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L’éphémère et l’essentiel sur la philosophie politique chinoise contemporaine
Source : Diogène 2008/1 - n° 221 2013-05-30

  Un débat particulièrement nourri s’est engagé depuis quelque temps pour expliquer le succès actuel de la philosophie politique en Chine. Le fait que les points de vue des philosophes les plus influents soient fort divers, voire contradictoires, a poussé de plus en plus d’intellectuels chinois à s’engager dans une discussion animée visant à établir quelle théorie pouvait être la plus pertinente au regard de la réalité présente et à venir de la Chine. Certains auteurs ont compris que les théories politiques ne peuvent pas s’en tenir à la seule recherche de moralité, mais qu’elles doivent également tenir compte des contraintes culturelles et socioéconomiques : d’où un foisonnement de philosophies politiques qu’il convient d’analyser en s’efforçant d’en saisir la logique interne et les liens qu’elles entretiennent avec la réalité de la Chine d’aujourd’hui.

  Cet article se propose deux objectifs. Le premier sera de présenter une vue d’ensemble de la philosophie politique occidentale telle qu’elle est perçue dans la Chine du XXIe siècle. Cette pensée a été introduite en Chine depuis plus d’un siècle. Bien que ce processus ait dû être interrompu, pour les raisons que l’on sait, pendant presque trente ans au milieu du XXe siècle, cette tendance a pu reprendre dans le cours des années 80. Après 1989, de nombreux universitaires chinois ont commencé à réfléchir sur le processus intellectuel qui a traversé le XXe siècle. Certains ont plaidé pour un changement graduel et ont ainsi fait leur « adieu à la Révolution » ; d’autres ont choisi de revenir à l’enseignement académique et à l’étude des textes classiques.

  Ces deux approches ont conduit à des orientations différentes. Chez ceux qui ont plaidé pour un changement progressif, deux positions s’affrontent. Les uns, d’accord pour placer les objectifs de puissance et de stabilité nationale au-dessus de tout engagement absolu en faveur de l’« autonomie de la raison » individuelle, sont appelés la Nouvelle Gauche. Ceux qui en revanche ont plaidé en faveur de la liberté des marchés et d’une limitation du pouvoir gouvernemental sont qualifiés de libéraux. Le débat entre ces deux tendances s’est concentré sur les moyens de trouver un équilibre  entre justice sociale et développement économique, et a été animé par des politologues, des économistes, des socialistes et des philosophes de la politique. Nous laisserons de côté ici cette discussion, non pas qu’elle ait perdu de son importance ou de son actualité dans la Chine d’aujourd’hui, mais simplement parce qu’un grand nombre d’analyses et d’articles de synthèse ont déjà été publiés sur ce sujet en Occident depuis les années 90.

  Ceux qui plaident pour un retour à l’enseignement académique, philosophes ou humanistes pour la plupart, offrent moins de diversité dans leurs positions que les précédents. Même si tous peuvent être qualifiés de « conservateurs », ils se distinguent profondément les uns des autres par cela même qu’ils entendent par « conserver », mais aussi par leurs sources d’influence. Certains ont changé d’attitude en passant d’une critique de la tradition chinoise à une étude attentive de cette tradition, axée en particulier sur les textes de Confucius. D’autres ont recommencé à traduire les classiques occidentaux – les adeptes de Leo Strauss étant peut-être parmi eux les plus populaires, les mieux organisés, ceux qui forment aussi le groupe le mieux implanté en Chine depuis une dizaine d’années. Un grand nombre d’intellectuels chinois se sentent très désorientés et inquiets devant le succès académique des Straussiens, et se demandent quelles peuvent être les raisons « ésotériques » et « exotériques » d’une telle vogue. Dans le même temps, la plupart des ouvrages de Carl Schmitt ont aussi été traduits en chinois, et ont suscité un débat très animé. Nous nous en tiendrons ici à ces deux auteurs, Carl Schmitt et Leo Strauss, très à la mode en Chine actuellement : ils constituent les deux sources théoriques principales d’un grand nombre de critiques du libéralisme en Chine. Pourtant, avant de se réclamer de ces oeuvres, tout philosophe politique chinois devrait, nous semble-t-il, se poser les questions suivantes : Pourquoi devrions-nous, en tant que Chinois, lire ces auteurs aujourd’hui ? Leurs conceptions de la politique sont-elles pertinentes au regard de la situation spécifique de la Chine ? Avons-nous quelque chose à apprendre de leurs théories ?

  Le second objectif de cet article consistera à donner un aperçu de ce que pourrait être la contribution des philosophes chinois à la réflexion politique contemporaine. Nous porterons plus particulièrement notre attention sur deux auteurs chinois, Zhao Tingyang et Gan Yang, l’un et l’autre spécialistes de la philosophie occidentale, mais qui, loin de se contenter de répéter les thèses occidentales ou à l’inverse les positions de la pensée politique chinoise traditionnelle, s’efforcent de repenser cette tradition chinoise pour élaborer des théories originales et susceptibles d’être discutées.

  En mettant l’accent tant sur les idées que sur le rayonnement de ces deux philosophes, nous espérons répondre ainsi à deux questions distinctes mais étroitement liées : pourquoi et comment ces deux auteurs ont-ils pu devenir si populaires, jusqu’à faire l’objet d’une véritable mode, d’une part ; et d’autre part quelles sont les idées particulières qui peuvent à bon droit se révéler pertinentes dans le contexte de la tradition et des pratiques politiques chinoises existantes ?

  I. Leo Strauss et Carl Schmitt en Chine

  « Un cercle d’admirateurs de Leo Strauss, de très grande ampleur, a surgi un peu partout en Chine », affirme Stanley Rosen (Heer 2003). Qu’il faille s’en réjouir ou non, cette observation est absolument exacte.

  Leo Strauss a été introduit pour la première fois dans le pays en 1985. Mais il faudra encore attendre huit ans avant que son Histoire de la philosophie politique soit finalement traduite en chinois. A cette époque, peu d’universitaires avaient encore su reconnaître l’importance des idées qui y étaient défendues. La situation n’a commencé à changer qu’en l’an 2000, lorsque le professeur Liu Xiaofeng décida de commenter et de populariser la pensée de Strauss.

  Liu Xiaofeng est l’un des plus éminents universitaires chinois. Il a publié une bonne douzaine d’ouvrages depuis la fin des années 80, et en outre présenté et traduit un grand nombre de philosophes, de sociologues et de théologiens occidentaux, tels que Max Scheler, Leo Strauss, Alexandre Kojève ou Carl Schmitt. Depuis l’an 2000, il dirige une collection intitulée « Hermès : Classiques et Commentaires » ; plus d’une centaine d’ouvrages de références y ont été traduits en chinois, pour la plupart des commentaires de textes classiques occidentaux – des textes de la Grèce ancienne notamment. Parallèlement, la plupart des ouvrages de Leo Strauss ont eux aussi fait l’objet d’une traduction : entre autres, La Philosophie politique de Hobbes, De la tyrannie, Droit naturel et histoire. Certains ouvrages de disciples de Strauss ont également été introduits en Chine, parmi lesquels The Closing of the American Mind et Giants and Dwarfs d’Allan Bloom, ou encore The Mask of Enlightenment et The Quarrel Between Philosophy and Poetry de Stanley Rosen.

  Les raisons pour lesquelles Liu Xiaofeng et ses adeptes vouent une telle admiration à Leo Strauss et ont si ardemment diffusé ses idées sont complexes. Nous en retiendrons deux que l’on peut repérer au fil de leurs pages. Sur un plan théorique, tout d’abord, les Straussiens chinois sont en plein accord avec ce que leur maître appelle « le retour aux classiques », qui suppose pour lui la nécessité de comprendre les auteurs classiques (par exemple Platon) tel qu’eux-mêmes se sont compris – ce qui implique du même coup que la plupart des commentateurs modernes ont mal interprété ces classiques dès lors qu’ils n’ont pas été capables de se débarrasser du poids de leurs préjugés théoriques. Sur un plan pratique, par ailleurs, les Straussiens chinois étaient fortement préoccupés par les conséquences du scepticisme et du nihilisme éthiques, dont la modernité et le libéralisme étaient, selon eux, responsables. Ils se proposaient en somme de réconcilier les valeurs traditionnelles avec le monde moderne.

  On sait que la pensée de Leo Strauss a pris une importance considérable au sein de l’université américaine grâce à la création d’un mythe : elle aurait constitué la principale source d’inspiration théorique dans les choix de l’administration Bush en matière de politique extérieure – notamment pour ce qui concerne la guerre menée contre l’Iraq. Cette version quelque peu exagérée, c’est précisément celle que certains Straussiens chinois ont retenue. Ce qui leur a permis de croire qu’ils seraient un jour habilités à gouverner, étant les seuls à connaître la vérité.

  Dans la Chine d’aujourd’hui, être critique envers le libéralisme ou la démocratie (ou les deux) n’a rien de dangereux. Au contraire, un tel positionnement permet de se forger une bonne réputation, montrant qu’on sait être plus réfléchi et plus profond que ces vulgaires libéraux. Liu Xiaofeng nourrit une forte antipathie contre le libéralisme et la démocratie, et son incontestable talent littéraire suscite la passion des jeunes Chinois, attirés par cet apôtre érudit de l’anti-modernité.

  Son interprétation de Leo Strauss, en fait, découle directement des idées de Heinrich Meiner, qui le place sur la voie de la théologie politique, alors qu’un autre universitaire chinois de grand renom dont nous reparlerons, Gan Yang, auteur d’une célèbre Introduction à l’édition chinoise de Droit naturel et histoire, mettra plutôt l’accent sur l’engagement politique des Straussiens. L’oeuvre de Strauss a encouragé Liu Xiaofeng à poursuivre sa quête d’une norme de valeur absolue et sa critique du libéralisme, qu’il considère comme le responsable principal du nihilisme moral et du déclin des moeurs. Carl Schmitt, de son côté, l’a aidé à rejeter la démocratie libérale et à rechercher ce qu’il appelle « la Grande Politique ».

  Liu Xiaofeng estime que la situation politique en Chine aujourd’hui est comparable à celle de l’Allemagne après Bismarck. La transformation radicale des structures sociales a provoqué l’apparition de nombreuses injustices, tandis que les économistes ne cessent de débattre sur des questions touchant l’économie libérale et la justice sociale. À l’instar de Schmitt, Liu croit que le libéralisme politique considère la justice et le bien-être social comme les critères du politique, qu’il confond l’ordre politique avec l’ordre de la loi et qu’il refuse de reconnaître que c’est la légitimité et non la légalité qui est la clé du politique. Pour justifier ses prises de  position, il explique que c’est l’état de guerre qui a poussé le savant chinois Yan Fu à abandonner la démocratie libérale, et que c’est la « crise nationale » qui a conduit Max Weber à proclamer que seuls comptaient les intérêts et le pouvoir de l’Etat-nation (Liu Xiaofeng 2006 : 105-106). L’argument de Liu Xiaofeng manque de cohérence, car sa conclusion est sans rapport avec les prémisses. En outre, les conséquences de sa position conduisent à l’affirmation que, quelles que soient les circonstances, qu’il s’agisse d’un état normal ou d’un état d’exception, la démocratie libérale est impuissante, et seuls comptent les intérêts et la puissance de l’Etat-nation.

  Carl Schmitt suggère que seule l’Eglise est en mesure de fonder la légitimité politique ; la séparation de l’Eglise et de l’Etat a provoqué l’effondrement des bases mêmes de cette légitimité. Liu Xiaofeng, suivant la logique de Carl Schmitt, en conclut que le problème fondamental de la modernité est l’absence de légitimité, et que la seule manière de combler ce vide est d’adopter la distinction entre ami et ennemi, introduite par Schmitt pour caractériser le politique. Pour Liu Xiaofeng comme pour Schmitt, le politique assimile l’essence à l’existence de la communauté. La souveraineté politique est une question existentielle dans la mesure où elle concerne la résolution d’un conflit existentiel.

  Il est clair que cette école néo-conservatrice, par le fait qu’elle recourt à un argument théologique, dévalorise intentionnellement la philosophie elle-même. Elle renonce au « donné » de l’histoire et de l’expérience pour mettre l’accent sur une dimension transcendante. Elle invente une situation fondée sur une alternative radicale et se coule adroitement entre deux extrêmes que sont la légitimité absolue et l’illégitimité absolue. Cette manière de penser, cette sorte de « politique existentielle » non seulement fait preuve d’un manque de « retenue de la pensée » pourtant nécessaire, mais flirte aussi avec le nihilisme le plus dangereux et l’immaturité politique la plus inconséquente.

  La conclusion de Liu Xiaofeng (2006 : 270) est que « la bonne éducation des législateurs est un postulat essentiel pour une “bonne politique” ». Cette idée fait écho aux paroles inscrites dans La République de Platon et dans les textes confucéens classiques : le coeur de la politique passe par l’instruction, l’éthique et la stature politique des législateurs et des administrateurs.

  Quiconque tente de se former aux idées de Carl Schmitt, écrit Mark Lilla (2001 : 76), « devra distinguer scrupuleusement la critique philosophique authentique du libéralisme de celle qui pratique la politique du désespoir théorique » : à défaut de marquer cette distinction fondamentale, il ou elle n’apprendra rien du tout. Tout étudiant ou universitaire chinois devrait, croyons-nous, bien garder cette phrase à l’esprit au moment de lire Carl Schmitt ou Leo Strauss.

  II. « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », une idée de Zhao Tingyang

  Zhao Tingyang s’est largement fait connaître comme étant l’un des plus éminents philosophes chinois de la nouvelle génération grâce à la publication, en 1993, de son second ouvrage, Sur les vies possibles. Il a depuis publié sept livres, dont les deux derniers ont pour titre Le Monde sans vision du monde et Le Système du tianxia (天下).

  Deux méthodologies principales ont été développées par Zhao au cours des dix dernières années : l’une qu’il appelle le « syntexte » et l’autre « l’analyse sans présuppositions ». « Il ne faut pas s’étonner, écrit-il, de voir le travail philosophique se concentrer désormais sur le domaine éthico-politique », car « les questions économiques se cachent derrière les questions éthico-politiques contemporaines, de sorte que les unes se trouvent structurellement liées aux autres. Les questions culturelles étant elles-mêmes étroitement liées à l’historicité des problèmes politiques, et peut-être aussi à la structure profonde des domaines politique et économique, voilà que la structure historique de la philosophie peut apparaître : il s’agit d’une structure à la fois politique, économique et culturelle » (Zhao Tingyang 2003 : 1). Fort de ces observations, Zhao Tingyang en conclut que les philosophes contemporains devraient explorer ces structures de connaissance réciproque. De fait, le concept de « connaissance réciproque » (reciprocal knowledge) a été forgé récemment par l’un des mouvements épistémologiques européens, alors que Zhao Tingyang, l’ignorant totalement, avait créé un concept identique quasiment au même moment. Il l’a baptisé « syn-texte » et l’a défini ainsi : « Etant donné qu’il existe un savoir encyclopédique sur tous les sujets, nous devrions envisager une réécriture conjointe des différents systèmes de savoir grâce à une méthode spécifique, de manière à pouvoir, d’une part, modifier ces systèmes de savoir structurellement, et d’autre part, créer ensemble un nouveau savoir et des questions nouvelles » (Zhao Tingyang 2003 : 2).

  La seconde méthode est « l’analyse sans présuppositions ». Elle exige de celui qui réfléchit « qu’il laisse de côté ses propres préférences ou inclinations lorsqu’il argumente, ce qui lui permettra de voir les autres, d’entendre les autres et de comprendre les autres » (Zhao Tingyang 2003 : 3). La méthode de la vieille philosophie partait du moi pour aller vers les autres. Celle de Zhao Tingyang, au contraire part des autres pour aller vers le moi. Il met l’accent sur le fait que l’analyse philosophique devrait partir « des autres » et « des choses », de la manière où Laozi en avait résumé la méthode il y a plus de deux mille ans : « Un homme ne peut être compris qu’au regard de ses intérêts, un village ne peut être compris qu’au  regard de sa situation, un Etat ne peut être compris que du point de vue d’un Etat, et le Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel ne peut être compris que dans la perspective du Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » (Zhao Tingyang 2003 : 4). Même si l’on peut douter qu’une telle « analyse sans présuppositions » pure soit possible, ce principe de « ne voir x qu’en fonction de x » pourrait nous être d’une aide précieuse pour comprendre le monde à partir de lui-même et pour lui même.

  Zhao Tingyang a également développé deux thématiques importantes qui méritent d’être soulignées : « le Tout-ce-qui-est-sous-le- Ciel ou tianxia en tant qu’institution du monde » d’une part, et « la représentation chinoise de la philosophie » d’autre part.

  Commençons par la seconde. La formule « Représentation chinoise de la philosophie » peut être comprise à deux niveaux : l’une renvoie à la représentation de la philosophie en tant que telle ou en général, l’autre est plus particulièrement liée à la représentation chinoise de la philosophie. Zhao Tingyang semble ignorer le premier sens dans son ouvrage, mais nous pouvons lire entre les lignes pour connaître sa position fondamentale sur cette question : celle-ci peut se résumer à l’effort nécessaire pour ne pas utiliser de lourds concepts théoriques mais plutôt le langage de tous les jours. La formule deviendrait donc : « La philosophie doit parler un langage ordinaire » – où beaucoup reconnaîtront l’influence du dernier Wittgenstein. Du même coup, « la Représentation chinoise de la philosophie », pour Zhao Tingyang, pourra être interprétée ainsi : « La philosophie doit parler chinois ». C’est là en réalité le point essentiel qu’il cherche à défendre dans son ouvrage.

  Pendant longtemps, écrit-il, les études culturelles comparatives Chine-Occident se sont limitée à des interprétations unilatérales, fondées uniquement sur les critères occidentaux. En d’autres termes, la culture chinoise a été interprétée mais n’a jamais été l’interprète. Tout philosophe chinois devrait donc, de l’avis de Zhao (2003 : 159-164), s’interroger pour savoir si la philosophie chinoise peut ou non faire partie de la philosophie mondiale. Pour poser la question de manière plus concrète, la philosophie chinoise peut-elle espérer être non seulement un objet d’étude pour les Occidentaux mais aussi une recherche vivante pouvant contribuer à la philosophie mondiale ?

  Pour pouvoir répondre positivement à cette question, Zhao Tingyang estime qu’il nous faut faire de gros efforts dans deux directions : nous employer à faire en sorte que certains concepts de la tradition philosophique chinoise soient intégrés au système de pensée mondial d’une part, et que d’autre part certaines questions appartenant à la pensée chinoise soient intégrées au système des questions débattues à travers le monde. Il estime que c’est seulement lorsque les concepts majeurs de la tradition chinoise deviendront universels et généralisés que la philosophie chinoise pourra être considérée comme un outil et comme un terrain de la pensée universelle ; et que c’est uniquement lorsque la philosophie parlera réellement chinois qu’elle pourra être représentée différemment et que le monde sera donc représenté différemment aussi. De plus, il fait remarquer que trois domaines majeurs devront figurer dans la philosophie à venir : a) la théorie de la communication et de la coopération ; b) la philosophie du coeur ; c) le rapport entre les droits et les devoirs. La philosophie chinoise peut et doit contribuer à la réflexion sur ces problèmes (Zhao Tingyang 2003 : 178-179).

  Si Zhao Tingyang, à la question de savoir comment la philosophie chinoise peut apporter sa contribution à la pensée philosophique contemporaine, répond sur le plan théorique par la « Représentation chinoise de la philosophie », sa réponse, sur le plan pratique et direct, passe en revanche par « le tianxia en tant qu’institution du monde. »

  « Le tianxia en tant qu’Institution du monde » fut d’ailleurs le titre de l’intervention qu’il prononça dans le cadre de deux conférences internationales, l’une organisée en novembre 2002 à Goa, en Inde, sur le thème « Connaissance universelle et connaissance réciproque », l’autre, « Empire et paix », organisée à Paris en février 2003. En commençant son livre par ces mots sibyllins, « Notre monde supposé est toujours un non-monde », Zhao (2003 : 7) entend nous montrer que « le monde dans lequel nous sommes correspond bien plus à une unité géographique qu’à une unité politique […] dans la mesure où il n’existe aucune société mondiale réelle, cohérente, qui correspondrait à une institution mondiale reconnue de tous ». Pour pouvoir organiser le global en un monde, une institution mondiale semble donc nécessaire. Mais Zhao (2003 : 12) ajoute que

  dans le contexte occidental, l’entité politique fondamentale se trouve être l’Etat, ce qui limite donc l’approche occidentale de la théorie politique au point de référence de l’Etat. Par conséquent, ce qu’un Occidental imagine lorsqu’il évoque l’intégralité du monde, ne peut prendre que la forme de l’internationalisme, des Nations Unies ou de la globalisation, rien ne pouvant transgresser le cadre des Etats-nations. Ce type de représentations constituent un obstacle sérieux à toute vision unitaire du monde du fait qu’elles restent limitées à une perspective fondée sur les Etats-nations.

  Le principe même de l’analyse sans présuppositions nous montre à l’évidence que voir le monde du point de vue du monde n’est pas la même chose que voir le monde du point de vue de l’une de ses parties. La philosophie occidentale ne possède aucune vision du monde en tant que vision du monde par lui-même, même si elle en possède une à travers l’idéologie d’un Etat. Elle ne dispose d’ailleurs pas davantage d’un concept du monde à part entière,  même si elle en possède un concept scientifique. En revanche, le concept traditionnel chinois du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » constitue bien, estime Zhao Tingyang, un concept du monde à part entière. Selon lui, ce concept est même tout à fait déterminant si l’on veut comprendre ce qu’est la perception chinoise du monde, de la société, de l’institution et de la citoyenneté (Zhao Tingyang 2003 : 9-10).

  En conduisant son analyse de concepts chinois traditionnels tels que le « Tout est inclus » ou « Rien n’est exclu » (无外) et le « Rite » (礼), Zhao Tingyang est convaincu que la philosophie chinoise peut apporter sa contribution, à travers le « Tout-ce-qui-est-sous-le- Ciel », à l’élaboration du concept fondamental de la théorie politique. Récemment, il a encore approfondi sa théorie et en a proposé en 2005 une nouvelle version dans un ouvrage intitulé Le Système du tianxia : Introduction philosophique à l’institution du monde. Si l’idée fondamentale de cet ouvrage reste finalement la même que dans ses conférences de 2002 et 2003, Zhao Tingyang (2005 : 23) remplace néanmoins sa méthode d’une analyse « sans présupposés » par deux méthodes distinctes mais liées entre elles : le « holisme méthodologique » et le « principe de la consistance et du transfert entre les différents systèmes politiques » d’autre part.

  Ces deux méthodes jouent un rôle différent dans la version revue du tianxia. En introduisant le « holisme méthodologique », Zhao Tingyang rejette l’« individualisme méthodologique » libéral et estime que pour pouvoir appréhender le monde du point de vue du monde lui-même, toute argumentation doit au préalable postuler la plus grande unité politique, autrement dit le monde ou « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel ». Il considère que le projet central de la philosophie politique a changé, passant d’une « justification de l’Etat » à une « justification du monde » – l’Etat devant être remplacé par le monde comme point de départ légitime (Zhao Tingyang 2005 : 135). C’est là un jugement particulièrement perspicace, certes. Mais on ne peut s’empêcher de s’interroger, même si l’on est d’accord avec l’idée de voir le monde du point de vue du monde, même si l’on considère souhaitable le « holisme méthodologique » : comment tout cela est-il possible, réalisable ?

  Pour répondre à cette question, l’introduction du « principe de la consistance et du transfert entre les différents systèmes politiques » devient nécessaire. Cette méthode est définie de la manière suivante : « Toute institution politique, quelle qu’elle soit […] doit être généralisable à tous les niveaux, c’est-à-dire qu’elle doit être appliquée à toutes les unités politiques et transférée aux différents niveaux d’un système politique donné. Sinon, il faut la considérer comme incomplète du point de vue théorique » (Zhao Tingyang 2005 : 141). Une telle méthodologie suppose donc que l’on ne considère plus x du seul point de vue de x – une famille que du point de  vue d’une famille, un village que du point de vue d’un village, un Etat que du point de vue d’un Etat, et le « Tout-ce-qui-est-sous-le- Ciel » que du point de vue du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel ». Elle suppose également que la structure des institutions politiques au sein de la famille, du village, de l’Etat et du « Tout-ce-qui-est-sousle- Ciel » présente un strict isomorphisme logique et soit aisément transférable. Ainsi, en vertu de cette méthodologie, il sera possible de suivre un procédé cohérent en partant de l’institution la plus petite, la famille, jusqu’à la plus compréhensive, le « Tout-ce-quiest- sous-le-Ciel ».

  Il ne fait aucun doute que la méthode de Zhao Tingyang est radicalement différente de la méthode moderne. La communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft) sont deux catégories introduites par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies pour décrire les deux formes normales de socialisation. Dans la perspective de Zhao Tingyang, l’essence du politique ne se limite pas à organiser ou à faire fonctionner une Gesellschaft, mais aussi à permettre de bien vivre au sein d’une Gemeinschaft. La famille étant la communauté où l’on aspire le plus à bien vivre, l’institution politique la plus compréhensive devra donc se modeler sur cette unité éthico-politique minimale.

  Contrairement à la notion occidentale d’empire enfin, le tianxia est étroitement lié à l’eidos universel de l’empire. Le « Tout-ce-quiest- sous-le-Ciel » est un concept qui fait référence à un empire idéal, de ce fait bien plus lié à l’eidos d’empire qu’à un statut historique de celui-ci. Il est tout simplement une utopie (Zhao Tingyang 2005 : 40).

  La pensée de Zhao Tingyang se présente comme étant radicalement nouvelle par rapport à l’« ancienne » philosophie. Et même s’il n’a pas encore mis au point, semble-t-il, les méthodes et moyens conceptuels qu’il lui faut, l’intérêt théorique qu’il suscite et l’espace thématique qu’il dégage exercent une fascination évidente.

  III. Gan Yang et « l’intégration des trois traditions »

  Gan Yang a présenté plusieurs visages au cours de sa carrière universitaire. Il a changé de point de vue au moins trois fois depuis les années 80. Il a d’abord été, de son propre aveu, un libéral ; c’est lui qui a introduit en Chine le célèbre essai d’Isaiah Berlin « Deux conceptions de la liberté ». Cet écrit, qui obtint un large succès auprès des intellectuels chinois, fut curieusement à l’origine d’une tendance visant à rejeter la démocratie au nom du libéralisme et à désavouer la Révolution française en faveur de la Révolution anglaise. A la fin des années 90, Gan Yang publia un ouvrage intitulé en anglais A Critique of Chinese Conservatism in the 1990s (le titre chinois était plus incisif : Libéralisme : Pour les autocrates ou pour  le peuple ?), ce qui lui valut d’être considéré comme l’un des chefs de file les plus influents de la Nouvelle Gauche – une étiquette qu’il rejeta, lui préférant le terme de Gauche libérale. En 2002, enfin, il rédigea une imposante Introduction pour l’édition chinoise de Droit naturel et histoire de Leo Strauss, qui a contribué à l’inscrire, auprès de la plupart des universitaires chinois, parmi les conservateur, étiquette qu’il ne revendique probablement pas davantage que l’autre.

  Si le parcours académique ainsi que les différents visages de Gan Yang révèlent une grande complexité et suscitent un vif intérêt, ce ne sont pas les raisons pour lesquelles nous avons choisi ici de nous intéresser à lui. Les idées du libéralisme, de la Gauche libérale ou du conservatisme, peu importe qu’elles soient distinctes ou liées entre elles, ne sont pas particulièrement originales. En revanche, l’idée développée récemment par Gan Yang d’une « intégration des trois traditions » (通三   统) nous paraît plus intéressante. Elle pourrait être résumée ainsi : pour montrer la force du pouvoir politique chinois et poursuivre notre mutation économique, nous devons intégrer les trois traditions : la vieille tradition chinoise, en particulier celle du confucianisme ; la tradition représentée par Mao Zedong (Tsé-Toung) ; et enfin la tradition de Deng Xiaoping.

  Gan Yang a pour la première fois prononcé cette formule originale lors d’un entretien pour un journal, à la fin de 2004. Puis il l’a reprise au cours d’une conférence à l’université Tsinghua, en 2005. Il considère que les idées fondamentales de la tradition de Deng Xiaoping sont l’économie de marché et les concepts de droits et de liberté ; que celles de Mao sont la qualité de la vie et la justice sociale ; et que les valeurs nodales de la tradition confucéenne se trouvent dans l’idéal et les valeurs d’une culture profondément enracinée. Gan Yang, en accord avec les analyses de Daniel Bell, estime que la société moderne est constituée d’influences diverses et contradictoires et qu’aucune d’entre elles en particulier ne doit prendre le pas sur les autres de manière absolue. Pour mieux faire fonctionner la société moderne, nous ne devons donc pas nous contenter d’utiliser un seul modèle ou une seule théorie, mais nous reporter à plusieurs modèles. Daniel Bell se dit socialiste dans le domaine économique, libéral dans le domaine politique et conservateur dans le domaine culturel. Gan Yang reprend cette déclaration pour organiser sa propre hiérarchie de valeurs : il est d’abord socialiste, ensuite conservateur, et enfin libéral. Ce qui signifie, semble-t-il, que c’est à la seule condition de combiner les traditions du socialisme et de sa culture classique que la Chine pourra se développer dans le libéralisme.

  Gan Yang (2007) a récemment publié un article intitulé « La Voie Chinoise : Trente ans et soixante ans » dont les idées saillantes reprennent celles de l’« intégration des trois traditions ». Dans cet article, il introduit une nouvelle formule, celle de « République socialiste confucéenne » (儒家社会主义共和国), qu’il présente comme sa propre interprétation de l’officielle « République populaire de Chine ». Ce que l’on appelle la « Chine », explique-t-il, renvoie à la culture chinoise dont la principale influence est le confucianisme, à côté d’autres comme le taoïsme ou le bouddhisme ; le terme « Chine », donc, équivaut à celui de « Confucéen » et peut être remplacé par ce dernier. D’autre part, la désignation « République populaire » implique que cette République n’est pas celle du capital, mais celle des ouvriers, des paysans et de tous ceux qui travaillent, bref qu’il s’agit d’une « République socialiste » (Gan Yang 2007 : 5).

  L’avenir du « Nouveau consensus réformateur » est lié au choix, estime-t-il, d’accepter ou non la légitimité de ces trois traditions. La grande stratégie officielle d’une « Société de l’harmonie » est enracinée, en premier lieu, dans la tradition confucéenne, qui diffère radicalement de celle de la « lutte de classe » ; deuxièmement, l’objectif de la « Société de l’harmonie » est celui d’une « richesse commune », qui est aussi l’objectif fondamental de la tradition maoïste ; enfin, cet objectif ne saurait être atteint sans faire appel à l’économie de marché. Gan Yang admet qu’il existe des tensions essentielles et permanentes entre ces trois traditions. Cependant, si l’on veut maintenir l’originalité de la « Voie chinoise », le « Nouveau consensus réformateur » devra intégrer ces trois traditions sans en exclure aucune (ibid.).

  Il est difficile de trouver de solides arguments en faveur des positions défendues par Gan Yang. Ainsi, il cite Susan Shirly pour justifier la politique de Mao qui, selon elle, sut créer les conditions de la mutation actuelle en détruisant le contrôle central au profit du local. Mais une chose est de le faire intentionnellement, une autre de détruire purement et simplement. Il ne faut pas confondre relation causale et relation diachronique.

  « Leo Strauss, écrit Shadia B. Drury (en ligne), estimait que les intellectuels ont un rôle important à jouer en politique. S’il n’est pas très prudent, pour eux, de gouverner directement – les masses ayant généralement tendance à se méfier d’eux –, ils ne doivent pas pour autant laisser passer l’occasion de murmurer à l’oreille des puissants ». Il semble bien que l’idée d’une « intégration des trois traditions » soit très exactement ce que Gan Yang tente de murmurer à l’oreille des puissants, même si son idée penche plus du côté de l’exégèse « exotérique » que de l’exégèse « ésotérique ».

  Conclusion

  Parmi les quatre rôles qui, selon John Rawls, incombent à la philosophie politique, le quatrième consiste à la concevoir « comme  utopique de manière réaliste, c’est-à-dire comme une entreprise d’exploration des limites des possibilités politiques pratiques » (Rawls 2003 : 21). La philosophie politique est en effet réaliste dans la mesure où elle doit à la fois se montrer acceptable d’un point de vue culturel et tenir compte des contraintes socioéconomiques propres à un contexte particulier. Elle est aussi une utopie parce qu’elle doit également soutenir un objectif moral. Un bon équilibre de ces deux dimensions requiert une certaine sagesse pratique. Pour éviter de devenir les penseurs d’une politique impraticable, écrit Aristote, il nous faut considérer, en matière de constitution d’un Etat, « quelle est la forme idéale et quel caractère elle présentera pour être la plus conforme à nos voeux si aucune circonstance extérieure n’y met obstacle » ; mais nous devons aussi considérer « quelle est aussi celle qui s’adapte aux différents peuples » (Politique, IV.1, 1288b). S’il est nécessaire, en d’autres termes, de « connaître encore la forme de constitution qui s’adapte le mieux à tous les Etats en général », nous devons être aussi capables d’identifier « non seulement la constitution idéale, mais encore celle qui est simplement possible, et pareillement aussi celle qui est plus facile et plus communément réalisable pour tous les Etats » (ibid.).

  Pour qui commence à étudier la philosophie politique chinoise, le plus urgent sera de préciser, d’abord, les circonstances qui caractérisent la Chine contemporaine. Aucun progrès ne pourra être réalisé sans qu’un consensus préalable ne soit atteint à ce sujet. Ensuite, le pire qui pourrait advenir serait de considérer comme désirable ce qui est à la mode, et de confondre ainsi ce qui est la mode avec ce qui a un impact réel.

   

   

   

   

   

Références

  Aristote (1989) Politique, éd. J. Tricot. Paris : Vrin.

  Drury, Shadia B. (en ligne) « Leo Strauss and the Neo-Conservatives », http://evatt.org.au/publications/papers/112.html.

  Gan Yang (2007) « The Road of China: Thirty Years and Sixty Years », Du shu 6 : 3-13.

  Heer, Jeet (2003) « The philosopher », The Boston Globe, 11 mai ; www.boston.com/news/globe/ideas/articles/2003/05/11/the_philosopher/

  Lilla, Mark (2001) The Reckless Mind: Intellectuals in Politics. New York : The New York Review of Books.

  Liu Xiaofeng (2006) Les Modernistes et leur Ennemi: Introduction à Carl Schmitt [en chinois]. Pékin : Éd. Hua Xia.

  Rawls, John (2003) La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice. Paris : La Découverte.

  Zhao Tingyang (2003) Le Monde sans vision du monde [en chinois]. Pékin : Presses de l’Université du Peuple.

       Zhao Tingyang (2005) Le Système du Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel: Introduction philosophique à l’Institution du monde [en chinois]. Pékin : Éd. éducatives du Jiangsu.

  

  

  

  

  

  

  

  

  

Traduit de l’anglais par Thierry Loisel

  

  

Edité par:Yao Xiaodan
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