal.
Confucius lui-même fit un jour observer que l’« éducation personnelle » et les
mécanismes d’apprentissage, entre 15 et 70 ans, étaient sans fin. Mencius
considère par ailleurs que la nature humaine, même naturellement bonne,
n’existe qu’en germe et en puissance, et ne peut être élevée au niveau moral de
la Bienveillance que par l’« éducation personnelle » et l’apprentissage. Un autre
représentant du confucianisme, Hsun Tzu, insiste en revanche sur la nature
mauvaise de l’homme. Mais il persiste néanmoins à dire lui aussi que l’homme
peut être transformé par l’éducation et par les lois, et que tous les hommes
peuvent devenir des sages par leurs propres efforts. L’école confucéenne
souligne que la perfection morale dépend entièrement de nous-mêmes, de notre
soumission à un apprentissage permanent et au strict contrôle de soi. En
d’autres termes, nous devons nous corriger nous-mêmes à temps dès que nos
paroles ne sont plus conformes à nos actes.
Pour Confucius,
l’« éducation personnelle » ne constitue pas l’objectif ultime des individus.
La Bienveillance acquise grace à celle-ci doit aussi être étendue aux autres. «
Se cultiver soi-même, dit-il, apporte la paix et le bonheur aux autres, aux
personnes simples » (Analectes, XIV,
45). L’« éducation personnelle » est un principe moral immanent, alors qu’«
apporter paix et bonheur aux autres » est l’application de ce principe aux rapports
entre les personnes. La Bienveillance, en pratique, consiste à aimer les
autres, à les considérer en tant qu’êtres humains, à sympathiser avec eux, à leur
donner de l’affection et à les respecter, à les considérer selon la position
qu’ils occupent. Comme le préconise Confucius, l’homme ne doit pas seulement «
aimer les autres », mais « déborder d’amour pour tous ». L’amour tel qu’il le
conçoit est donc universel. Pour lui, l’amour pour les autres va bien au-delà
de la sympathie pure et simple. Il consiste à vouloir et à faire le bien pour
les au tres, autrement dit à « apporter de grands avantages et une vie meilleure
à tous » (Analectes, VI). Mais
Confucius est aussi réaliste. Il ne s’est pas limité à prononcer un discours abstrait
sur l’amour universel, mais, partant des réalités de la société chinoise,
préconisa un amour différencié. Pour lui, l’amour filial entre les différents membres
d’une famille est fondamental, il est le plus naturel, et c’est lui qui est
source de la Bienveillance. « La piété filiale et la soumission fraternelle,
déclare-t-il, ne sont-elles pas la source de toutes les actions bienveillantes
? » (Analectes, I). Commencer par l’amour
filial, l’étendre ensuite aux autres puis à toute la nature humaine, et établir
ainsi une relation interpersonnelle harmonieuse, là réside tout le secret de la
pratique de la Bienveillance.
Dans le
confucianisme, la famille, jouant un rôle important et spécifique, constitue le
lien indispensable entre les individus, la société et l’état. Elle forme le
noyau, l’unité de base de la vie en collectivité, la société et l’état n’étant
qu’une extension et un prolongement de la vie familiale. Aussi longtemps que
les relations familiales seront bien vécues, conformément au principe de la Bienveillance,
et ensuite étendues à la société tout entière afin d’établir un lien social de
respect et d’amour mutuel, l’état et l’ensemble de la société fonctionneront
alors dans la paix et l’harmonie. C’est pourquoi Mencius a pu déclarer : « Le
royaume trouve ses racines dans l’état. L’état trouve ses racines dans la famille.
La famille trouve ses racines dans la personne individuelle. » Dans La Grande Leçon, autre classique
confucéen, on peut également lire cette formule célèbre : « Si les personnes
sont éduquées, alors la famille est bien réglée, donc l’état est correctement administré
et, finalement, l’ensemble du royaume vit dans le bonheur et dans la paix. »
Les Chinois ont depuis longtemps compris la sagesse de cette formule bénéfique
à leur vie quotidienne, laquelle exerça une profonde influence au cours de
l’histoire de la Chine.
La conception
confucéenne de l’homme réserve une place importante à la question du respect de
l’être humain. Lorsqu’il est vertueux, l’homme est supérieur aux animaux.
L’école confucéenne attache donc une grande importance à la formation de la
personnalité et au maintien d’un niveau spirituellement digne. L’homme doit
s’aimer et se respecter lui-même, persévérer et se consacrer aux idéaux de la
morale. « L’homme qui est aux commandes d’un grand état, dit Confucius, peut
être emporté, mais la volonté, même celle d’un homme ordinaire, ne peut lui
être ôtée » (Analectes, IX, 25). Les
gens simples doivent avoir, eux aussi, leurs aspirations propres, ils doivent
être l’objet d’un respect dont personne ne peut être privé. Dans l’esprit de
Mencius, un homme véritable (c’est-à-dire plein de force d’ame et de courage)
est un homme qui s’efforce de conserver sa morale et sa personnalité en dépit
des épreuves et des difficultés, c’est un homme qui est « au-dessus du pouvoir
des riches et des honneurs pouvant le débaucher, de la pauvreté et des
conditions misérables pouvant le faire dévier des principes, et de la puissance
et de la force pouvant le faire ployer » (Mencius,
BK III, 2, 2). Un tel homme doit même être capable de sacrifier sa vie pour ses
valeurs morales et pour ses idéaux. Non seulement il ne doit pas chercher à
vivre au détriment de sa vertu, mais il doit même sacrifier sa vie afin de
préserver l’intégrité de celle-ci (Analectes,
XV, 8). « J’aime la vie, et j’aime aussi la droiture. Si je ne peux pas garder
l’une et l’autre à la fois, alors je choisirai la droiture aux dépens de ma vie
» (Mencius, VI, 1, 10). Une telle noblesse
faisant si peu de cas de la vie individuelle, tant appréciée par Confucius et
par Mencius, fut un modèle qui encouragea les intellectuels à l’esprit de
sacrifice au cours de la longue histoire de la Chine.
Il vaut la peine
de noter que, même si l’école confucéenne considère l’individu comme le point
de départ et qu’elle attache une grande importance au respect et au
perfectionnement de la personnalité à travers l’éducation personnelle, elle
n’en estime pas moins que l’épanouissement personnel ne pourra être atteint
qu’à condition de suivre les normes éthico-sociales universellement reconnues et
acceptées. En d’autres termes, il est préalablement nécessaire de vivre des
relations interpersonnelles harmonieuses pour que la morale personnelle puisse
évoluer. Les valeurs personnelles sont pleinement reconnues et respectées, mais
elles doivent d’abord être jaugées en fonction de l’accomplissement des devoirs sociaux
plutôt que des réalisations personnelles ; car pour l’école confucéenne, les
valeurs personnelles ne peuvent être pleinement réalisées qu’en famille, au
sein de la société et de l’état, le destin personnel étant étroitement lié à
celui de la collectivité. Les intellectuels éduqués, en particulier, possèdent
un sens profond de leurs obligations sociales et de leur mission historique.
L’école confucéenne, qui reconnaît les intérêts et désirs individuels, plaide en
faveur de la modération et contre l’individualisme extrême et la poursuite
aveugle des désirs. Elle souligne combien il est important de maintenir la
justice sociale. Lorsque les intérêts personnels vont à l’encontre des intérêts
de la société et que les individus se trouvent confrontés à une responsabilité
sociale, ils doivent alors faire preuve de modération afin de pouvoir maîtriser
leur comportement personnel en conformité avec les normes morales. Ainsi, l’individualisme
excessif n’a pas gagné de terrain dans la Chine du passé, et toute attitude
visant à faire valoir les droits et intérêts individuels a été découragée.
Il vaut également la peine de noter que le confucianisme évoque rarement l’homme à travers une réflexion ou des raisonnements abstraits. Il cherche toujours à l’intégrer dans le cadre de pratiques sociales. L’homme, en tant qu’il est une unité organique, a ses propres besoins physiques, ses émotions, désirs, idées, volontés, etc., qui tous le constituent en tant que sujet indépendant, possédant sa propre personnalité et ses valeurs indépendantes. Mais pour l’école confucéenne, ce n’est que dans le cadre de la vie sociale réelle que la personne peut satisfaire à toutes les exigences lui permettant de réaliser ses idéaux sociaux, d’améliorer sa personnalité, de montrer ses qualités et apaiser son esprit. Son objectif ultime, bien loin d’être inatteignable et lointain, reste pleinement accessible dans ce monde-ci. Certains penseurs chinois qualifient cette attitude de « rationalisme pratique » dans la mesure où c’est avant tout l’esprit rationnel adopté par l’individu face aux problèmes quotidiens qui lui permet de vivre pratiquement et rationnellement en adoptant une attitude sereine et réaliste face au contexte social environnant. Il n’a donc pas besoin de recourir à Dieu ni de fuir ce monde réel pour en gagner un autre et jouir d’une liberté de l’ame ou de quelque consolation spirituelle. L’influence du confucianisme a permis à la Chine de ne jamais tomber dans la théocratie ni de verser dans le mysticisme ou dans le fanatisme. En ce sens, la pensée chinoise reste une pensée hautement sécularisée pour résoudre les problèmes quotidiens des hommes, plus attentive au domaine de l’éthique qu’à celui de la métaphysique.
Dernière remarque mais non la moindre, le domaine idéal de l’homme, pour le confucianisme, c’est l’harmonie de celui-ci avec la nature. D’une manière générale, l’harmonie suppose l’établissement d’une relation harmonieuse et unifiée de l’homme avec la nature, dans la mesure où l’existence de l’homme reste étroitement liée à cette dernière. L’homme doit respecter la nature et aimer toute chose naturelle. Dans un sens plus large, on peut parler d’harmonie entre homme et nature si l’on conçoit l’homme comme faisant partie de la totalité de l’univers, lui réservant le même statut insondable que le Ciel. L’homme doit pleinement réaliser sa propre nature. « Il peut aider à la transformation et à l’entretien des puissances du Ciel et de la Terre, il peut avec le Ciel et la Terre former une union » (La Doctrine du sens). Telle est l’éloge le plus haut que la culture chinoise traditionnelle adresse à l’homme, telle est la reconnaissance la plus résolue qu’elle porte à sa dignité.