Contrairement aux révolutions technologiques précédentes, la transformation impulsée par l'intelligence artificielle (IA) introduit de nouvelles formes de rapports sociaux de production. Les agents d'IA créés par l'homme commencent à comprendre les besoins intrinsèques de l'humanité, refaçonnant les liens profonds entre l'homme et la technologie, et provoquant des mutations structurelles dans les modes de vie. Ces évolutions s'apprêtent également à remettre en question et à restructurer les disciplines existantes en sciences sociales. En tant que discipline autonome, les relations internationales sont apparues dans la première moitié du XXe siècle, mais ce n'est que dans les années 1960-1970 que leur système disciplinaire et leur cadre théorique fondamental ont pleinement pris forme. Parmi les sciences sociales, l'étude des relations internationales est indéniablement une « nouvelle venue » relative. Les théories traditionnelles des relations internationales tendent à traiter la technologie comme une constante – un facteur auxiliaire pour appréhender les frontières du pouvoir et les stratégies internationales des grandes nations. Pourtant, face à la marée montante de l'IA, le champ des relations internationales s'approche de son propre « point de singularité ».

L'IA refaçonne la discipline

En réalité, l'impact de l'IA sur les relations internationales est déjà pleinement engagé, et le champ acquiert rapidement des caractéristiques marquées au sceau de la différence avec sa forme antérieure. Cette transformation de l'externe vers l'interne modifie en profondeur la discipline des relations internationales en son noyau, s'insinuant discrètement comme le signal inaugural d'un changement de paradigme.

Premièrement, la technologie d'IA façonne un nouvel ordre du jour pour la recherche en relations internationales. Dans le contexte du bouleversement technologique, un nombre croissant d'enjeux liés directement ou indirectement à l'intelligence artificielle s'imposent comme des moteurs clés des dynamiques politiques mondiales, affectant d'ores et déjà les pratiques politiques internationales.

Dès lors que le développement même de l'IA constitue désormais un facteur d'influence majeur du système international contemporain, les États du monde entier déploient coopérations et rivalités sur une série de sujets – des stratégies de développement et cadres de gouvernance jusqu'aux normes éthiques et à la sécurité des données. Ces enjeux exercent une influence croissante sur les contours des relations internationales. La perméabilité extensive de l'IA lui permet d'opérer des interconnexions transdomaines et de générer des formes différenciées de renforcement capacitaire. Ce phénomène suscite à son tour des réajustements dans des domaines tels que la sécurité internationale, la coordination économique mondiale et la planification stratégique, ouvrant de nouvelles perspectives de recherche. Par ailleurs, l'intégration profonde de l'IA aux technologies militaires transforme la nature de la guerre. Le développement et le déploiement de systèmes d'armes autonomes pourraient remodeler les formes et l'essence des conflits futurs, faisant peser des menaces incalculables sur la stabilité mondiale. Les efforts pour négocier des traités de contrôle de ces armements – afin d'éviter une course aux armements vicieuse – sont d'ores et déjà devenus l'une des préoccupations les plus urgentes de la communauté internationale. À mesure que l'IA mûrit, les mutations structurelles qu'elle risque de déclencher dans le système international constitueront probablement un nouveau point de croissance pour la recherche théorique de la discipline.

Deuxièmement, l'IA révolutionne les méthodologies de recherche en relations internationales. L'un des bouleversements les plus significatifs qu'elle induit est d'ordre méthodologique : l'analyse du big data devient un outil central de la recherche en RI. L'IA peut traiter des volumes massifs de données – allant de l'activité sur les réseaux sociaux et l'imagerie satellitaire jusqu'aux indicateurs économiques – dépassant largement les capacités des techniques traditionnelles. Cela permet des évaluations plus précises des tendances géopolitiques et des prévisions plus fiables des conflits potentiels et opportunités de coopération. Les algorithmes d'apprentissage automatique sont désormais largement employés pour identifier des schémas complexes dans les événements internationaux grâce à la modélisation de données historiques, offrant des prédictions plus exactes. Ces capacités revêtent une valeur particulière pour la détection précoce des crises et la prévention des conflits.

Depuis 2023, l'émergence des grands modèles polyvalents a fait progresser davantage la recherche en relations internationales fondée sur la simulation. Les environnements virtuels servent désormais de plates-formes expérimentales où les chercheurs peuvent tester les effets de diverses approches politiques et évaluer les résultats potentiels dans différents scénarios. Cette méthode réduit le coût et le risque des essais politiques réels, tout en offrant un soutien plus solide à la prise de décision éclairée.

Troisièmement, la vague technologique de l'IA catalyse l'émergence d'une nouvelle pensée politique. Au-delà de transformer le monde extérieur, l'intelligence artificielle altère aussi profondément la réflexion des sociétés humaines. Par le passé, la théorie politique se concentrait principalement sur l'équilibrage des intérêts entre différents groupes sociaux. Toutefois, avec l'avènement de l'IA, une question plus fondamentale passe désormais au premier plan : Comment devrait être définie la relation entre les humains et les machines intelligentes ? Cette interrogation donne naissance à deux courants politiques concurrents – le conservatisme technologique et le progressisme technologique.

Le conservatisme technologique prône une approche prudente du développement des technologies d'IA. Il exige une extrême circonspection quant au développement de l'intelligence artificielle générale et de l'intelligence artificielle surhumaine, tout en imposant la contrôlabilité comme limite infranchissable. À l'inverse, le progressisme technologique considère le progrès technique comme un élan irrépressible du développement humain. Il appelle à un effort collectif pour intensifier la recherche-développement en IA, afin de capitaliser pleinement sur ses bénéfices sociétaux.

Le débat entre ces deux positions persistera probablement tout au long de l'ère de l'IA. À mesure que la technologie évoluera, l'hégémonie de l'une ou l'autre fluctuera, l'opinion dominante oscillant entre prudence et adhésion. Cette dialectique catalysera une recomposition de l'identité humaine et des normes morales à l'échelle planétaire, avec des conséquences profondes sur le système international. En somme, l'IA s'est imposée comme une force technologique puissante et adaptable qui s'incruste rapidement dans le paradigme des relations internationales. Sa trajectoire échappe au contrôle de la discipline elle-même, pourtant elle impulse déjà l'évolution des objets, agendas, méthodes et concepts de recherche. En ce sens, l'IA agit comme un catalyseur propulsant la discipline des RI vers sa propre singularité – vers une révolution paradigmatique. L'étude des relations internationales accueillera la transformation fondamentale du système international par un nouveau positionnement épistémique.

Les chercheurs endossant de nouvelles responsabilités

La communauté mondiale des relations internationales est actuellement engagée dans une course académique centrée sur l'intelligence artificielle – une compétition qui dépasse largement la recherche théorique pour englober la conception des institutions internationales, la formation de normes mondiales et l'édification d'un nouvel ordre international. À l'ère de l'IA, les chercheurs chinois partent sur un pied d'égalité avec leurs homologues occidentaux. Forts de leur sensibilité historique et de leur créativité proactive, les chercheurs chinois ont rapidement accumulé des travaux précieux sur les thématiques liées à l'IA. Les orientations de recherche émergentes se multiplient à un rythme soutenu, dessinant un tracé clair et diversifié qui suscite reconnaissance et attention à l'échelle internationale.

Pourtant, nombre de chercheurs manquent encore de préparation intellectuelle suffisante face aux implications révolutionnaires de l'IA. Les réserves théoriques restent inadéquates pour appréhender le changement paradigmatique que l'IA pourrait induire dans le champ des relations internationales – ou les transformations potentielles à l'échelle mondiale. Pour relever ces défis, la communauté académique des RI doit élever son regard au niveau du développement global des sciences sociales, et entreprendre une évaluation systémique ainsi qu'une planification stratégique de la recherche chinoise sur l'IA en relations internationales. Cette démarche doit s'ancrer dans le potentiel de révolution paradigmatique et se laisser guider par les besoins réels et pressants de la nation dans le domaine de l'IA. L'objectif est de bâtir un programme de recherche en phase authentique avec les exigences de l'époque. Par ailleurs, la communauté scientifique doit cultiver un écosystème académique plus stable et résilient – capable de préparer le « moment de singularité » disciplinaire. Seule une telle préparation permettra à la société humaine d'opérer sa transition vers l'ère numérique dans une relative stabilité, garantissant paix nationale, stabilité et développement continu. Pour cette génération de chercheurs en relations internationales, c'est là une responsabilité inéluctable autant qu'une mission historique profonde.
 

Feng Shuai est chercheur titulaire au Centre de recherche sur la Gouvernance du Cyberespace international des Instituts des Études internationales de Shanghai.