NETWORK DES SCIENCES SOCIALES DE CHINE
Histoire
ACCUEIL>RECHERCHES>Histoire
La personne humaine dans la civilisation chinoise
Source : Diogène 2006/3 - n° 215 2013-01-13

Du fait de son apparition tardive en Chine, la notion de droits de l’homme fut à peine effleurée dans la culture traditionnelle chinoise. En revanche, le thème de la personne humaine et de sa dignité a fréquemment été abordé par la pensée chinoise traditionnelle. La compréhension et l’interprétation chinoises des droits de l’homme, étroitement liées au contexte historique et culturel dont elles dépendent, dateraient donc de la civilisation chinoise et de ses valeurs particulières.

L’histoire de la pensée chinoise s’inscrit par essence dans le cadre d’une tradition humaniste principalement fondée sur une conception de la personne humaine. Il n’est pas exagéré de dire que l’humanisme a de fait dominé la pensée traditionnelle chinoise dès qu’une véritable conscience philosophique est apparue. Mais il s’agit d’un type d’humanisme bien spécifique. En mettant fortement l’accent sur l’importance et sur la dignité de la personne humaine, elle-même comprise comme voie de réalisation des valeurs suprêmes du monde, l’humanisme chinois s’est développé dans un contexte socioculturel particulier radicalement différent de celui des pays occidentaux.

Débats et discussions enflammées eurent lieu sur le thème de la personne humaine entre les différentes écoles philosophiques – les trois plus influentes étant celle du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme. Cependant, du fait que la philosophie confucianiste fut longtemps considérée comme la référence au sein de la société chinoise, elle a fini, peu à peu, par être reconnue puis soutenue par les dirigeants impériaux tout au long des dynasties successives, pour devenir ainsi le courant principal de la pensée et de la culture chinoise traditionnelle. Sa domination au sein de la société chinoise, longue de 2 000 ans, lui a permis de jouer un rôle extrêmement important aussi bien dans la manière de pensée, dans le mode de vie ou dans la structure psychologique et culturelle, que dans la formation et l’évolution du système sociopolitique des Chinois. Son influence est d’ailleurs restée sensible jusque dans la vie concrète de la Chine moderne contemporaine. Toute discussion relative à la personne humaine et à sa dignité au sein de la culture chinoise traditionnelle doit donc prioritairement être évaluée à l’aune du confucianisme.

Confucius (551 av. J.-C.-479 av. J.-C.) fut, comme chacun sait, le fondateur de la philosophie chinoise. Il fut le premier à proposer un ensemble de conceptions philosophiques sur l’homme, offrant ainsi une orientation précise au développement de la philosophie et de la culture chinoises. Avant Confucius, seules quelques rares idées philosophiques, non systématiques et peu attentives à l’homme, se trouvaient dispersées ça et là dans quelques documents anciens. à l’époque de la dynastie Shang, on croyait que l’ensemble des phénomènes naturels et des activités humaines était contrôlé par l’être suprême surnaturel, le « Ciel » (T’ien) ou « Dieu » (Ti), et que l’homme n’était qu’un simple jouet livré aux forces surnaturelles et inviolées de ce dernier. Mais cette idée évolua peu à peu, et les gens commencèrent à acquérir une conception plus rationnelle du « Ciel ». Au cours du XIe siècle av. J.-C., la victoire de Chou sur Shang marqua le passage des vieilles conceptions du « Ciel » ou de « Dieu » vers de nouvelles interprétations. Auparavant, l’autorité de la loi du « Ciel » sur l’homme était générale et absolue, et l’ensemble des activités humaines importantes ne pouvaient être menées qu’avec la permission de ce dernier. Des idées neuves avaient néanmoins fini, au cours de la dynastie Chou, par être acceptées. Même si le souverain devait toujours obtenir la caution du « Ciel », son autorité reposait davantage sur sa morale personnelle et sur sa bonne conduite que sur la grace céleste. Comme il est écrit dans le Li Chi (Le Livre des rites), « Le peuple de Yin (Shang) honore les êtres spirituels, il les vénère avant l’heure des cérémonies […]. Le peuple de Chou honore les cérémonies et estime hautement l’attribution de faveurs. [Mais] il vénère les êtres spirituels et les respectent tout en les maintenant à distance ». Entre-temps, la croyance au « Ciel » s’est modifiée elle aussi. Le « Ciel » n’interfère plus désormais dans les affaires humaines en tant que divinité anthropomorphe, mais joue son rôle en tant que source morale et être suprême dans le monde spirituel. C’est donc l’homme qui détermine son propre destin en fonction de ses qualités propres et non plus seulement par la grace du « Ciel ». « Il est difficile de dépendre du Ciel. » « On ne peut accorder sa confiance au Ciel. » De telles affirmations montrent que l’homme a commencé à acquérir la conscience de son indépendance, ouvrant ainsi la voie à l’émergence d’une philosophie de l’homme.

Confucius fut le représentant de cette pensée nouvelle. Même s’il garda la conviction d’avoir été envoyé par le « Ciel » afin de remplir certaines missions sacrées, même s’il conserva la croyance traditionnelle en ce « Ciel », il ne chercha pas à savoir comment celui-ci interférait dans les affaires humaines. Une opinion répandue à l’époque stipulait que le « Ciel » était relativement distant alors que les affaires humaines étaient très proches de nous. Il n’était donc pas nécessaire d’y séjourner fréquemment. « La voie du Ciel reste lointaine alors que celle de l’homme est à notre portée. Nous ne pouvons pas atteindre la première ; par quels moyens pourrions-nous la connaître ? » (Tso Chuan). Confucius adopta une position comparable sur cette question, comme le fit remarquer Zi Gong, l’un de ses disciples. « Nous sommes en mesure d’appréhender les conceptions du Maître concernant la culture et ses manifestations, mais nous ne pouvons appréhender ses conceptions concernant la nature humaine et la Voie du Ciel » (Analectes, V, 12). Cela signifie que la Voie du Ciel n’était un sujet de discussion ni pour Confucius ni pour son disciple. Dans l’esprit de Confucius, le Ciel comme source de l’ordre social et de la pensée morale n’était plus ce dieu tout-puissant gérant l’ensemble des affaires humaines. Dans certains cas, son appréhension du Ciel prend même certains accents naturalistes. Par exemple, « Le Ciel parle-til ? Les quatre saisons poursuivent leur cycle, et toutes choses sont produites en permanence, mais le Ciel dit-il quelque chose ? » (Analectes, XVII, 19). Comme à l’encontre d’autres êtres spirituels, Confucius exprime ouvertement ses doutes. Répondant à une question de son disciple Fan Chih lui demandant ce qu’était la « sagesse », il déclare : « Se donner consciencieusement aux devoirs dus aux hommes, et, tout en les respectant, rester à distance des êtres spirituels, cela peut être appelé sagesse » (Analectes, VI, 20). Confucius n’était pas favorable au culte des êtres spirituels. Il ne ressentait aucun intérêt ni pour ce monde ni pour la vie après la mort. Il ne s’occupait pas de ce domaine. Ne s’intéressant pas davantage aux problèmes métaphysiques, il préférait porter toute son attention sur l’homme et sur sa vie quotidienne. Répondant à une question de son disciple Chi Lu relative au culte des êtres spirituels, il déclare : « Alors que tu te montres incapable de servir les hommes, comment peux-tu servir les esprits ? » (Analectes, VI, 11.) Ou encore : « Les sujets sur lesquels le Maître n’a pas parlé sont : les choses extraordinaires, les tours de force, le désordre et les choses spirituelles » (Analectes, XVII, 20). Pour lui, la grandeur de l’homme réside en lui-même, car « l’homme peut donner à la Voie (Tao) une certaine grandeur » alors que « La Voie ne saurait produire la grandeur de l’homme ». La contribution essentielle de Confucius à l’histoire de la pensée chinoise réside dans le fait qu’il a su déplacer l’intérêt qu’avait le peuple pour le surnaturel vers l’homme lui-même. L’homme est venu dès lors se placer au centre de la pensée philosophique chinoise.

La culture chinoise traditionnelle, sous l’influence de Confucius et de la longue domination du confucianisme, n’a jamais revendiqué la croyance en un dieu tout-puissant, ni conçu l’idée d’une création de l’homme et du monde par Dieu, ni éprouvé ce besoin insatiable de croire en l’immortalité de l’ame ou en l’existence d’un autre monde après la mort. Pour l’école confucéenne, le plus important, c’est la vie de l’homme, son existence dans le monde réel et dans la société, lesquels reposent avant tout sur ses propres actions. Cette idée offre peut-être la meilleure définition de la conception de l’homme dans la civilisation chinoise.

La doctrine du Jen ou de la Bienveillance est, pour l’école confucéenne, au coeur même de sa philosophie de l’homme. Cette notion est régulièrement présente dans les Analectes de Confucius. Rarement utilisé auparavant et donc relativement récent, ce terme réfère à la bienveillance que le souverain accorde à ses sujets. Confucius lui conféra cependant des interprétations et implications nouvelles, pour l’élever au rang de morale générale et de valeur suprême spécifiques à l’homme. D’un point de vue étymologique, le mot bienveillance est composé du signe dit « double » et du signe d’« homme » marquant clairement le lien qui existe entre les personnes. Pour le confucianiste, l’homme vit toujours en relation avec les autres, intégré autrement dit au sein d’une collectivité humaine. La Bienveillance est ce principe éthique qui régule les rapports entre les personnes. La principale différence entre les hommes et les autres animaux réside dans le fait que l’humanité, suivant un principe éthique dans ses rapports avec les autres, vit donc une existence collective fondée sur une éthique. Dans ce sens, la nature de l’homme est Bienveillance.

Dans ses Analectes, Confucius utilise le terme Bienveillance cent neuf fois, lequel offre dans plusieurs cas une interprétation différente. Mais le sens général de la Bienveillance vaut le peine d’être noté. Répondant à la question du disciple Fan Chih qui lui demandait ce qu’est la Bienveillance, Confucius déclare : « C’est le fait d’aimer tous les hommes. » C’est sans doute ici la définition la plus précise jamais donnée par Confucius. « Aimer tous les hommes », tel est le principe suprême régulant les rapports entre les personnes, lequel permet de définir l’essence même de la doctrine de la Bienveillance. Cette sorte d’amour commence par l’amour des relations (par exemple l’amour des enfants pour leurs parents), puis s’étend à d’autres, et finalement à tous. Pour Confucius, la Bienveillance, profondément ancrée dans la nature humaine, lui est inhérente et innée. D’où sa remarque : « Le Jen est-il quelque chose d’inaccessible ? Si je le désire, le Jen est à portée de main » (Analectes, VII, 29). Mencius, son successeur, est encore plus explicite : « La Bienveillance, dit-il, c’est l’homme. » Il assimile ainsi directement la Bienveillance à la nature humaine.

 Confucius fut le premier penseur chinois à mettre en avant la question de la nature humaine. Plus tard, les débats et controverses sur ce thème occupèrent l’attention de toutes les écoles philosophiques de la période pré-Qin, lesquelles jouèrent un rôle important pour la diffusion de l’humanisme chinois. L’une des idées es-sentielles de Confucius, c’est que tous les hommes possèdent une nature identique : « Par nature, dit-il, les hommes sont quasiment des semblables ; ce n’est que par la vie pratique qu’ils deviennent différents » (Analectes, XVII, 2). Il semble ainsi faire sienne la théorie de l’égalité naturelle, stipulant que les hommes naissent dotés d’une nature semblable, et que les différences, relevant du domaine de l’acquis, résultent de facteurs liés à l’environnement et aux efforts personnels. L’école confucéenne insiste fortement sur le rôle joué par l’éducation, qu’elle considère comme le moyen le plus important permettant à la nature humaine de s’épanouir. Cette nature humaine étant fondamentalement la même, une chance doit être donnée à chaque homme de recevoir une éducation. « Dans l’apprentissage, dit Confucius, il ne doit y avoir aucune distinction de classes » (Analectes, XV, 38). De ce point de vue, les idées de Confucius apparaissent très différentes de celles de Platon, puisque ce dernier soutient que les hommes naissent inégaux, et que seules quelques élites doivent obtenir la meilleure éducation (République, X, 415). La doctrine de l’éducation selon Confucius était donc très en avance sur son temps. Même si, dans la vie pratique, l’égalité des chances en matière d’éducation se révèle difficilement réalisable, Confucius affirme l’égalité théorique de la nature humaine, en vertu de laquelle tous les hommes possèdent une chance égale de devenir des individus de haute moralité et de grand talent grace à l’éducation et à l’apprentissage personnel. Cette grande plasticité de la nature humaine, l’une des idées fondamentales de l’école confucéenne, eut une profonde influence sur le développement de la pensée chinoise.

La doctrine confucéenne de la Bienveillance marque la naissance de la conscience de soi dans la pensée philosophique chinoise. L’individu, en tant que subjectivité, est désormais en mesure d’assumer toutes ses initiatives en tant que sujet. Le « moi » est posé. Ce moi-sujet ne repose naturellement pas sur la distinction sujet/objet, ni sur la séparation-opposition homme/nature, mais sur les relations entre ce « moi » et les « autres ». Même si elle se manifeste dans sa relation aux autres, la Bienveillance commence toujours puis se révèle dans l’individu lui-même. Alors qu’il explique à ses disciples ce qu’est l’essence de la Bienveillance, Confucius leur fait remarquer qu’elle se définit par la formule « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que les autres te fassent » (Analectes, XII, 2) ; dans un sens plus actif, elle réside encore, dit-il, « dans une volonté d’asseoir son caractère propre, de conforter aussi le caractère des autres, et dans la volonté de progresser soi-même, d’aider les autres à progresser eux aussi » (Analectes, VI, 28). Par conséquent, le modèle de la Bienveillance réside dans l’esprit humain, autrement dit dans sa nature même. En tant qu’il est un sujet moral, l’homme n’est pas déterminé par la contrainte de forces exté-rieures, mais agit conformément à ses désirs internes. La Bienveillance, en pratique, repose sur la volonté plutôt que sur la contrainte. L’attitude morale se définit à la fois comme une haute conscience de soi et comme une activité réalisante.

La doctrine confucéenne d’apprentissage de la Bienveillance se divise en deux branches liées entre elles : la doctrine de l’éducation personnelle, fondée sur la recherche de la Bienveillance ; et celle qui vise à apporter paix et bonheur aux autres, fondée sur sa mise en pratique. L’union de ces deux versants constitue la théorie confucéenne originale de l’homme.

La bienveillance de la nature humaine est un postulat des enseignements du confucianisme : ce n’est qu’en atteignant à cette qualité morale que l’on peut véritablement devenir homme. Mais la Bienveillance n’est pas innée ; elle ne peut s’acquérir qu’après la naissance par l’« éducation personnelle » et l’apprentissage permanent, autrement dit au moyen de longs efforts et en se donnant du mal. Confucius lui-même fit un jour observer que l’« éducation personnelle » et les mécanismes d’apprentissage, entre 15 et 70 ans, étaient sans fin. Mencius considère par ailleurs que la nature humaine, même naturellement bonne, n’existe qu’en germe et en puissance, et ne peut être élevée au niveau moral de la Bienveillance que par l’« éducation personnelle » et l’apprentissage. Un autre représentant du confucianisme, Hsun Tzu, insiste en revanche sur la nature mauvaise de l’homme. Mais il persiste néanmoins à dire lui aussi que l’homme peut être transformé par l’éducation et par les lois, et que tous les hommes peuvent devenir des sages par leurs propres efforts. L’école confucéenne souligne que la perfection morale dépend entièrement de nous-mêmes, de notre soumission à un apprentissage permanent et au strict contrôle de soi. En d’autres termes, nous devons nous corriger nous-mêmes à temps dès que nos paroles ne sont plus conformes à nos actes. 

Pour Confucius, l’« éducation personnelle » ne constitue pas l’objectif ultime des individus. La Bienveillance acquise grace à celle-ci doit aussi être étendue aux autres. « Se cultiver soi-même, dit-il, apporte la paix et le bonheur aux autres, aux personnes simples » (Analectes, XIV, 45). L’« éducation personnelle » est un principe moral immanent, alors qu’« apporter paix et bonheur aux autres » est l’application de ce principe aux rapports entre les personnes. La Bienveillance, en pratique, consiste à aimer les autres, à les considérer en tant qu’êtres humains, à sympathiser avec eux, à leur donner de l’affection et à les respecter, à les considérer selon la position qu’ils occupent. Comme le préconise Confucius, l’homme ne doit pas seulement « aimer les autres », mais « déborder d’amour pour tous ». L’amour tel qu’il le conçoit est donc universel. Pour lui, l’amour pour les autres va bien au-delà de la sympathie pure et simple. Il consiste à vouloir et à faire le bien pour les au tres, autrement dit à « apporter de grands avantages et une vie meilleure à tous » (Analectes, VI). Mais Confucius est aussi réaliste. Il ne s’est pas limité à prononcer un discours abstrait sur l’amour universel, mais, partant des réalités de la société chinoise, préconisa un amour différencié. Pour lui, l’amour filial entre les différents membres d’une famille est fondamental, il est le plus naturel, et c’est lui qui est source de la Bienveillance. « La piété filiale et la soumission fraternelle, déclare-t-il, ne sont-elles pas la source de toutes les actions bienveillantes ? » (Analectes, I). Commencer par l’amour filial, l’étendre ensuite aux autres puis à toute la nature humaine, et établir ainsi une relation interpersonnelle harmonieuse, là réside tout le secret de la pratique de la Bienveillance.

Dans le confucianisme, la famille, jouant un rôle important et spécifique, constitue le lien indispensable entre les individus, la société et l’état. Elle forme le noyau, l’unité de base de la vie en collectivité, la société et l’état n’étant qu’une extension et un prolongement de la vie familiale. Aussi longtemps que les relations familiales seront bien vécues, conformément au principe de la Bienveillance, et ensuite étendues à la société tout entière afin d’établir un lien social de respect et d’amour mutuel, l’état et l’ensemble de la société fonctionneront alors dans la paix et l’harmonie. C’est pourquoi Mencius a pu déclarer : « Le royaume trouve ses racines dans l’état. L’état trouve ses racines dans la famille. La famille trouve ses racines dans la personne individuelle. » Dans La Grande Leçon, autre classique confucéen, on peut également lire cette formule célèbre : « Si les personnes sont éduquées, alors la famille est bien réglée, donc l’état est correctement administré et, finalement, l’ensemble du royaume vit dans le bonheur et dans la paix. » Les Chinois ont depuis longtemps compris la sagesse de cette formule bénéfique à leur vie quotidienne, laquelle exerça une profonde influence au cours de l’histoire de la Chine.

La conception confucéenne de l’homme réserve une place importante à la question du respect de l’être humain. Lorsqu’il est vertueux, l’homme est supérieur aux animaux. L’école confucéenne attache donc une grande importance à la formation de la personnalité et au maintien d’un niveau spirituellement digne. L’homme doit s’aimer et se respecter lui-même, persévérer et se consacrer aux idéaux de la morale. « L’homme qui est aux commandes d’un grand état, dit Confucius, peut être emporté, mais la volonté, même celle d’un homme ordinaire, ne peut lui être ôtée » (Analectes, IX, 25). Les gens simples doivent avoir, eux aussi, leurs aspirations propres, ils doivent être l’objet d’un respect dont personne ne peut être privé. Dans l’esprit de Mencius, un homme véritable (c’est-à-dire plein de force d’ame et de courage) est un homme qui s’efforce de conserver sa morale et sa personnalité en dépit des épreuves et des difficultés, c’est un homme qui est « au-dessus du pouvoir des riches et des honneurs pouvant le débaucher, de la pauvreté et des conditions misérables pouvant le faire dévier des principes, et de la puissance et de la force pouvant le faire ployer » (Mencius, BK III, 2, 2). Un tel homme doit même être capable de sacrifier sa vie pour ses valeurs morales et pour ses idéaux. Non seulement il ne doit pas chercher à vivre au détriment de sa vertu, mais il doit même sacrifier sa vie afin de préserver l’intégrité de celle-ci (Analectes, XV, 8). « J’aime la vie, et j’aime aussi la droiture. Si je ne peux pas garder l’une et l’autre à la fois, alors je choisirai la droiture aux dépens de ma vie » (Mencius, VI, 1, 10). Une telle noblesse faisant si peu de cas de la vie individuelle, tant appréciée par Confucius et par Mencius, fut un modèle qui encouragea les intellectuels à l’esprit de sacrifice au cours de la longue histoire de la Chine.

Il vaut la peine de noter que, même si l’école confucéenne considère l’individu comme le point de départ et qu’elle attache une grande importance au respect et au perfectionnement de la personnalité à travers l’éducation personnelle, elle n’en estime pas moins que l’épanouissement personnel ne pourra être atteint qu’à condition de suivre les normes éthico-sociales universellement reconnues et acceptées. En d’autres termes, il est préalablement nécessaire de vivre des relations interpersonnelles harmonieuses pour que la morale personnelle puisse évoluer. Les valeurs personnelles sont pleinement reconnues et respectées, mais elles doivent d’abord être jaugées en fonction de l’accomplissement des devoirs sociaux plutôt que des réalisations personnelles ; car pour l’école confucéenne, les valeurs personnelles ne peuvent être pleinement réalisées qu’en famille, au sein de la société et de l’état, le destin personnel étant étroitement lié à celui de la collectivité. Les intellectuels éduqués, en particulier, possèdent un sens profond de leurs obligations sociales et de leur mission historique. L’école confucéenne, qui reconnaît les intérêts et désirs individuels, plaide en faveur de la modération et contre l’individualisme extrême et la poursuite aveugle des désirs. Elle souligne combien il est important de maintenir la justice sociale. Lorsque les intérêts personnels vont à l’encontre des intérêts de la société et que les individus se trouvent confrontés à une responsabilité sociale, ils doivent alors faire preuve de modération afin de pouvoir maîtriser leur comportement personnel en conformité avec les normes morales. Ainsi, l’individualisme excessif n’a pas gagné de terrain dans la Chine du passé, et toute attitude visant à faire valoir les droits et intérêts individuels a été découragée.

Il vaut également la peine de noter que le confucianisme évoque rarement l’homme à travers une réflexion ou des raisonnements abstraits. Il cherche toujours à l’intégrer dans le cadre de pratiques sociales. L’homme, en tant qu’il est une unité organique, a ses propres besoins physiques, ses émotions, désirs, idées, volontés, etc., qui tous le constituent en tant que sujet indépendant, possédant sa propre personnalité et ses valeurs indépendantes. Mais pour l’école confucéenne, ce n’est que dans le cadre de la vie sociale réelle que la personne peut satisfaire à toutes les exigences lui permettant de réaliser ses idéaux sociaux, d’améliorer sa personnalité, de montrer ses qualités et apaiser son esprit. Son objectif ultime, bien loin d’être inatteignable et lointain, reste pleinement accessible dans ce monde-ci. Certains penseurs chinois qualifient cette attitude de « rationalisme pratique » dans la mesure où c’est avant tout l’esprit rationnel adopté par l’individu face aux problèmes quotidiens qui lui permet de vivre pratiquement et rationnellement en adoptant une attitude sereine et réaliste face au contexte social environnant. Il n’a donc pas besoin de recourir à Dieu ni de fuir ce monde réel pour en gagner un autre et jouir d’une liberté de l’ame ou de quelque consolation spirituelle. L’influence du confucianisme a permis à la Chine de ne jamais tomber dans la théocratie ni de verser dans le mysticisme ou dans le fanatisme. En ce sens, la pensée chinoise reste une pensée hautement sécularisée pour résoudre les problèmes quotidiens des hommes, plus attentive au domaine de l’éthique qu’à celui de la métaphysique.

Dernière remarque mais non la moindre, le domaine idéal de l’homme, pour le confucianisme, c’est l’harmonie de celui-ci avec la nature. D’une manière générale, l’harmonie suppose l’établissement d’une relation harmonieuse et unifiée de l’homme avec la nature, dans la mesure où l’existence de l’homme reste étroitement liée à cette dernière. L’homme doit respecter la nature et aimer toute chose naturelle. Dans un sens plus large, on peut parler d’harmonie entre homme et nature si l’on conçoit l’homme comme faisant partie de la totalité de l’univers, lui réservant le même statut insondable que le Ciel. L’homme doit pleinement réaliser sa propre nature. « Il peut aider à la transformation et à l’entretien des puissances du Ciel et de la Terre, il peut avec le Ciel et la Terre former une union » (La Doctrine du sens). Telle est l’éloge le plus haut que la culture chinoise traditionnelle adresse à l’homme, telle est la reconnaissance la plus résolue qu’elle porte à sa dignité.









Traduit de l’anglais par Thierry Loisel
Edité par Yao Xiaodan
  • Copyright © CSSN All Rights Reserved
  • Copyright © 2023 CSSN All Rights Reserved