Avec l’invention
de l’arme « absolue » à l’ère nucléaire, la manière dont les différentes
civilisations entrent en compétition pour survivre et se développer s’est
transformée. Des systèmes d’idées concurrentes sont venus peu à peu remplacer
des armes nées de la plus haute technologie. La Guerre froide fut la première à
ne pouvoir être gagnée que sur le champ de bataille des idées, ou pour être
plus précis, dans une bataille concernant les valeurs fondatrices de nos
sociétés. Les Russes ont finalement échoué parce qu’ils n’ont pas réussi à le
comprendre.
L’une des
raisons les plus importantes de la montée en puissance de la Chine au milieu du
XXe siècle fut d’abord la création d’un consensus intellectuel sur un ensemble
de valeurs fondatrices, puis leur diffusion dans le courant principal des
valeurs sociales. Cependant, du fait du développement d’une économie de marché
et de la croissance d’une société pluraliste, ce consensus a commencé, en
Chine, à s’effriter. Or sans un consensus de fond sur les valeurs fondatrices
de notre société, celle-ci finira tôt ou tard par se désagréger.
Cet article a
pour objectif de présenter un modèle d’analyse des valeurs sociales. Nous
chercherons, dans un premier temps, à définir ce qu’est une « valeur sociale »
– nous tâcherons d’expliciter la distinction valeurs sociales « fondatrices »
et valeurs sociales « non fondatrices » et discuterons des fonctions
respectives qu’elles occupent dans la société. Dans un second temps, nous
identifierons un système de valeurs fondatrices articulé en sept échelons, dont nous
explorerons les différentes connexions fonctionnelles pour finalement montrer
comment un tel système en vient à s’effondrer. Pour conclure, nous esquisserons
de façon sommaire comment un système de valeurs sociales fondatrices peut être
construit ou reconstruit.
I.
Les valeurs
sociales
Définition
Contrairement
aux autres créatures de la planète, les êtres humains sont capables de penser.
La tentative française, à la fin du XVIIIe siècle, de construire une « science
des idées » a conduit à une impasse. Elle nous a laissé un concept, l’« idéologie
», qui peut prendre bien des significations, sauf celle de « science des idées
». Les valeurs sont des idées, mais elles ne le sont pas dans le sens général
du terme. Elles sont des idées essentielles pour l’existence et pour le
développement des êtres humaines. Ce sont des idées relatives à ce qui est
juste et injuste, des idées sur lesquelles se fondent la honte et l’honneur,
des idées qui nourrissent nos rêves d’un avenir meilleur.
Il serait
impossible et d’ailleurs inutile de construire une science des idées, et plus
encore une science des valeurs. à l’instar des idées, les valeurs, incarnées
dans tous les aspects de la vie humaine, sont beaucoup trop nombreuses. Chaque
discipline des sciences sociales et humaines se concentre sur celles qui l’intéressent.
Les philosophes s’intéressent aux valeurs ayant trait à la vérité, le bien et
le beau ; les anthropologues se concentrent sur les valeurs liées à la
transmission et à la reproduction humaines ; les psychologues étudient celles
qui sont en rapport avec la santé mentale ; les économistes analysent les
valeurs qui affectent les mécanismes du marché ; les sociologues les valeurs
liées aux transformations sociales ; les historiens s’occupent plutôt de celles qui
leur permettent de décrire et d’interpréter les événements historiques. Dans
les sciences politiques enfin, ce sont les -ismes qui dominent, même si peu de
spécialistes le reconnaissent.
En tant que
politologue, je m’intéresse moi-même aux valeurs qui touchent les relations
sociales et influent sur le processus d’intégration qui caractérise les
sociétés contemporaines. Le présent article s’arrête sur les « valeurs sociales
» en tant qu’elles se réfèrent à ce qui et juste et injuste dans les relations
sociales contemporaines. Parmi ces dernières, j’en choisirai quelques-unes particulièrement
pertinentes pour le problème de l’intégration sociale, pour ensuite étudier les
valeurs qu’elles véhiculent.
Une « société »
est une entité au sein de laquelle des individus agissent les uns sur les
autres. Les relations tissées entre les individus de cette société sont des «
relations sociales ». Les jugements sur ce qui est juste et injuste dans ces
relations sociales forment les « valeurs sociales ». Celles-ci se manifestent
sous forme de « normes sociales » qui, inscrites au plus profond de la
conscience des gens, servent à orienter leur comportement dans la société.
Les normes de
comportement sont des idées qui émanent de l’ensemble des relations sociales
accumulées au cours des siècles. Les idées ayant facilité le bon fonctionnement
des relations sociales se sont cristallisées au fil du temps en normes et en
sens commun. Les exemples de « sens commun » qui suivent donneront une idée des
valeurs prônées par notre époque. Les jeunes peuvent certes s’amuser dans des
soirées disco, mais ils ne doivent pas y consommer de drogues pour « s’évader
». Puisque les gouvernements de certains états des états-Unis ont institué la
loterie, le gouvernement central et les gouvernements provinciaux de la Chine
peuvent donc instituer la loterie. Ou bien, puisque la loterie encourage
l’argent facile et l’oisiveté, aucune administration chinoise à quelque niveau
que ce soit ne doit instituer de loteries.
Les normes de
comportement sont également liées au contexte social et aux traditions
culturelles. Ainsi les jugements de valeur varient selon les pays. Les valeurs
dites « universelles », bien que souvent enveloppées dans de beaux concepts
abstraits, sont chargées de préjugés politiques et culturels appartenant aux
sociétés riches et puissantes1. Si les valeurs diffèrent selon les
civilisations, chaque système de valeurs établit cependant une ligne de partage entre
le juste et l’injuste ; il introduit, en d’autres termes, un sens éthique. Il
existe certes une gradation dans la palette de jugements sur le juste et
l’injuste, donnant lieu à ce que l’on qualifie parfois d’« orientations morales
». Pour certains chercheurs, ces orientations morales peuvent aller dans un
grand nombre de directions différentes et incertaines2. J’estime quant
à moi qu’une orientation ne peut désigner qu’une seule direction. à défaut,
nous risquons d’être piégés dans un méli-mélo de concepts incongrus et sans
aucune portée. Un changement de jugement éthique dans une société se fait
toujours dans le sens du juste et de l’injuste : l’injuste ne sera plus
considéré comme injuste, et le juste cessera d’être juste.
Fonctions
L’objectif
central de cet article consistera à souligner le rôle constitutif des valeurs
sociales pour les relations sociales. Une valeur sociale ou une norme de
comportement est avant tout construite à partir d’une identité ; il s’agit de
définir en premier lieu qui on est3. Puisqu’on est un homme, on doit
protéger les femmes. Puisqu’on est un vieillard, on ne doit pas aller en boîte.
Puisqu’on est au gouvernement, on doit s’opposer à la loterie. Puisque ce sont mes
parents, je leurs dois un respect filial. Puisque ce sont mes enfants, je les
élèverai de manière responsable. Puisque je suis un homme d’affaires, je ferai
de mon mieux pour dégager des bénéfices. Puisque je suis professeur, je me
consacrerai à l’enseignement et à la recherche. Puisque nous sommes chinois,
nous ne suivrons pas aveuglément le mode de vie américain.
Lorsque les
identités sont clairement définies et que les normes de comportement qui leurs
sont liées prédominent, les valeurs sociales apparaissent stables, facilitant
les relations sociales et contribuant au maintien de l’harmonie sociale. Dès
que ces identités deviennent confuses, les codes de comportement sont alors oubliés,
les valeurs sociales deviennent instables, un comportement insolite se fait
jour et perturbe les relations sociales. Si les humains brouillent la
différence des sexes, si les professeurs se considèrent comme des machines à
faire de l’argent, si les membres du gouvernement raisonnent comme des hommes
d’affaires pour s’enrichir personnellement, la société, selon toute
vraisemblance, va se désagréger.
Les valeurs
sociales étant des jugements sur ce qui est juste et injuste dans les relations
sociales, ces dernières doivent en être la source principale et les changements
sociaux la force d’impulsion principale de leur évolution. Quand les
technologies progressent et que la répartition du travail prend de nouvelles
formes, certaines mutations se produisent dans la société et les relations
sociales se modifient aussi. Une transformation permanente des relations sociales
est un signe que les identités demeurent fragiles et que les normes de
comportement manquent de stabilité.
La plupart des
valeurs sociales changent passivement, reflétant les mutations intervenues dans
les relations sociales. Le plus souvent, l’évolution des valeurs sociales ne
sera une cause de gêne que pour quelques personnes, loin de semer le trouble
dans la société entière. Ce type de mutation des valeurs sociales ne doit pas
retenir un intérêt excessif. La disparition des valeurs traditionnelles de la
famille, par exemple, se produit en douceur et spontanément lorsque les
familles nombreuses évoluent vers un type de famille nucléaire, voire vers un
modèle de couple sans enfants (modèle DINK : dual income no kids). De même, la
diffusion des méthodes contraceptives sophistiquées et le principe « à travail
égal salaire égal » dissocient la sexualité de la procréation, modifiant
radicalement la valeur sociale de la sexualité. La percée des NTIC et la naissance
de la société de l’information ont transformé le rapport au travail, les
relations employeur/employé, les loisirs et les divertissements, la liberté de
la presse, les relations enseignant/ étudiant, l’autorité du gouvernement et
bien d’autres domaines encore, de manière fort différente par rapport à la
microsociété rurale et familiale et à la société industrielle.
Si en revanche
les structures sociales subissent une mutation rapide, un écart générationnel
peut se creuser entre individus de différentes classes d’age. Si l’ancienne
génération des gouvernants reste incapable de suivre la vague de
transformations sociales, et qu’ils entendent coûte que coûte inculquer des
valeurs conservatrices aux générations plus jeunes, ils risquent de susciter un
certain antagonisme de la part de ces dernières. De la même manière, si les
jeunes gens ne comprennent pas la nécessité de respecter les valeurs
traditionnelles et cherchent à ridiculiser de manière futile les valeurs créées
à l’époque glorieuse de la révolution chinoise, ils s’attireront fort
probablement la violente réaction de leurs aînés.
En conséquence,
le respect mutuel, la compréhension et la tolérance entre générations doivent
être un principe fondamental pour affronter la transformation des valeurs
sociales. C’est ce même principe qui ouvre à l’harmonie sociale.
En Chine, il est
facile par exemple de constater un tel changement rapide dans les bars à karaoké. Chaque génération y chante des
chansons qui sont les siennes, s’enorgueillissant de sa « différence
générationnelle » devant les autres. Et une « nouvelle génération » se fait
jour tous les cinq ans. Pourtant, certaines chansons sont chantées par toutes
les générations confondues, et continueront à être chantées encore par les
générations à venir.
Typologie
Si la société
chinoise se transforme aujourd’hui rapidement, nous avons besoin, plus que
jamais, de solidarité sociale. En dépit de ces mutations rapides, certaines
relations sociales fondamentales doivent être maintenues stables et durables,
car une altération de celles-ci risquerait de provoquer de graves conflits
sociaux. Dans la mesure où le meurtre, le vol, l’escroquerie ou la fraude
empoisonneraient les relations sociales et désintègreraient la société, nous ne
devons pas permettre à des « valeurs à la mode » de s’installer pour justifier
ces déviances. Certains symboles culturels doivent être respectés par toutes
les générations de notre époque, comme celui du soldat Lei Feng ou encore
l’hymne national créé dans les années 1930. Ces symboles représentent
l’héritage spirituel de notre nation ; en reflétant les valeurs essentielles de
la Chine moderne, ils ont stabilisé nos relations sociales. Lorsque les valeurs
fondatrices d’une société s’effritent, les relations sociales fondamentales
deviennent conflictuelles, et la société est prête à se désagréger.
Il existe deux
catégories de valeurs sociales, les valeurs « fondatrices » et les valeurs «
non fondatrices ». Les premières sont le reflet des relations sociales
fondamentales et ont besoin d’une stabilité durable. Elles assurent l’harmonie
sociale. Comme nous allons le montrer, leur nombre reste limité à sept types.
En dehors de ces sept valeurs, tous les autres jugements sur ce qui est juste ou
injuste dans les relations sociales appartiennent à la catégorie des valeurs
sociales non fondatrices. La grande diversité de ces dernières rend vitale une
société, alors que la consistance des valeurs fondatrices protège de la
désagrégation sociale.
Les relations
sociales fondamentales et les valeurs sociales qui les fondent « doivent » être
stables. Ces dernières peuvent entrer en crise avant le changement des
relations sociales fondamentales, ce qui conduit à la détérioration de ces
relations. Une telle détérioration profonde des relations entre les personnes
ne devrait jamais se produire, mais lorsque cela se produit, c’est que les gens
ont perdu le sens de la moralité. Cela signifie que les valeurs fondatrices possèdent
donc leur propre logique du changement, indépendante du changement dans les
relations sociales. Notre principal objectif, dans cet article, est de proposer
une analyse des mécanismes de transformation de ces valeurs et de leurs effets
sur les relations sociales.
En résumé, la transformation
des valeurs sociales non fondatrices n’est que réactive et dépend des
changements des relations sociales, alors que celle des valeurs sociales
fondatrices est proactive et investit les relations sociales fondamentales.
A notre époque
de bouleversement rapide des relations sociales, à cette époque où l’on vénère
le pluralisme des valeurs, il est extrêmement important de distinguer les
valeurs fondatrices des autres valeurs. La cohésion sociale a besoin de valeurs
sociales, et celles que nous qualifions de fondatrices sont au coeur de
l’harmonie sociale. Si nous devons certes admettre l’existence d’une évolution des
valeurs sociales non fondatrices, nous devons lutter, ouvertement et fermement,
contre toute remise en question de nos valeurs essentielles. Concernant ces
dernières, ce serait une erreur fatale de vouloir maintenir le principe « pas
de débat » appliqué lors de la première décennie des réformes et de
l’ouverture, qui est une politique de l’autruche permettant à quelques élites
d’attiser la discorde sociale.
II.
Un système
articulé de valeurs fondatrices
Les relations
sociales fondamentales forment le tissu de la société. Si ce tissu se déchire,
la société n’existe plus. Quelles en sont les différents éléments ? Sept types
de relations sociales fondamentales existent selon nous dans une société
contemporaine. Cette typologie s’énonce comme suit : relations de soi à l’autre
(et viceversa) ; de l’homme à la nature ; de l’individu à la communauté ; de la
communauté à la société ; du peuple au gouvernement ; du peuple à l’(Etat-)nation
; et de l’(état-)nation au système mondial.
Les conceptions
du juste et de l’injuste qui correspondent à ces sept types de relations
constituent les « valeurs fondatrices ». Ces valeurs forment un système indépendant
qui peut être représenté sous forme de sept cercles concentriques. Partant de
celui qui est au centre et jusqu’au plus externe, ces valeurs correspondent à
nos perceptions dans les domaines de la moralité, de la nature, des groupes, du
social, du politique, de la nation et du monde. Au coeur de ce diagramme se
trouve la moralité universelle de l’être humain. Le cercle le plus externe
représente notre perception des affaires du monde. Une première section sera
consacrée à la description des différents cercles du diagramme. Une seconde
section analysera les rapports qui existent entre ces cercles.
Valeurs morales : la relation du soi à
l’autre
Le premier
cercle, dans le système des valeurs fondatrices, définit la nature morale de
nos relations aux autres. Dans la société humaine, les normes fondamentales de
comportements qui permettent de distinguer les êtres humains des animaux
prennent la forme de principes moraux universellement reconnus. En tant qu’êtres
humains, nous ne saurions approuver (a) le meurtre (par ex., la détention
arbitraire ou l’assassinat d’innocents) ; (b) le vol (par ex., la saisie des
terres ou l’obligation au travail supplémentaire) ; (c) l’escroquerie (par ex.,
le plagiat ou le vol de la propriété collective ou nationale) ; (d) la fraude
(par ex., le manque de crédibilité) ; (e) l’abandon d’incapables (par ex., les
personnes agées ou handicapées) ; (f) la sexualité débridée (par ex., le viol
ou la pédophilie) 4.
Sommes-nous
divisés sur ces principes moraux ? D’une manière générale, il est clair que
l’ensemble des humains de la planète s’accorde sur la liste énoncée ci-dessus.
Pourtant, depuis la mise en place du système économique de marché, le
matérialisme hédoniste et le rationalisme individualiste ont prévalu, et sont
devenus depuis longtemps la cible des critiques de la part des moralistes et des
chefs religieux. En réalité, la recherche du profit matériel a toujours été une
tendance irrépressible de l’homme. Depuis les temps les plus reculés, les
paysans ont travaillé pour obtenir de meilleurs rendements et les marchands
pour augmenter leurs gains. Même Confucius, il y a plus de deux mille cinq
cents ans, affirmait que « Le désir de nourriture et d’activité sexuelle est au fondement
de la nature humaine » (shi se xing ye)
et que « L’on ne refuse jamais le meilleur plat » (shi bu yan jing). C’est très précisément la recherche rationnelle
de gains matériels qui a poussé à l’augmentation de la production matérielle.
Mais les désirs ne sont pas des valeurs. Les valeurs sociales ont été créées
par les élites sociales pour maintenir la cohésion de la « société ». Nos principes moraux exigent que personne ne doive
rechercher de gains matériels par des moyens immoraux et aux dépens des autres
dans la société. Le profit matériel possède une importance, mais devient
antisocial dès qu’il est construit comme un -isme. La rationalité individualiste
est importante, mais devient antisociale dès qu’on l’enseigne comme un -isme.
Les désirs mettent l’accent sur nos besoins ; les valeurs sociales sur ceux des
autres. Les principes moraux viennent troubler la logique de ces rationalistes
qui réduisent les principes de la société humaine aux lois du marché, voire de
la jungle5. Mais notre société humaine a pu se maintenir grace à l’enseignement
de principes moraux qui se sont accumulés pendant des milliers d’années à
travers les différentes civilisations, et qui ont été universellement compris
sous forme de « Justice » ou de « Loi fondamentale ». Nourris de ce sens commun
de la justice, les êtres humains ont évolué à part et au-dessus du monde
animal. Quelles que puissent être nos justifications, glorifier la « liberté » en
tant que produit de la loi de la jungle nous conduirait à perdre notre sens de
la moralité et à faire retomber notre société dans un état bestial.
Valeurs concernant la nature : la
relation de l’homme à la nature
L’air, les
plaines, les chaînes de montagnes, les rivières et les océans, les animaux et
les plantes, toute cette nature constitue l’environnement physique au sein
duquel nous, humains, vivons et nous développons – il est étroitement lié à la
vie de chaque individu. Les relations de l’individu à la nature font donc
partie des relations sociales fondamentales. Nos comportements et perceptions face
à la nature exercent une influence profonde sur les autres valeurs sociales.
Sommes-nous en désaccord les uns avec les autres sur la manière de concevoir la
relation de l’individu à la nature ? à l’époque moderne, les classes cultivées
ont abandonné toute conception superstitieuse, métaphysique ou religieuse des
phénomènes naturels. Nous préférons nous orienter vers les sciences naturelles
pour expliquer la nature, et continuons à nous demander « pourquoi ». Cela
s’explique tout simplement par le fait que l’esprit scientifique moderne nous apporte
une prospérité matérielle d’une ampleur jamais atteinte auparavant. Au cours
des trois derniers siècles, les sciences modernes nous ont apporté plus de connaissances
qu’au cours des dix millénaires qui ont précédé. Dès lors que nous nous
considérons comme des « modernes », le respect des découvertes scientifiques
dans le cadre de la relation entre l’individu et la nature apparaît comme une
valeur sociale fondatrice, sur laquelle construire notre système éducatif et
placer notre espoir pour le progrès de la connaissance. Les élites exercent une profonde
influence sur les tendances sociales. Si elles cessent de se considérer comme «
modernes », perdant toute foi en la science et revenant aux superstitions,
celles-ci deviendront prédominantes, elles affecteront d’autres types de
relations sociales et notre société regorgera d’idées et de pratiques étranges.
Les civilisations modernes marchent main dans la main avec les sciences
lorsqu’elles traitent du rapport de l’homme à la nature.
Valeurs concernant la communauté :
la relation de l’individu au groupe
D’un point de
vue strictement biologique, la survie de tout être vivant dépend d’un groupe
ayant atteint une certaine masse critique, tandis que l’existence du groupe
constitue le préalable à la survie d’un être vivant individuel. Nos
connaissances biologiques nous enseignent en outre que le groupe et sa
structure sont plus importants que les individus, et que la lutte pour la
survie entre les groupes dépend de la complexité de leurs structures. L’homme appartient
à la société. C’est le groupe qui attribue un statut aux individus. Les
individus qui ne s’identifient pas à un groupe ou à une communauté sont «
libres », mais ils sont également rebuts de la société, en tant que cause ou
conséquence de la fragmentation sociale. Un individu n’obtient la liberté et la
créativité qu’au sein d’une communauté, en s’engageant ou en offrant sa
contribution pour la survie et le développement de la communauté. Cette conception
du rapport de l’individu à la communauté est une valeur fondatrice de toutes
les sociétés, que l’on retrouve dans différentes religions à travers le monde.
Concernant cette valeur, de graves désaccords ont pourtant fait leur apparition
aujourd’hui en Chine. Les intellectuels discutent pour savoir si c’est
l’intérêt de l’individu ou bien celui du groupe qui doit prévaloir. Certains
estiment que le généreux soldat Lei Feng représente une figure qui va à
l’encontre de la nature humaine, qui s’exprimerait à travers un égoïsme
radical. Cette opinion reflète bien la tendance à l’éclatement des valeurs dans
notre société. Le principe « Mon intérêt d’abord » naît dans la société, mais
il est antisocial par nature, car il met en danger l’ordre et l’harmonie
sociale. Certains intellectuels chinois justifient l’extrême individualisme
actuel en s’appuyant sur les conceptions occidentales qui font l’apologie de la liberté
individuelle. Pourtant, contrairement à la société chinoise traditionnelle où
les intérêts privés de la famille étaient considérés comme les intérêts
suprêmes, les sociétés européennes ont toujours privilégié un collectivisme
centré sur le groupe, depuis les Grecs anciens et l’Empire romain jusqu’au
Moyen Âge. Depuis l’avènement de l’age industriel, la rationalisation, la
discipline et la réglementation du travail sont même devenus les liens les plus
solides des relations sociales. Les usines et les bureaux sont organisés comme
des casernes militaires, ayant ainsi largement renforcé la production
industrielle et fait naître d’importantes innovations qui ont permis pour
l’essor de l’Occident. Des termes comme « hiérarchie », « discipline », «
obéissance », « autorité », « volonté commune », etc., qui étaient parfaitement
étrangers au vocabulaire des Chinois jusqu’à l’époque moderne, sont devenus les
maîtres mots des civilisations occidentales. L’expression « société civile » – pour
laquelle il n’existe toujours pas de traduction chinoise qui fasse l’unanimité
– montre bien la place qu’occupe la vie publique de l’individu dans la «
société », afin qu’il devienne un « citoyen », une personne « civile ». Cette
présence, cette forte tradition du collectivisme de groupe, qui marque une
frontière entre vie publique et vie privée et assure le respect des droits
individuels, reste un thème éternel de l’Occident. La situation est
radicalement différente dans la société chinoise. Traditionnellement, ce sont
les familles paysannes indépendantes, libres et tournées sur ells mêmes qui ont
prévalu. Elles n’avaient qu’un très faible sens du « public », laissant les
affaires publiques dans les mains de quelques élites. C’est ce qui explique
qu’en 1900, les 450 millions de Chinois furent vaincus par une armée d’à peine
20 000 soldats venus de huit pays différents, et durent payer les dommages de guerre
de 450 millions en taël d’argent6, 46 fois le prix payé par les Etats-Unis
pour acheter l’Alaska. De même, dans la plupart des pays en voie de
développement aujourd’hui, le sens du collectif – la conscience de groupe – est
beaucoup plus faible que dans les pays développés. C’est pourquoi la
modernisation, pour les pays en voie de développement, doit passer en priorité
par l’édification, le renforcement, l’approfondissement de la conscience
communautaire. C’est parce que le Japon, Singapour ou la Corée du Sud ont
réussi à le faire qu’ils se sont élevés au rang de pays développés. En Chine,
aujourd’hui, c’est le « socialisme » communautaire qui incarne la valeur du
collectif. Grace à cette valeur fondatrice, préférée à l’individualisme, la
Chine a réalisé des progrès remarquables du point de vue de sa modernisation.
Valeurs sociales : la relation de la
communauté à la société
Dans la moderne
économie de marché, la concurrence s’installe entre différents groupes sociaux.
Les rapports entre ces groupes sont de nature compétitive, suivant le modèle «
Le meilleur survivra ». Mais une société humaine ne devrait pas être
assimilable à l’état de nature. La formation d’un « village global », dans un
esprit de fraternité universelle, constitue notre aspiration ultime. A notre
époque, la libre concurrence entre groupes sociaux est limitée,
essentiellement, par les intérêts d’une communauté plus importante. Au-dessus
des groupes sociaux restreints, il en existe de plus importants – la nation
constituant le plus vaste d’entre eux. Au cours de l’époque moderne, les
frontières des identités de groupe, en Chine, se sont élargies vers
l’extérieur, de la lignée au village, puis au comté et à la ville, à la
province, et enfin à l’ensemble de la société nationale. A l’extérieur de notre
pays on trouve des « communautés internationales ». Prendre soin des intérêts
de la communauté la plus large – la société nationale – est une valeur sociale
fondatrice issue de l’élargissement progressif des identités de groupe et de
l’interdépendance entre les groupes sociaux. Puisque la concurrence
internationale s’exerce principalement entre les états-nations, les intérêts de
la société nationale tout entière règnent au-dessus des intérêts du groupe ou
de la communauté. Or la concurrence économique entre groupes sociaux peut
déclencher la lutte de classes et des conflits entre les groupes. Nous
respectons donc le mécanisme du marché à condition qu’il n’ébranle pas les règles
visant à protéger les intérêts de l’intégration sociale. Les lois allemandes
ont permis de créer une « économie sociale
de marché » qui a été récemment rebaptisée « économie éco-sociale de marché ». Ce dernier terme, devenu une valeur
sociale fondatrice de la nation allemande, montre que l’intérêt social général
et le souci pour la protection environnementale sont situés pour les Allemands
audessus des intérêts des acteurs de la concurrence économique. Fondé sur cette
valeur fondatrice, chaque groupe et chaque communauté doit se soumettre aux
lois et règlements unifiés sur le plan national. Dans la Chine d’aujourd’hui,
le concept de « socialisme » national exprime cette valeur fondatrice, qui nous permet
de préserver une conscience sociale nationale, au-dessus de tout groupe et de
toute communauté. Malheureusement, durement concurrencé par la foi dans la «
toute puissante » économie de marché, le consensus sur cette valeur a été
sévèrement ébranlé en Chine.
Valeurs politiques : la relation entre
le peuple et le gouvernement
Les relations
entre les gens façonnent la société. Le gouvernement dirige cette société. De
quelle manière le peuple et le gouvernement sont-ils liés entre eux ? C’est là
un thème à valeur politique, une valeur sociale essentielle par son importance.
Chaque civilisations repose sur une culture politique spécifique. Celle-ci trouve
généralement son expression dans un système politique, lui même fondé sur une
structure sociale et sur des valeurs politiques. Ce sont les différences de
structure sociale qui marquent les différences dans le système politique.
Certains systèmes apparaissent identiques du point de vue de leurs lois, mais
se révèlent en réalité fort différents dans leur application concrète. La
Russie de Boris Eltsine a opté pour une démocratie libérale à l’occidentale,
mais son application fut en réalité plus proche de celle de la Colombie, voire
de celle de la mafia sicilienne. Le Japon a choisi lui aussi la démocratie
libérale, mais la moitié des représentants du Parlement japonais viennent de
familles traditionnelles très influentes politiquement. Presque tous les
ministres sont fils ou petits-fils de ministres ; c’est généralement le cas,
par exemple, du Premier ministre, qui est élu par environ 700 membres du Parti
démocratique libéral (PDL), alors que seuls quelques membres influents parmi eux
décident réellement du résultat. La politique japonaise ne se limite sans doute
pas à une affaire de pedigree, mais
elle ne fait pas non plus la part belle aux élections. De la même manière en Chine,
la procédure électorale inscrite dans les lois se distingue quelque peu de ce
qui se passe en réalité dans les villages. C’est la valeur politique des
régimes politiques occidentaux qui poussent les élites des pays en voie de
développement à vouloir les imiter, bien qu’ils puissent s’avérer incompatibles
avec les structures sociales locales. Les valeurs politiques incarnent les
idées fondamentales qui définissent la dynamique entre le peuple et le
gouvernement : comment les officiels gouvernementaux doivent être choisis, pour
qui le gouvernement travaille, quelle est la limite de son pouvoir et comment
corriger ses erreurs. Si les valeurs politiques des élites sont trop «
occidentales », incompatibles avec les structures sociales locales, la relation
peuple/gouvernement risque fortement de se délabrer, entraînant la
désagrégation de la société. Dans le monde d’aujourd’hui, la valeur politique
qui prévaut, au nom de la démocratie, repose sur les élections et sur le
principe de majorité. La logique en est la suivante : La population est
composée de classes sociales et de groupes d’intérêts concurrents ; le pouvoir
est ouvertement mis aux enchères pour permettre aux représentants de la classe
ou du groupe le plus puissant de prendre possession des postes clés dans le
gouvernement de manière à défendre et promouvoir les intérêts de cette classe
ou de ce groupe. Cette valeur politique, mise en scène dans de nombreux pays en
voie de développement, a finalement provoqué des luttes acharnées au sein même
de la population et entre celle-ci et les gouvernements. D’autres pays, au
cours de l’histoire, sont parvenus à atténuer les luttes de classes grace au
système parlementaire à deux partis, mais le bipartisme ou le multipartisme en
Chine a déclenché des guerres de tous contre tous. Héritiers d’une tradition
politique spécifique, les Chinois ont inventé un système politique très
différent qui leur permet, en toute indépendance, de compter aujourd’hui parmi
les grandes civilisations du monde. Traditionnellement, la Chine a été
gouvernée par ses élites confucéennes. Elle est aujourd’hui dirigée par un
groupe d’avant-garde nommé Parti communiste chinois (PCC). Une même valeur
politique, parfaitement compatible avec la structure sociale chinoise, se
dessine clairement entre ces deux régimes. Le parti d’avant-garde pourrait se déliter
comme ce fut le cas des élites confucéennes, mais ce pourrait être tout aussi
bien le cas pour un certain nombre de démocraties. Nous n’ignorons pas le
problème de légitimité que connaissent actuellement les démocraties libérales,
ni les résultats tragiques de la démocratisation dans de nombreux pays du
tiers-monde, où les responsables politiques s’approprient les voix et
contribuent ainsi à fissurer le tissu social. Les valeurs politiques varient,
mais elles doivent rester compatibles avec les structures sociales locales. La conscience
que possède une nation de sa propre culture dépend essentiellement de la
conscience qu’elle a de sa culture politique. Ce n’est qu’à la condition
d’adhérer à une valeur politique indépendante que la nation chinoise se dotera
d’une culture politique compatible avec sa structure sociale spécifique. Nous
pouvons certes tenter de planter les plus beaux fleurons de l’Occident sur le
sol chinois, mais nous devons nous assurer de ne pas récolter la peste.
Valeurs concernant la nation : la
relation du peuple à la nation
La nation
moderne est née de l’édification de l’« Etat-nation ». Il s’agit d’un concept
politique désignant l’ensemble d’une population vivant à l’intérieur d’un
territoire, sans distinction de race ou d’ethnie. La nation américaine, la
nation chinoise, la nation française, la nation russe, etc., sont toutes des
exemples de nations modernes. La nation est devenue l’unité de référence dans
la compétition internationale entre les peuples, au sein de laquelle
différentes civilisations prospèrent ou déclinent. L’Etat-nation représente par
conséquent l’ultime foyer de sécurité pour les populations modernes – aimer sa
propre nation est un sentiment parfaitement honorable, comme celui d’aimer la
ville où l’on a grandi. Le peuple juif, qui a dû construire Israël après la
Seconde Guerre mondiale, est sans doute le mieux à même de comprendre cela. Les
nations dotées d’un vaste territoire bénéficient de certains avantages naturels face
à la concurrence. Les organisations de coopération régionale se sont ainsi multipliées
: les Européens tentent même de construire une vaste union, une sorte
d’états-Unis d’Europe, si l’on peut dire. Savoir s’ils y parviendront est une
autre question. Les Chinois, après avoir combattu avec acharnement au cours du
siècle dernier, ont fondé l’état-nation moderne le plus vaste du monde, où la
sécurité est assurée pour tous les habitants. Aujourd’hui, dans tous les pays,
la loyauté à la nation – le patriotisme – devrait donc faire partie des valeurs
sociales essentielles. En Chine, on met en avant le patriotisme à l’intérieur
de la nation et le nationalisme lorsqu’il s’agit de privilégier les intérêts
nationaux face à d’autres nations. La Chine bénéficiait sur cette question d’un
véritable consensus des élites, qui n’existe malheureusement plus aujourd’hui. Dans
les médias, certains intellectuels plaident pour le rejet de toute spécificité
nationale, brouillant nos identités propres, se moquant des symboles
historiques du patriotisme et opposant des idéologies « universelles » aux
sentiments de respect envers notre nation. Ils semblent éprouver en outre une
étrange sympathie envers les nationalismes à caractère ethnique au nom de la «
liberté ». La nation moderne, il est vrai, est une invention politique relativement
récente, qui reste vulnérable aux dangers de fragmentation que représentent les
ethnies, les religieux, les langues, les cultures ou les frontières
géographiques naturelles. Comparé toutefois aux différents chauvinismes
ethniques – celui des Hans, des Tibétains, des Ouïgours, des Mongols pour ne
citer que ceux-là – le patriotisme est une valeur bien plus respectable et plus moderne,
qui défend un foyer pour tous les Chinois.
Valeurs concernant les affaires du monde :
la relation de la nation au monde
L’organisation
actuelle du monde est définie comme un ensemble d’Etats-nations. La création
d’un gouvernement mondial n’étant pas encore, semble-t-il, à l’ordre du jour,
l’anarchie persiste et la loi de la jungle continue à prévaloir. En
conséquence, chaque Etat-nation constitue sa propre force militaire pour sa
propre sécurité. Notre organisation à l’échelle du monde est même tellement chaotique
qu’oppression et résistance sont encore partout présentes, même si certains
états-nations tentent parfois de s’interposer. Le système financier et le
commerce international sont justes en apparence, mais les nouvelles qui tombent
chaque jour suffisent à nous montrer qu’ils subissent les pressions
politico-militaires des grandes puissances. Dans ce monde anarchique, puisque
aucun Etat-nation seul ne peut régenter le monde et qu’aucun ne peut assurer sa
sécurité à lui tout seul, la politique des alliances est devenu un jeu
permanent parmi les nations. Les manières de concevoir les affaires du monde
sont étroitement liées au jeu des alliances et au destin des nations ; on a
donc affaire à une valeur sociale fondatrice. Au fondement des alliances on
trouve les intérêts nationaux, qu’une origine culturelle commune peut par
ailleurs faciliter. Le point de vue d’une nation sur les affaires du monde ne peut
être décidé qu’au regard de sa propre position dans le système du monde, selon
qu’elle est l’oppresseur ou l’opprimée. Les oppresseurs tiennent un discours
pour justifier leur comportement, de même que les opprimés en tiennent un autre
pour conduire la résistance. Le type de discours auquel on souscrit dépendra de
la position de la nation, et une identité mal définie pourra conduire à la
déroute. Mais ce qui est le plus tragique, c’est lorsqu’une nation opprimée
souscrit aux visions du monde de ses oppresseurs, rêvant de devenir l’un d’eux,
alors qu’elle doit mener une lutte de résistance pour sa survie. L’Iraq n’était
pas antiaméricain, il était même l’un des alliés des Etats-Unis les plus proches
pendant la Guerre froide, partageant en quelque sorte la vision américaine du
monde, faite de progrès et de modernité. Les chefs politiques et militaires de
l’Iraq nourrissaient l’espoir de voir leur pays devenir un allié des Etats-Unis.
Même à la veille de l’invasion américaine, la chaîne de télévision nationale
irakienne diffusait encore des films hollywoodiens. Pourtant, le pétrole du pays
et sa position géographique attiraient les prédateurs, et la résistance
irakienne à l’oppression était inévitable. La vulnérabilité interne de l’Iraq
vient de l’identité confuse de ses dirigeants. Les habitants d’une nation, les
intellectuels en particulier, doivent avoir une idée claire de la position de
leur nation dans le système du monde, et décider de leur identité. Une grande
nation telle que la Chine devrait en outre avoir sa propre vision du monde, une sorte
d’internationalisme. Le moindre mouvement effectué par la Chine affecte le
monde dans son ensemble. La question est seulement de savoir quel
internationalisme : du côté des oppresseurs ou du côté des opprimés ? Il
existait à ce propos un consensus populaire, mais il a désormais disparu.
Pour résumer,
nous avons repéré sept types de valeurs fondatrices dans les sociétés
contemporaines, qui correspondent à des jugements sur le juste et l’injuste en
ce qui concerne sept relations sociales fondamentales. Pour chacun de ces sept
ensembles de valeurs – sur la moralité, la nature, la communauté, la société,
la politique, la nation et le monde – le consensus en Chine a été rompu du fait
de la confusion et de la division parmi les intellectuels. Comment cela a-t-il
pu se passer ?
III.
Rapports entre
les différents cercles de valeurs
Le débat sur les
valeurs sociales en Chine tourne autour du thème de la perte de moralité.
Comment des personnes de même génération peuvent-elles brusquement perdre un
sens de la moralité qui était partagé par tous ? La mise en place de l’économie
de marché et la mutation des relations sociales qui l’a accompagnée ne
sauraient constituer une véritable explication, puisque l’économie de marché a
toujours existé à travers le monde sans qu’il y ait eu à déplorer de
dégénérescence de la moralité.
La
transformation des valeurs non essentielles est liée aux relations sociales,
dont elle reflète les mutations. Les relations sociales se modifient, et des mutations
suivent dans le domaine des valeurs sociales. En revanche, les valeurs sociales
fondatrices ont fait preuve d’autonomie et d’une logique de mutation bien
spécifique. Lorsque se produit une mutation d’une ou de plusieurs de ces
valeurs qui n’était pas supposée se produire, nous devons examiner la logique
interne de cette mutation. Celle-ci affecte et bouleverse les relations
sociales, indépendamment de leur transformation. Lorsqu’une valeur fondatrice
entre en crise ou évolue, la politique concernée se transforme, suivie par des
changements dans la société. En d’autres termes, il a d’abord fallu
l’effondrement de tout point de vue de la nation yougoslave sur elle-même pour
que la désagrégation du pays s’ensuive. à la différence des changements dans les
valeurs sociales non essentielles, les transformations des valeurs fondatrices
jouent un rôle actif, et peuvent déstabiliser des relations sociales
considérées comme stables.
Nous avons
examiné un système articulé en sept types de valeurs fondatrices. Reprenons-le
pour mieux comprendre la logique selon laquelle ces valeurs se transforment. Il
pourra nous aider, par exemple, à expliquer pourquoi une société peut perdre
brusquement le sens de la moralité, ce qui manifestement se produisit en Russie
dans les années 1990 et en Iraq ces dernières années, alors que cela ne se
produisit pas au Japon après la défaite de 1945. Nous avons pu, sur cette
question, faire deux types de constats : d’une part l’effondrement de ce
système de cercles concentriques commence généralement par le cercle le plus
extérieur, le point de vue sur les affaires du monde ; d’autre part la crises
des valeurs fondatrices de ce cercle le plus externe du système peut déclencher
une réaction en chaîne à l’intérieur, voire se propager jusqu’au noyau du
système.
Le cercle extérieur, le plus vulnérable
Le jugement de
valeur sur les affaires du monde est le cercle le plus vulnérable du système
des valeurs fondatrices – le plus exposé aux attaques. La complexité des
affaires internationales les situe au-delà de l’intérêt immédiat du grand
public. Pour la plus grande part, le point de vue des masses sur les affaires
du monde est modelé par les élites. Lorsque l’opinion des élites se modifie,
l’opinion publique la suit. Ainsi, le public chinois se fie largement aux
spécialistes pour se forger une opinion sur les affaires internationales. Depuis
que les élites chinoises ont pris fait et cause pour le système du monde
conduit par les Américains, rêvant d’y occuper un statut illusoire d’«
actionnaire », ce monde n’est plus divisé entre oppresseurs et opprimés, mais
se présente plutôt, à leurs yeux, comme une « communauté internationale »
civilisée, conduite par les Américains pour mener bataille contre
l’anticivilisation et l’antiprogrès des « états-voyous » dans le but d’asseoir
un nouvel ordre du monde. Mais la négociation ou le compromis dans la réalité des
relations internationales sont une chose, et la vision des affaires du monde en
est une autre. Ce dernier point est déterminant. Il est déterminant au sens où
le jugement de valeur affecte la nature de la négociation et détermine
l’identité d’une position. Dès que la distinction entre Romains et Germains fut
sur le point de s’effacer, le glorieux Empire romain fut près de son
effondrement. De la même manière, une fois abolie la distinction entre Chinois
et étrangers (hua yi zhi bian), le système politique de l’empire chinois ne fut
plus en mesure de tenir très longtemps. L’effondrement de l’ex-Union soviétique
ne s’explique pas d’abord par des raisons militaires ou économiques, mais par
la désintégration de la vision soviétique des affaires internationales – de ce
cercle extérieur du système des valeurs fondatrices. En 1975, l’économie
soviétique se portait bien et l’assurance des Soviétiques était à son comble,
mais ce fut une année critique, annoncée par un événement apparemment banal,
qui marqua l’amorce d’un déclin : la signature de l’Acte final de la Conférence
d’Helsinki pour la sécurité et la coopération en Europe, par lequel les
dirigeants soviétiques se sont soumis au point de vue occidental dans les
affaires du monde. Dès qu’une partie des élites soviétiques abandonnèrent leur
vieille conception du système du monde au profit de l’idée d’une communauté internationale
unique, le système de valeurs fondatrices de l’Union Soviétique fut sur la voie
de la désintégration, ce qui allait conduire à l’effondrement de l’Union un
quart de siècle plus tard.
La crise de la valeur Nation
La crise d’une
vision du monde peut déclencher une crise de la valeur Nation. Si l’on accepte
l’idée que le système du monde conduit par les états-Unis symbolise la justice
et le progrès, le coupable dans un conflit avec les Etats-Unis ne peut être que
le patriotisme des autres, qui prend alors le nom d’« ultranationalisme ». Moins
de quinze ans après la signature de l’Acte final d’Helsinki, les responsables
soviétiques, sous la conduite de Gorbatchev, avaient abandonné les principes
inhérents à leur point de vue sur le monde. Le numéro deux soviétique en
personne, Edouard Chevardnadze, changea même de bord ouvertement. Considéré de
ce point de vue, la dislocation de l’Union soviétique devenait une certitude
mathématique. La Chine est aujourd’hui confrontée au même problème. Certains
intellectuels chinois expliquent fréquemment les tensions entre la Chine et les
Etats-Unis par la mauvaise volonté des Chinois à reconnaître le « courant dominant
» de la politique internationale, rendant ainsi l’ultranationalisme chinois responsable des conflits. Pour les pays oppresseurs,
l’adhérence à l’internationalisme de leur camp ne saurait être en contradiction
avec le patriotisme. Celui des Etats- Unis passe un peu partout pour être le
plus fortement marqué au monde. Presque tous les foyers arborent le drapeau
national, chez eux, à l’occasion de la Journée nationale américaine. Pour les
pays opprimés, de la même manière, l’adhésion à l’internationalisme de l’anti-oppression
n’entre pas non plus en contradiction avec le patriotisme. La Chine maoïste,
dans une très large mesure, ressemblait à l’Amérique d’aujourd’hui, au sens où
internationalisme et patriotisme faisaient bon ménage. Mais la situation
devient radicalement différente si les élites des pays oppresseurs adhèrent au discours
des pays opprimés et si les élites des pays opprimés adhèrent au discours des
pays oppresseurs. Le patriotisme, dans ce cas, entre toujours en conflit avec
le type d’internationalisme auquel on croit. Noam Chomsky n’est pas considéré
comme un patriote aux Etats-Unis, et la « nouvelle pensée » antipatriotique est
devenue une véritable mode en Chine. Avec une apparence d’impartialité, les
médias du courant dominant, dans notre pays, organisent avec le concours des
universités des forums pour démanteler tout ce qui ressemble à du patriotisme.
La crise des valeurs politiques
La crise des
valeurs liées à la nation peut mettre à mal les valeurs politiques. Si l’on
prêche pour la négation de toute valeur nationale, si l’on croit en la
suprématie des intérêts de la communauté internationale sur les intérêts
nationaux, et si l’on est convaincu que le patriotisme est une valeur périmée,
alors les valeurs politiques nationales devront céder le pas aux valeurs dites «
universelles ». On s’éloignera alors de notre culture politique spécifique, que
nous finirons par troquer sans réfléchir avec le « courant dominant » à
l’échelle internationale, sans même tenir compte des spécificités de notre
organisation sociale. Le patriotisme n’est certes pas lié nécessairement à une
valeur politique particulière, mais il nous oblige à privilégier des intérêts
nationaux et plaider inconsidérément pour des valeurs politiques « universelles »
pourrait nous aveugler sur cette réalité. Si les principes moraux sont
universellement acceptés, les jugements de valeurs sur les relations entre le
peuple et les gouvernements ne le sont pas, et ne sont assurément pas prêts à
le devenir demain. Tant que les sociétés humaines seront dotées de structures
sociales différentes, les valeurs et les cultures politiques resteront d’une
grande diversité. Le minben chinois (la doctrine du « Peuple d’abord ») est par exemple
radicalement différent de la doctrine « démocratique » occidentale7
; ni le principe de la majorité ni celui de la neutralité ne sont des valeurs
politiques universelles. Les valeurs politiques de l’Empire romain n’auraient
pas pu être appliquées à la dynastie Han, ou alors il n’y aurait pas eu de
civilisation chinoise. La démocratie a été exportée en Afghanistan par les
soldats américains, mais ce que l’on récolta, au bout du compte, ce fut un pays
abandonné à des seigneurs de la guerre et des champs immenses produisant de la
drogue. En Chine, Mao ne suivit aucune des valeurs politiques du « courant
dominant international », pas plus que Deng Xiaoping. L’un et l’autre avaient
confiance dans la voie propre à la Chine. Gorbatchev, en revanche, était hanté
par l’« inévitable universalisme » auquel il a fini par se soumettre. En rétablissant
la valeur Nation, le gouvernement Poutine a recommencé à défendre une valeur
politique indépendante des valeurs occidentales. Bien que durement critiqués à
l’Ouest, les Russes ont désormais retrouvé leur assise et sont à nouveau pris
au sérieux par les autres puissances. Sun Yat-sen, le père fondateur de la République
de Chine, fut élevé en Occident où il assimila les valeurs politiques
occidentales. Mais après avoir constaté l’intrusion de l’Occident et le déclin
de la Chine, et armé d’une solide conviction nationaliste, il changea
radicalement, et ses valeurs politiques se transformèrent. Pour libérer son
pays, il chercha l’inspiration dans les valeurs politiques traditionnelles
chinoises – le minben en particulier,
ou d’autres valeurs s’accordant avec la structure de la société chinoise8.
Comment la démocratie peut-elle se mettre en place si la souveraineté nationale
n’existe pas ? La société chinoise n’est pas composée de classes sociales, ni
de groupes d’intérêt, pas plus que les communautés chinoises qui vivent en
dehors des frontières, Taïwan, Hong-Kong ou Singapour, qui pour l’essentiel
suivent le même modèle. Dans notre contexte, le principe de gouvernement par
scrutin majoritaire divise, il est antimoderne par nature, car les votes se
regrouperaient par ethnies ou selon des intérêts locaux, à défaut de l’être par
classes ou par groupes d’intérêt. Seul l’intérêt national doit être notre
critère si nous voulons reprendre et assimiler des valeurs politiques de
l’Occident, qu’il s’agisse d’une violente lutte de pouvoir entre les classes ou
de certaines procédures électorales. Sans conscience nationale, aucune conscience
de la culture ou de la politique nationales ne peut exister. Si nous avons la
conscience claire de former la nation que nous sommes, nous serons à même de
comprendre aisément qu’un mendiant ne peut devenir maître de la nation par la
simple obtention d’un bulletin de vote. Dans la Chine d’aujourd’hui, les
valeurs politiques font l’objet de moult controverses. Les intellectuels sont
très partagés et bataillent aprement les uns contre les autres. La question du
scrutin électoral, au sein de ce débat, est le cheval de bataille de la «
nouvelle pensée », qui s’oppose à la méritocratie traditionnelle. Pour ceux qui
prennent fait et cause pour les valeurs politiques « universelles », la culture
politique chinoise n’a été – et ne reste – qu’autoritarisme, partie d’un
gouvernement autoritaire relativement mou pour évoluer vers un contrôle de plus
en plus stricte et insupportable. Mais ces esprits modernes n’arrivent pas à expliquer
comment notre nation a-t-elle pu asseoir dans l’histoire et dans les temps
modernes sa position d’exception parmi les nations et les civilisations.
La crise des valeurs sociales
Cette crise du
politique se répercute sur les conceptions de la société. Etant donné que les
valeurs politiques permettent de formuler des jugements sur le juste et l’injuste
dans les relations entre le peuple et le gouvernement, elles relèvent
logiquement de la valeur que l’on attribue à la société dans son ensemble. Le
gouvernement régule la société. La manière dont le gouvernement dirige les
affaires sociales relève pour l’essentiel du politique. Même si tel ou tel
gouvernement peut se révéler incapable de réaliser la cohésion ou l’harmonie
d’une société, ni l’une ni l’autre ne pourront toutefois être obtenue en
l’absence d’un gouvernement. Des valeurs politiques différentes correspondent
donc largement à des conceptions différentes de la société. Par conséquent,
leur fragmentation investit la valeur que l’on attribue à la société. Et si la
valeur Société éclate, il deviendra extrêmement difficile de maintenir l’intégrité
de cette société. En Chine, la cohésion sociale est largement dépendante du
consensus existant autour du modèle socialiste, qui soumet la concurrence entre
groupes aux intérêts de la société tout entière. Or si le consensus sur les
valeurs politiques est rompu, celui sur les valeurs socialistes l’est aussi.
Aujourd’hui en Chine, la concurrence entre groupes prend de plus en plus la forme
de comportements pervers. De nombreux groupes mettent désormais en avant de
façon éhontée leurs propres intérêts aux dépens de toute la société, tandis que
les normes permettant de réguler la concurrence entre groupes sont difficiles à
mettre en place. Pire, le grand public a fini par accepter cet état de fait,
sans chercher à réagir à des comportements aussi blamables que l’appropriation
des biens publics pour les intérêts d’une coterie, la pollution sans scrupule
de l’environnement, les mépris à l’égard des décrets du gouvernement central
visant à protéger les intérêts d’une communauté spécifique. On assiste
aujourd’hui à un effondrement des valeurs politiques qui ébranle l’unité
sociale et encourage la concurrence anarchique entre les groupes.
La crise des valeurs communautaires
Si les intérêts
de la société sont purement et simplement niés, les intérêts du groupe ou de la
communauté risquent du même coup d’être sacrifiés, et tout sentiment collectif
disparaît. Au cours des quinze dernières années, nous avons régulièrement vu se
reproduire une situation, toujours la même, dans laquelle des responsables d’entreprises
escroquaient le groupe qu’ils dirigeaient à des fins personnelles, provoquant
ainsi la perte d’enthousiasme de leurs partenaires et employés pour finalement
conduire le groupe, antérieurement prospère, à la faillite. Les responsables de
ces échecs collectifs justifiaient leur comportement en citant nos économistes renommés
: les sociétés avaient échoué du fait que leurs droits de propriété n’étaient
pas « clairement définis », et que seules les propriétés détenues privativement
pouvaient prétendre relever d’un « clair » droit de propriété. Ces économistes
affirmaient par ailleurs que seul le statut de propriétaire pouvait permettre aux
responsables d’une entreprise d’asseoir leur sens des responsabilités. Cette
logique a prévalu en Chine et a finalement conduit les entreprises d’Etat ou
collectives jusqu’à la faillite, avec pour conséquence deux mesures radicales :
la privatisation et le rachat d’entreprises par les dirigeants, ce qui a
brusquement laissé sans emploi soixante à soixante-dix millions d’habitants des
villes. Mais une société par actions, est-ce une société privée ou une société collective
? Lorsque l’entreprise est détenue par des actionnaires privés, ceux-ci
s’empressent de montrer leur « sens des responsabilités » en revendant leurs
actions dès qu’il y a rumeur de mauvais résultats de l’entreprise. Pourtant,
les dirigeants économiques accomplissent leur tâche sans détenir la propriété
de l’entreprise qu’ils dirigent ; les enseignants accomplissent la leur sans
que les écoles leur appartiennent ; les officiers militaires sans que les
soldats ni les armes leur appartiennent. Et le Premier ministre accomplit sa
tâche sans que le pays lui appartienne. Nous constatons donc clairement que la
crise de la valeur Groupe ou Communauté peut conduire à une inflation sans
limite de l’individualisme. Les sociétés humaines sont formées d’individus qui
sont liés entre eux par certains groupes ou communautés. Si un individualisme
affiché remplace le sens du collectif pour devenir la valeur dominante, il y a
risque de voir également s’affirmer un sentiment et certaines pratiques
antisociales. Tous les jours, dans les médias chinois, nous pouvons lire ou
entendre de passants apathiques qui n’ont pas réagi devant une agression ou un
vol, ni levé le petit doigt pour aider les victimes, parfois mourantes. Si nous
continuons à laisser cette tendance se développer, nous ne serons plus très
loin de cet état de guerre de tous contre tous, qui, inévitablement, sera suivi d’une
prise de pouvoir de la tyrannie. Nous devons par conséquent protéger nos plus
modernes valeurs de groupe et de communauté – ce que nous appelons le
collectivisme ou socialisme communautaire. Car ce qui doit prévaloir en Chine,
c’est la conviction que le fort doit aider le faible et que le riche doit aider
le pauvre ; nous devons faire notre possible pour maintenir la solidarité de
nos jeunes et de nos anciens et ainsi continuer à tenir le cap en dépit des orages.
La crise de la valeur Nature
Dans une société
moderne fondée sur le travail coopératif, les individus sont vulnérables et
rencontrent des obstacles dans tous les aspects de leur vie sociale. L’individu
qui n’a plus confiance dans le groupe ni dans la société n’a plus de foyer
spirituel et se sent contraint de recourir à quelque faux prophète prêt à faire
des « miracles ». Les intérêts individuels et les connaissances scientifiques sont
reliés via la coopération du groupe, de la société, voire de l’ensemble de
l’humanité. Sans la conscience d’appartenir à un groupe, la foi en la science
n’est plus fondée et se révèle impuissante à soulager les angoisses
individuelles. Et si la foi en la science n’existe plus, toutes sortes de
pratiques magiques font leur apparition et les individus modernes sont les
proies d’un traditionalisme gouverné par les superstitions. Avec l’effondrement
de l’esprit collectif et le règne de l’individualisme, des pratiques
superstitieuses de toutes sortes ont aujourd’hui envahi la Chine. A Xi’an, dans
la province de Shanxi, l’école Polytechnique de la Chine centrale avait
recruté, en 2004, environ 200 étudiants. Dans le but d’augmenter le nombre
d’inscriptions, il fut décidé d’installer un autel dans le bureau du
vice-président et invita même un sorcier à y pratiquer la magie. En 2005, les
inscriptions avaient atteint le chiffre de 600, et s’élevaient à 1 500 l’année
suivante9. La vague de superstition a donc réussi à s’infiltrer
jusque dans les locaux d’un institut scientifique. Nombre d’officiels du
gouvernement ou d’hommes d’affaires ont désormais recours aux prédictions dans
leur quête de fortune ou de promotions, simplement parce qu’ils n’ont plus
confiance dans leur groupe ou dans leur communauté. L’obsession des « numéros
porte-bonheur », tels que le 88 ou le 66, ainsi que des « numéros porte-malheur
» (le 14, le 13 ou le 4), est en train de hanter le pays entier. Les nouveaux
immeubles résidentiels font l’impasse sur les étages ayant un « numéro de la poisse
». Je vis pour ma part au 4e étage d’un immeuble, mais l’adresse postale et
l’ascenseur indiquent « 5e étage ». La crise de la communauté
s’accompagne d’une perte de l’esprit scientifique, ellemême accompagnée d’une
recrudescence de pratiques déraisonnables.
La crise des valeurs morales
Dès lors que les
individus perdent toute confiance dans le groupe, dans la communauté et dans le
savoir scientifique, la « société » devient un concept dépourvu de toute
signification, et les valeurs morales qui régulent les relations sociales se
réduisent à de simples abstractions. Dans ce cas, le spectacle d’individus
plongés dans la détresse, sans défense, incapables de se reconnaître dans le
moindre groupe, sans la moindre compréhension réelle de ce qui se passe autour
d’eux, parle de lui-même. Ces individus dépourvus de morale sont les créatures
les plus terrifiantes de la Terre, et la perte massive du sens de la moralité
est bien le pire scénario qui puisse se produire pour un pays, quel qu’il soit.
Les instincts alors libérés risquent de placer les êtres humains au rang de
simples animaux, et la loi de la jungle s’installe. Avant l’age de la science
les croyances religieuses, certes, permettaient de combler ces esprits
inhabités. Mais la société contemporaine ne peut plus compter sur les religions
pour guider la coopération et la coexistence humaines, ni permettre aux
croyances religieuses de diviser les gens sur leur lieu de travail. Si nous
voulons, en résumé, préserver les principes moraux, nous devons lutter contre
tout individualisme primaire pour sauvegarder la valeur de la compréhension
scientifique de la nature ainsi que notre identité collective et communautaire.
IV.
Le système des
valeurs fondatrices et sa logique
Le système de
valeurs fondatrices d’une société moderne est formé de sept cercles. De
l’extérieur vers l’intérieur, ces cercles correspondent à des points de vue
adoptés sur les affaires du monde, la nationalité, la politique, la société, le
groupe, la nature et la moralité. Quelques conclusions peuvent être tirées de l’analyse
que nous avons menée ci-dessus.
Les conceptions
de la moralité, de la nature, du groupe et de la société sont, pour
l’essentiel, universelles et extrêmement stables. Mais cette universalité et
cette stabilité décroissent au fur et à mesure que l’on progresse de
l’intérieur vers l’extérieur. La valeur Politique constitue un point charnière.
Les valeurs, dans ce domaine, ne sont plus applicables universellement, puisque
nous constatons leur grande diversité aussi bien dans le présent qu’à travers
l’histoire. Elles sont aussi exposées à toute sorte d’attaques, ce qui les rend
peu stables. Ces valeurs sont pourtant vitales pour la cohésion sociale d’une
nation. C’est dans ce domaine que les civilisations entrent en concurrence pour
leur survie.
Les conceptions
de la nation n’ont rien d’universel, à l’évidence, puisque chaque nation
alimente son propre nationalisme. Apparues à l’époque moderne, ces conceptions
forment, en dépit de leur instabilité, les pivots sur lesquels repose la survie
des étatsnations. Finalement, les jugements portant sur les affaires du monde
expriment les valeurs les plus diversifiées et instables. Ils constituent à ce
titre le premier élément de déséquilibre pouvant conduire, par un effet domino
allant du plus fragile jusqu’au plus stable, à l’effondrement de l’ensemble du
système.
A l’époque du
nucléaire, le moyen de compétition le plus efficace dont disposent les nations
consiste à attaquer le système de valeurs de son adversaire. La victoire peut
alors advenir sans le moindre recours à la force. L’attaque part généralement
du cercle le plus extérieur du système, le plus vulnérable et le plus facile à briser.
La nation agressée est alors mise en échec et perd son statut de concurrent
puisque son système de valeurs est détruit de l’extérieur vers l’intérieur
jusqu’à la perte générale du sens de la moralité. L’effondrement de l’Union soviétique
et les situations qui s’en sont suivies pourraient alimenter des volumes
entiers illustrant cette logique. De même pour l’histoire de la Chine, avec ses heurts
et malheurs à travers les ages. Un système de valeurs sociales peut certes être
reconstruit grace à de nouveaux éléments qu’on lui injecte pour le faire
renaître, et la ruine d’un pays à une certaine époque n’exclut en aucun cas
qu’il puisse se redresser à l’avenir. Mais la logique selon laquelle un système
de valeurs fondatrices s’effondre de l’extérieur vers l’intérieur s’applique à
tous les cas saillants qui se sont produits au cours de l’histoire.
Dans tous les
pays, la désagrégation des valeurs sociales fondatrices est toujours le prélude
à l’arrivée d’une vague de turbulences prête à déferler sur la société. Si dans
la plupart des pays développés, du moins au cours de leur période de prospérité
et de stabilité, un tel système de valeurs est clairement observable, ce n’est
pas le cas dans la plupart des pays sous-développés, notamment lors des périodes
d’instabilité qui les caractérisent, où le système est éclaté.
Une question
demeure : comment un système de valeurs sociales peut-il être construit ou
reconstruit ? Malgré l’importance de ce point pour comprendre la logique de ces
systèmes, nous ne pouvons proposer pour conclure que quelques hypothèses de
travail.
Premièrement, un
système de valeurs sociales est de toute évidence créé grace au consensus des
élites d’une nation. La formation de ce consensus constitue donc la première
condition. Par « élites » il faut comprendre les responsables politiques à tous
les niveaux, les professeurs de sciences sociales et humaines des grandes
universités, les directeurs et tout le personnel travaillant dans les principaux
médias, les chefs des grandes entreprises et des instituts de recherche. Bien
qu’ils soient, certes, en désaccord les uns avec les autres, la plupart sont
susceptibles de s’accorder sur les valeurs les plus fondamentales.
Deuxièmement, ce
consensus se forme par le biais de polémiques ouvertes. Lorsque certaines idées
deviennent mûres et stables, prédominantes par rapport aux autres, elles
finissent par bénéficier de l’autorité de l’age pour ainsi devenir le courant
dominant. Si le débat n’est pas permis, l’édification puis la consolidation d’un
système de valeurs fondatrices reste une mission impossible.
Troisièmement,
la diffusion de ces valeurs dans le grand public dépend de la capacité des
élites à communiquer avec les masses, de manière à ce que les idées gagnent les
institutions clés, les groupes les plus importants et les lieux publics. Par «
capacité de communication », il faut comprendre la diffusion d’idées en phase
avec leur temps, ainsi que la réponse pratique et directe aux préoccupations actuelles
des gens, de manière à conserver un discours alerte, vivant, pénétrant et
populaire. Isolé du peuple, sans cette capacité de convertir ses valeurs en
courant dominant dans la société, un système de valeurs fondatrices n’est que
le rêve d’un jour.
Enfin
quatrièmement, pour consolider et perpétuer ce système, les élites doivent
invariablement et fermement protéger les symboles culturels qui le
représentent. Ces symboles possèdent leur histoire et peuvent aussi donner lieu
à des imaginations romantiques. Mais ils sont bien plus que des contes ou des
fictions : ils constituent un héritage spirituel qui nourrit l’éducation
formelle et informelle, formé de mélodies chantées au fil des générations.
1. Ce
sont sans doute les anthropologues qui ont le mieux contribué à sensibiliser le
grand public au caractère relatif des valeurs sociales. Richard Shweder (2000)
en particulier réfute les positions des autres auteurs du volume où apparaît
son article intervenants et tourne en dérision les « cartes morales » dessinées
par les pays avancés.
2. Le
sociologue américain T. Parsons utilise cinq variables pour décrire les
orientations axiologiques affectant les choix des individus dans les sociétés
traditionnelles et dans les sociétés modernes. L’auto-orientation pour les
sociétés traditionnelles et l’orientation collective pour les sociétés modernes
constituent pour lui l’une de ces variables. L’introduction de cette variable
permet de comprendre les mécanismes de l’évolution sociale, même si l’accent
mis sur le collectivisme a été fortement critiqué à une époque où l’on préfère
mettre l’accent sur l’individualisme capitaliste. Pour plus de précisions, voir
Parsons et Shils (1951).
3.
Les relations entre l’identité et les normes de comportement furent pour la
première fois mises à jour par les sociologues européens du début du XXe siècle,
alors qu’ils étudiaient la notion de « culture ». émile Durkheim concevait la
culture comme un système de « symboles » partagés par tous les membres de la
société, et divisé en deux catégories. La première catégorie culturelle était
l’identité, autrement dit la conscience collective d’une identité ; la seconde
était celle des normes de comportements correspondant à cette identité,
autrement dit les valeurs. Notre « solidarité » organique est ainsi maintenue
grace à ces deux séries de symboles qui forment la culture. Les gens, par
exemple, assistent à des réunions et à des rituels collectifs et vénèrent des
objets, les symboles de notre société. Mais ces symboles fournissent aux
éléments disloqués de notre vie sociale une plate-forme commune qui réalise
l’identité collective. C’est ainsi que se forme la solidarité organique.
L’existence d’une conscience collective est induite de l’existence de la
conscience individuelle, mais elle en est distincte. La conscience collective
subsume la conscience individuelle et se caractérise par de fortes normes
sociales et par un comportement social bien réglé. Elle ne suppose pas que tous
les comportements sociaux individuels soient bien réglés. Elle recherche plutôt
un consensus quant aux attitudes, croyances ou valeurs des individus dans un
sens abstrait (Durkheim 2003, 2007). La thèse de Durkheim qui affirme que la
culture est un système de symboles partagé par tous les membres de la société a été
reprise et approfondie par T. Parsons (et Shils 1951) et C. Geertz (1973) pour
devenir ensuite la pierre angulaire ayant permis aux anthropologues et
sociologues de l’après-guerre de définir la culture. Samuel Huntington (2004)
est même allé jusqu’à identifier la culture protestante anglo-saxonne à la
grandeur puis au déclin de l’Amérique.
4.
Pourquoi précisément ces six interdits ? Simplement parce qu’ils constituent le
fondement de la justice sociale. Les six éléments ici énoncés recoupent les Dix
Commandements de la Bible. Lorsque l’on examine avec soin les préceptes de
tribus, les codes religieux, les lois naturelles ou les lois dans leur sens
moderne, on constate que toutes ces codifications contiennent toujours ces six
éléments. à défaut de ces interdits, les sociétés humaines cesseraient
d’exister. à très grande échelle, nous pourrions les considérer comme formant
le socle du code éthique – la Loi fondamentale, en quelque sorte.
5.
L’allemand Michael Baurmann (1996) est en désaccord avec cette affirmation. Défenseur
du libéralisme, il estime que le marché en tant que tel peut créer des codes
éthiques et faire en sorte que les gens s’y conforment. Si sa démonstration est
exacte, l’enseignement des humanités n’est donc en aucune manière
indispensable.
6.
Unité de poids valant une once d’argent, qui servait en Chine de valeur monétaire
(NdT). 7. Le minben prétend que la véritable raison d’être du gouvernement – quelle
que soit la manière dont il apparaît – consiste à assurer les moyens de
subsistance de l’ensemble du peuple, et qu’il devra donc être destitué, quels
que soient les moyens utilisés pour le faire, dès lors qu’il n’assurera plus le
bien-être de ce peuple. Cette valeur politique, vieille de plus de quatre mille
ans, a été la source de légitimité la plus importante jusqu’à aujourd’hui. Dans
les plus vieux livres de Chine, nous pouvons trouver ces formules : « Le Ciel
voit par les yeux de mon peuple ; le Ciel entend par les oreilles de mon peuple
» ; « Les gens du peuple sont la racine de l’état ; un Etat est en paix lorsque
le peuple n’est pas dans la gêne. » La société chinoise paysanne,
fondamentalement, fut égalitaire, indifférenciée et particulièrement mobile en
ce qui concerne le statut social. Elle ne fut en aucun cas le foyer d’une
stratification hiérarchique en classes sociales ou en groupes d’intérêt. Les
Chinois, par conséquent, ne pouvaient pas considérer légitime une valeur
politique où l’on gagne le droit de gouverner parce qu’on est le plus fort. Ce
qu’ils ont recherché, c’est plutôt le gouvernement neutre d’un supraparti
pouvant assurer honnêtement le bien-être du peuple. C’est ainsi qu’un corps de
fonctionnaires fondé sur la stricte observance des codes éthiques et sur
l’évaluation constante des performances fut créé, et que cette bureaucratie
joua un rôle essentiel tout au long de l’histoire chinoise. Fondé sur le
minben, le système politique traditionnel chinois a étonnamment survécu aux
changements de dynasties et a duré environ deux mille ans, jusqu’au début du
XXe siècle, devenant le système politique qui connu la plus longue vie de
l’histoire. Emanant d’une structure sociale différente, la valeur politique
Démocratie, qui considère comme légitime que le pouvoir de gouverner fasse
l’objet d’une compétition entre les représentants du ou des groupes les plus
puissants, est née en Europe. Cette valeur politique possède elle aussi une
très longue histoire. En bref, ni la neutralité gouvernementale ni les
pratiques clientélistes ne sont donc applicables universellement.
8.
Sun Yat-sen a élaboré la doctrine du San Min ou des « trois principes », qui
comprend le principe du nationalisme, la garantie de subsistance du peuple
(qu’il définissait comme socialisme) et les droits des individus. Si l’on
adjoint à cette doctrine de Sun Yat-sen sa politique à la fois « d’alliance
entre Russie soviétique et Parti communiste chinois, et de solidarité entre
travailleurs et paysans », sans oublier son programme politique à trois
dimensions, « loi martiale, gestion autoritaire et gouvernement constitutionnel
», nous constatons clairement que les valeurs politiques de Sun Yat-sen sont
différentes, fondamentalement, de celles de l’Occident, mais qu’elles
s’intègrent parfaitement à la réalité chinoise.
9. 北京晚报
(Beijing Evening News), 9 oct. 2006.
Références
Baurmann,
M. (1996) Der Markt der Tugend: Recht und Moral in der
liberalen
Gesellschaft. Tübingen : Mohr Siebeck.
Durkheim,
é. (2007) La Division du travail social. Paris : PUF.
Durkheim,
é. (2003) Les Formes élémentaires de la vie religieuse.
Paris
: PUF (rééd. CNRS éd. 2008).
Geertz,
C. (1973) The Interpretation of Culture. New York : Basic Books.
Huntington,
S. (2004) Who Are We: The Challenges to America’s National Identity. New York :
Simon & Schuster ; trad. fr. B. Hochstedt, Qui sommes-nous ? Identité
nationale et choc des cultures. Paris : Odile Jacob.
Parsons,
T. et Shils, E. A., éds (1951) Toward a General Theory of Action.
Cambridge,
Mass. : Harvard University Press.
Shweder,
R. A. (2000) « Moral Maps, First World Conceits and the New Evangelists », dans
: S. Huntington et L. Harrison (éds) Culture Matters: How Values Shape Human
Progress. New York : Basic Books, p. 234-261.
Traduit de
l’anglais par Thierry Loisel
Edité par Yao
Xiaodan