L’attention que
portent les chercheurs marxistes chinois à Derrida tient principalement à la
manière dont le philosophe différencie l’esprit de Marx du « spectre » de Marx.
La plupart des phénomènes que Derrida a interprétés comme des « spectres » sont
survenus en Chine après 1949. Depuis qu’a commencé en 1978 la transition
historique de la Chine, les « spectres » identifiés par Derrida ont pris la
forme des défis présentés par la réforme économique et la globalisation de
l’économie, auxquelles l’on pourrait ajouter la transformation de la propriété
publique en propriété multiple ou actionnaire et le remplacement de la
répartition du revenu national selon la contribution à la production (le
travail) par la répartition de ce revenu national selon un système mixte associant
le travail à l’investissement du capital. Comme on pouvait le prévoir,
l’égalité des revenus en pratique comme en théorie a cédé la place à un profond
écart salarial. De tels phénomènes vont à l’encontre des « spectres » marxiens
et sont la cible de l’esprit critique de Marx. Le fait que Derrida les qualifie
aussi de « spectres » sous-entend probablement qu’ils ne devraient pas voir le
jour. De la sorte, lorsque de tels phénomènes se dissipent à nouveau, nous
tendons à croire qu’ils sont de simples « spectres » qui ne sauraient devenir
réalité, et que ce qu’il faut réellement pratiquer est plutôt l’esprit critique
de Marx. C’est précisément le paradoxe posé par la présence des « spectres » et
de l’esprit de Marx dans la Chine contemporaine qui suscite l’intérêt des
marxistes chinois, et tout particulièrement des plus jeunes, pour la méthode déconstructionniste
de Derrida. Afin de mieux comprendre l’attrait qu’éprouve la Chine pour
Derrida, il nous faut examiner la situation générale du marxisme occidental en
République populaire de Chine.
Le marxisme occidental en Chine
Le marxisme
occidental a pénétré la Chine à partir de 1978, date à laquelle a commencé la
réforme économique chinoise. La politique de la porte ouverte s’est alors
étendue du secteur économique au domaine culturel et, dans une certaine mesure,
à l’arène idéologique. à la même époque, pratiquement toutes les grandes
figures du marxisme occidental ont été introduites en Chine. Lorsque les
Chinois évoquent le marxisme occidental, ils pensent à Antonio Gramsci, Karl
Korsch et Georg Lukács. Même si le syntagme « marxisme occidental » donne lieu
à maintes dissensions, tout le monde s’accorde sur l’importance de ces
penseurs. Quand les spécialistes chinois se réfèrent à l’école de Francfort,
ils pensent entre autres à Max Horkheimer, Erich Fromm, Herbert Marcuse et Theodor
Adorno. Le marxisme structuraliste est généralement symbolisé par Louis
Althusser, tandis que le marxisme existentialiste inclut Jean-Paul Sartre parmi
d’autres. Le marxisme analytique est associé à Gerald A. Cohen, Jon Elster et
John Roemer. En tant que philosophe déconstructionniste, Jacques Derrida n’est généralement
pas considéré comme marxiste. Mais après la publication de Spectres de Marx,
ses idées ont été communément rattachées au soi-disant postmarxisme. Il est
d’ordinaire considéré qu’Habermas appartient à la troisième génération de
l’école de Francfort et il est lui aussi étiqueté aujourd’hui comme
postmarxiste. Certains spécialistes qualifient de « néo-marxistes » tous les penseurs
occidentaux qui se sont manifestés après les années 70, afin de marquer la
distinction entre leurs idées et celles qui relevant du marxisme occidental
traditionnel.
Dès son
émergence en Chine, les spécialistes chinois du marxisme, à commencer par les
plus jeunes, ont été attirés par le marxisme occidental. Certains étudiants se
sont concentrés sur l’analyse de ce courant, ce qui a contribué à élargir son
influence en Chine. Deux raisons président à l’engouement des chercheurs chinois
pour le marxisme occidental.
Tout d’abord, la
concomitance de la globalisation économique et de la transition historique
effectuée par la République populaire de Chine, passée d’une économie planifiée
et centralisée à une économie de marché à la chinoise, place les marxistes
chinois devant les mêmes difficultés que les spécialistes occidentaux. Mais si
les marxistes occidentaux sont confrontés depuis longtemps aux problèmes posés
par le capitalisme et l’économie de marché, tel n’est pas le cas pour les
Chinois. Ces derniers n’y font directement face que depuis un temps très court
car auparavant il devaient se mesurer à des situations fort différentes. Avant
la réforme économique, les questions sur lesquelles ils se penchaient
concernaient des problèmes identifiés ou analysés par Marx, le plus souvent de
manière indirecte. Mais après la transition historique de la Chine à la fin du
XXe siècle, la pensée marxiste occidentale est apparue comme plus proche de la
situation réelle à laquelle sont confrontés les spécialistes chinois.
Deuxièmement, à
la différence des recherches effectuées par les spécialistes chinois du
marxisme, les travaux organisés et menés par les marxistes occidentaux le sont
généralement à titre individuel. Indépendamment du fait que leurs recherches
reflètent, dans une certaine mesure, la situation politique en vigueur, elles
ne sont soumises ni à des critères politiques officiels, ni à des desiderata gouvernementaux.
La recherche marxiste occidentale est en revanche influencée par divers
contextes historiques et par différents courants philosophiques, ainsi que par
l’organisation académique, l’articulation en écoles de pensée et ainsi de
suite.
A cet égard, les
marxistes chinois sont généralement moins soumis à l’influence de différentes
écoles ou disciplines universitaires, mais les considérations de nature
politique et l’idéologie officielle pèsent plus grandement sur eux. Cependant,
durant les trente dernières années, parallèlement à un marxisme dit officiel,
on a constaté l’émergence d’un marxisme universitaire que l’on peut résumer à
deux courants : le premier se consacre à l’analyse du marxisme occidental,
tandis que le second concentre ses recherches sur les textes de Marx et les
idées qu’ils contiennent.
Le
déconstructionnisme de Derrida a retenu essentiellement l’attention des
chercheurs et étudiants se consacrant à l’analyse du marxisme occidental. En
tant que tel, il a été intégré par le marxisme universitaire chinois.
Qu’attendre de la rencontre
entre la déconstruction derridéenne et
le marxisme chinois ?
Etant donné que
Derrida ne s’est intéressé au marxisme qu’après avoir formulé sa théorie de la
déconstruction, il a été placé dans la même catégorie que les philosophes
marxistes influencés par la troisième génération de l’école de Francfort et la
« théorie critique ». Derrida et ces derniers, parmi lesquels on peut citer Ernesto
Laclau, Chantal Mouffe et Fredric Jameson, sont aujourd’hui considérés comme
des tenants du postmarxisme, concept des plus nébuleux.
Comment
comprendre le postmarxisme ? à quoi tient la relation du postmarxisme et de la
pensée postmoderne ? S’il est envisageable de rattacher la déconstruction au
postmoderne, il doit être possible d’identifier une connexion entre la théorie
critique et la déconstruction à partir du principe que l’une et l’autre
partagent certaines idées quant à la situation historique actuelle,
indépendamment des différences sous-jacentes à leur méthode philosophique et
aux contextes culturels au sein desquels elles ont émergé.
Peut-être
partagent-elles le désir de certains spécialistes chinois de renoncer au
marxisme orthodoxe ou dogmatique tout en continuant à insister sur l’esprit
critique de Marx ? La théorie critique, qui ne s’est pas seulement imposée au
sein de l’école de Francfort, a dépassé la critique marxienne de l’économie
capitaliste en y introduisant la culture au sens large du terme, qui inclut la dimension politique.
Mais le concept
de « postmarxisme » apparu à la fin du siècle dernier revêt une deuxième
signification. Il sous-entend la nécessité de comprendre Marx à partir de ses
oeuvres originales et non plus par l’intermédiaire des manuels produits par
l’Union Soviétique et circulant à travers les autres pays socialistes. Marx after Marxism de Tom Rockmore
(2002) reflète dans une certaine mesure cette situation que l’on pourrait
qualifier de « retour à Marx » et que l’on tend à considérer aujourd’hui comme
un marxisme orthodoxe, s’écartant de la sorte de la tradition du marxisme
occidental.
Outre les points
d’attache existant entre la déconstruction et la théorie critique, et la
méthode déconstructionniste que pratique Derrida dans sa lecture de Marx, deux
points de vue derridéens suscitent l’intérêt des marxistes chinois. Le premier
tient à la critique adressée par Derrida au concept de « fin de l’histoire »
développé par Francis Fukuyama (1992). Le second touche à une contradiction
présente dans la pensée marxienne et qui, pour diverses raisons, reste
difficile à aborder pour les spécialistes chinois.
Derrida critique
le concept de « fin de l’histoire » en déconstruisant la logique de l’argument
de Fukuyama. Il récuse d’abord le point de vue de ce dernier, selon lequel il y
a toujours un écart entre une idée et les problèmes réels qu’elle serait
susceptible d’expliquer. Derrida affirme au contraire que c’est précisément là que
l’esprit critique de Marx a un rôle à jouer.
Deuxièmement,
Derrida met en cause les idées critiquées par Marx, tels que l’économie de
marché, la loi du capital, la liberté de la démocratie parlementaire et les
droits de l’homme. Il insiste sur néanmoins sur la valeur de l’esprit critique
de Marx et parvient de la sorte à scinder cet esprit critique des « spectres »
marxiens qui, à ses yeux, sont habités par la contradiction.
Selon Derrida,
l’esprit de Marx se distingue da manière radicale des principes philosophiques
du matérialisme dialectique et du matérialisme historique inspirant les manuels
soviétiques d’obédience marxiste : il représente un esprit critique radical qui porte
sur le capitalisme contemporain. Mais en parlant de « spectres », Derrida
entend faire abstraction des contenus concrets de cet esprit critique. L’Union
Soviétique n’ayant pas pour tâche principale la critique d’événements récents,
mais l’instauration d’une superstructure culturelle susceptible de correspondre
au nouveau monde créé par elle, le principe philosophique soustendant le
marxisme soviétique tend à remplacer la vieille idéologie bourgeoise par une
nouvelle idéologie prolétarienne. En d’autres termes, les différentes
interprétations de Marx sont liées à des contextes historiques différents qui à
leur tour conduisent les observateurs à souscrire à différentes interprétations
de la pensée marxienne. Partageant un contexte historique similaire, la Chine s’est
ralliée à l’interprétation formulée par le marxisme soviétique.
Suite à la
réforme économique enclenchée dans les années 70, et tout particulièrement
après la transition historique commencée dans les années 90, l’Union Soviétique
s’est effondrée. Dans le contexte chinois actuel, cette évolution présente des
similitudes avec ce que Marx critiquait en son temps. C’est à ce moment que le Marx
de Derrida est arrivé en Chine.
La
transformation du contexte historique a rendu le concept derridéen de
déconstruction plus attirant aux yeux des spécialistes chinois du marxisme. De
surcroît, il est clair que pour Derrida l’esprit critique de Marx permet à son
tour d’analyser les spectres que lui-même dénonce, ce qui sera sans doute une
source d’irritation pour les marxistes « dogmatiques », mais a néanmoins permis
de s’entendre sur une manière de « repenser le marxisme ».
A la différence
du projet de « retour à Marx » qui sous-entend essentiellement un éloignement
d’avec le modèle marxiste qui était courant en Union Soviétique, dans le but de
comprendre Marx à partir de ses textes, « repenser le marxisme » signifie
principalement revoir la théorie générale de Marx en abordant ses textes à partir
d’une perspective certes indépendante, mais critique.
L’ambition de «
repenser le marxisme » tout comme la notion de « retour à Marx » nous imposent
de comprendre Marx à travers ses écrits. C’est pourquoi les spécialistes du
marxisme se penchent en priorité sur des textes issus du marxisme occidental.
De plus, il existe aujourd’hui un regroupement d’études et recherches
textuelles appelé MEGA, au sein duquel une équipe de spécialistes se consacre
essentiellement à l’étude des textes de Marx et d’Engels, y compris d’un point
de vue philologique. Toutes ces recherches s’inscrivent, dans une certaine
mesure, dans les courants actuels « retour à Marx » et « repenser le marxisme
».
Il est sans
doute impossible de distinguer clairement les particularités propres au «
postmarxisme », à l’« après-marxisme », au « retour à Marx » et au « repenser
le marxisme ». Chaque tendance manifeste une ou plusieurs positions adoptées
par les chercheurs vis-à-vis de Marx et du marxisme. Certains de ces courants
ont tendance d’ailleurs à se recouper, et même si Derrida est généralement considéré
comme « postmoderne » ou « postmarxiste » il a lui-même exprimé la nécessité de
« repenser Marx ». Quel que soit le nom donné à sa conception philosophique, la
question de son influence sur le mode de pensée des marxistes chinois subsiste. Cette
question est d’autant plus intéressante lorsque l’on tient compte des contextes
historiques différents dans lesquels se sont développées la philosophie de
Derrida et la philosophie marxiste à laquelle souscrivent les chercheurs
chinois.
Leur différence
majeure tient au fait que le postmodernisme derridéen a émergé durant la
période postindustrielle, ce qui pourrait expliquer pourquoi Terrell Carver
(1998) le considère comme le « Marx postmoderne », tandis que la Chine passe à
l’heure actuelle par une période d’industrialisation et de modernisation, ce
qui soulève une nouvelle question.
Pourquoi certains marxistes chinois
s’intéressent-ils
à la pensée postmoderne alors que le
pays
demeure en cours de modernisation ?
Afin de répondre
à cette question, il sera utile non seulement de distinguer entre «
après-marxisme » et « postmarxisme », mais encore de comprendre le processus de
transition historique qui s’est enclenché à la fin du XXe siècle.
Pour
l’essentiel, la notion d’« après-marxisme » signifie revenir à Marx en
abandonnant le marxisme populaire des pays socialistes ou communistes et leur
interprétation orthodoxe du marxisme, constituée par la tripartition entre
philosophie, économie politique et socialisme scientifique. Par philosophie,
j’entends l’articulation de matérialisme dialectique et matérialisme
historique. L’« aprèsmarxisme » s’efforce de re-comprendre Marx à partir de ses
textes et de ressusciter l’esprit critique de Marx. C’est en ce sens que l’interprétation
derridéenne de marx s’apparente au mode de pensée de certains marxistes chinois
: ils y sont réceptifs dans la mesure où ils la considèrent également proche
d’un « retour à Marx » ou, pour le dire autrement, d’un « revenir à Marx ».
Le «
postmarxisme » est principalement associé au phénomènes de postmodernisation
dans une situation dite de postindustrialisation. Ceci confronte le marxisme à
deux défis sociologiques. Le premier tient à l’affaiblissement numérique de la
classe ouvrière et à l’amélioration de ses conditions salariales. Si nous
analysons ce phénomène à partir d’une perspective historique et non
horizontale, nous constatons que les différences sociales au sein des nations capitalistes
développées (à la possible exception de certains pays d’Europe du nord)
continuent normalement à s’accroître. Le deuxième défi est lié au fait que ces
différences sociales relèvent non seulement du domaine économique mais aussi du
domaine culturel, et que les causes principales des différences de revenus ne se
trouvent pas seulement dans l’investissement du capital mais aussi dans des
facteurs managériaux et technologiques.
Cela fait à
peine trente ans que la Chine a débuté sa réforme économique. Mais sous
l’influence des pays occidentaux avancés et du processus de globalisation, ces
deux caractéristiques de la postindustrialisation ont commencé à se manifester
dans certaines régions de Chine. C’est ce qui explique en partie pourquoi le «
postmarxisme » peut se répandre dans la pensée marxiste chinoise alors même
qu’à l’échelle nationale le pays est toujours sur la voie de la modernisation.
Il est clair que
les concepts de « Marx après le marxisme » et de « postmarxisme » représentent
des points de vue tout à fait différents sur le marxisme. Mais l’un comme
l’autre reflètent la transition historique survenue à la fin du siècle dernier
et expriment la nécessité de « repenser Marx » dans la présente période
historique.
Les différences
par rapport au « postmarxisme », la transition historique, ainsi que la réalité
survenant actuellement en Chine sont également au coeur de ce « retour à Marx »
qui, dans la Chine contemporaine, signifie deux choses. La première se
rapproche de la notion de « Marx après le marxisme », à savoir un mouvement de retour
aux écrits de Marx et d’éloignement d’avec le marxisme soviétique. La seconde
consiste à réfléchir à la situation chinoise actuelle.
Depuis 1978, et
tout particulièrement depuis les années 90, l’économie socialiste de marché a
été régulièrement confrontée aux problèmes abordés et critiqués par Marx à
travers ses écrits politiques et économiques et dans le Capital. Il est possible d’envisager ce que Derrida considère comme
les « spectres » de Marx à partir d’une double perspective.
Dans un premier
cas, l’une des caractéristiques propres à une transition historique consiste à
introduire une économie de marché dans un système socialiste traditionnel,
structuré autour d’une économie centrale planifiée et axé sur la propriété
publique. Du fait de la hausse de la compétition et de l’intensification du
moteur économique, l’introduction d’une économie de marché a fortement accru la
vitesse du développement économique. Le résultat est clair : la réforme
économique chinoise a mené à un taux de développement particulièrement rapide.
Parallèlement pourtant, les différences sociales ont augmenté à un degré
inimaginable en une si courte période de temps. Dans plusieurs cas, des
propriétaires d’entreprises privées ne possédant quasiment rien sont devenus millionnaires.
Le marché a simultanément adopté divers modes de privatisation, ce qui a
accentué les différences sociales et mené à un taux de chômage sans précédent.
Ce processus
fait que certaines caractéristiques du socialisme ou du communisme, telles que
la propriété publique, l’égalité des revenus et l’appartenance à une communauté
sociale, que Derrida considère comme des « spectres », sont désormais vues par
certains Chinois comme des « spectres » susceptibles de disparaître.
Dans le deuxième
cas, les « spectres » du capitalisme dénoncés par Marx et repris par Derrida,
tels que la propriété privée, les différences salariales et les conflits
sociaux, s’installent dans la société contemporaine. Ils opèrent à leur tour
tels des « spectres » dans la mesure où ils n’ont pas réellement disparu sous
l’effet de certaines circonstances pour réapparaître dans d’autres, mais ont plutôt
tendance à s’éterniser comme le feraient des « spectres. »
Dans le premier
cas, le mot « spectres » est à prendre dans un sens positif qui s’écarte de la
thèse de Fukuyama, malgré la difficulté de les ancrer dans le monde réel. C’est
en ce sens que Derrida a soutenu que les spectres de Marx ne pouvaient mourir,
contrairement à ce qu’a affirmé l’auteur de La
Fin de l’histoire. Les « spectres » toujours nous précèdent, même s’ils ne
peuvent jamais « être-là » (Dasein).
Dans le deuxième cas, le mot « spectres » est à prendre au sens négatif : on
arrive pas à les faire disparaître. Pour Derrida, l’esprit critique de Marx
pourrait s’attacher autant à la seconde interprétation qu’à la première, ce qui
reviendrait à « repenser Marx ».
Au vu de la
situation de la réforme en Chine, nous pourrions considérer que la substitution
d’une économie sociale de marché à la chinoise au modèle socialiste
traditionnel a eu pour résultat de substituer les spectres négatifs aux
spectres positifs. Cependant, l’esprit critique de Marx ne s’applique pas
seulement aux spectres négatifs qui nous hantent aujourd’hui, il permet aussi
de se tourner vers les « spectres positifs ».
Il est clair que
l’attention que prête le postmarxisme aux autres « spectres » mène à la remise
en cause de ces deux catégories de spectres. Lorsque les postmarxistes
affirment par exemple que les principales différences sociales ne sont pas
foncièrement économiques à la base et que les écarts dans les revenus ne sont
pas le fruit unique de l’investissement de capital, il est indubitablement
difficile de comprendre la nature de leurs « spectres ». Mais, dans une certaine
mesure, cette approche reflète la situation qui caractérise actuellement les
pays développés aussi bien que la Chine. C’est dans ce sens-là que la
déconstruction derridéenne intéresse les marxiste chinois.
A quoi devrait mener l’esprit critique
de Marx ?
Si les «
spectres négatifs » contemporains diffèrent des spectres analysés par Marx, sur
quoi l’esprit critique marxien devrait-il se porter ? Cette question semble
préoccuper nombre de marxistes en Chine comme dans les pays occidentaux. Mais
les marxistes chinois sont particulièrement travaillés par ce problème, non
seulement parce que le marxisme demeure l’idéologie dominante de la réforme
chinoise, mais aussi parce que les « spectres » négatifs sont encore vus comme
des éléments négatifs qui doivent être dénoncés. Il en résulte que la situation
présente à laquelle font face les marxistes chinois est plus compliquée.
La Chine est un
immense pays en voie d’industrialisation et de modernisation. Mais à cause de
sa taille, après la transition historique qui a pris place depuis la fin du XXe
siècle, on constate que dans les différentes parties du pays coexistent
différentes périodes historiques. Si la majorité des régions rurales de l’ouest
en est encore au stade de la pré-industrialisation, la plus grande partie du pays
est en période d’industrialisation continue, tandis que certaines zones
côtières présentent déjà les caractéristiques de la postindustrialisation ou
postmodernisation. Dans de telles circonstances, et compte tenu de la situation
des nations capitalistes avancées (pays du centre-sud de l’Europe et d’Amérique
du nord) ou des nations capitalistes d’obédience social-démocrate d’Europe du
nord, ces « spectres » critiqués par Marx sont davantage encore sujets de dispute
aujourd’hui que du temps de Marx.
Pour illustrer
cette situation par un exemple simple, rappelons Marx a rejeté le principe du
marché durant la période socialiste (ou le premier stade du communisme). Or
aujourd’hui la majorité des marxistes s’accorde sur l’idée qu’une forme de
marché est nécessaire à l’activité économique.
L’on pourrait
condamner les résultats négatifs de l’économie de marché, mais même ces
résultats négatifs acquièrent aujourd’hui un sens différent que du temps de
Marx. De même qu’une certaine forme du mécanisme de marché, la propriété privée
demeure un sujet contesté. Elle a été en partie acceptée par certains
postmarxistes, par certains analystes marxistes et par les tenants de la théorie
critique, qui considèrent que dans une situation de postindustrialisation les
grandes fortunes ne sont pas le seul fruit d’investissements dans la propriété
privée. Les différences de revenus créées par le pouvoir économique se sont
élargies au pouvoir culturel, politique et scientifique.
Que nous soyons
ou non en accord avec eux, ce phénomène a mis à jour le fait que l’aptitude
culturelle (qui peut dépendre des talents individuels ou d’une disposition
génétique), le pouvoir politique et ainsi de suite pourraient aujourd’hui jouer
dans le processus d’acquisition de valeur matérielle ou sociale le même rôle
que la simple possession de capitaux. Ceci suggère que l’on pourrait envisager
la causalité des inégalités sociales dans un sens plus large. Entre-temps, les
différences sociales au sein d’une même nation, comme à l’échelle planétaire,
continuent à s’accroître.
De surcroît, le
fétichisme traditionnel critiqué par Marx a été remplacé par un matérialisme
factice. Le phénomène d’aliénation dénoncé par Marx s’est davantage immiscé
dans la vie spirituelle des individus, ce qui signifie que l’aliénation
fondamentale dérivant du fait que la production des travailleurs est confisquée
par le capitaliste, a aujourd’hui acquis un sens d’autant plus large. L’aspect
le plus controversé se rapporte au concept d’exploitation. La théorie marxienne
de la valeur du travail a été contestée non seulement du point de vue des
calculs économiques, telles que les relations entre valeur et prix, mais aussi
du point de vue des sciences sociales, telle que la production de plus-value.
Il s’agit donc de déterminer si ce résultat est imputable à la main-d’oeuvre ou
aux connaissances scientifiques, managériales et autres.
De ce fait, la
notion centrale d’égalité à laquelle, selon les libéraux de gauche, il serait
possible de parvenir grace à la redistribution et qui, d’après la théorie
critique, doit être envisagée également du point de vue politique, culturel et
moral, s’écarte de la pensée de Marx. Pour Marx, l’égalité émane d’une
transformation des rapports de production. C’est en ce sens que le concept
d’égalité devient réellement un « spectre », non seulement car il est difficile d’y
parvenir en situation réelle, mais aussi parce que ce concept est en lui-même
difficile à maîtriser.
Aux yeux de
Derrida, il ne fait pas de doute que l’esprit de Marx demeure bénéfique,
nécessaire et vivant. à l’heure actuelle, le monde entier étant plongé dans une
colossale crise financière provoquée par les « spectres » du capitalisme, il
apparaît plus nettement quelle direction devrait prendre l’esprit critique de
Marx. C’est pourquoi il est nécessaire de repenser et mieux comprendre les «
spectres », qu’ils soient négatifs ou positifs1.
1.
L’auteure tient à remercier Tom Rockmore pour les améliorations qu’il a apportées
au texte anglais de cet essai.
Références
Derrida,
Jacques (1993) Spectres de Marx.
Paris : Galilée.
Carver, T. (1998) The Postmodern Marx. Manchester : Manchester University Press.
Fukuyama, F. (1992) La Fin de l’histoire et le dernier Homme. Paris : Flammarion.
Rockmore,
T. (2002) Marx after Marxism. The
Philosophy of Karl Marx.
Oxford
: Blackwell.
Wei,
X. (2005) 寻思马克思——时代境遇下马克思人类解放理论逻辑的分析和探讨.Pékin
: 人民出版社.
Wei,
X. (2008) Rethinking China’s Economic
Transformation. New
York
: SUNY Global Scholarly Publications.
Zhang,
Y. (1999) 回到马克思. Nankin : 江苏人民出版社.
Traduit
de l’anglais par France Grenaudier-Klijn
Edité
par Yao Xiaodan