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Les valeurs fondatrices des sociétés contemporaines
Source : Diogène 2008/1 - n° 221 2013-01-14

Avec l’invention de l’arme « absolue » à l’ère nucléaire, la manière dont les différentes civilisations entrent en compétition pour survivre et se développer s’est transformée. Des systèmes d’idées concurrentes sont venus peu à peu remplacer des armes nées de la plus haute technologie. La Guerre froide fut la première à ne pouvoir être gagnée que sur le champ de bataille des idées, ou pour être plus précis, dans une bataille concernant les valeurs fondatrices de nos sociétés. Les Russes ont finalement échoué parce qu’ils n’ont pas réussi à le comprendre.

L’une des raisons les plus importantes de la montée en puissance de la Chine au milieu du XXe siècle fut d’abord la création d’un consensus intellectuel sur un ensemble de valeurs fondatrices, puis leur diffusion dans le courant principal des valeurs sociales. Cependant, du fait du développement d’une économie de marché et de la croissance d’une société pluraliste, ce consensus a commencé, en Chine, à s’effriter. Or sans un consensus de fond sur les valeurs fondatrices de notre société, celle-ci finira tôt ou tard par se désagréger.

Cet article a pour objectif de présenter un modèle d’analyse des valeurs sociales. Nous chercherons, dans un premier temps, à définir ce qu’est une « valeur sociale » – nous tâcherons d’expliciter la distinction valeurs sociales « fondatrices » et valeurs sociales « non fondatrices » et discuterons des fonctions respectives qu’elles occupent dans la société. Dans un second temps, nous identifierons un système de valeurs fondatrices articulé en sept échelons, dont nous explorerons les différentes connexions fonctionnelles pour finalement montrer comment un tel système en vient à s’effondrer. Pour conclure, nous esquisserons de façon sommaire comment un système de valeurs sociales fondatrices peut être construit ou reconstruit.

I.

Les valeurs sociales

Définition

Contrairement aux autres créatures de la planète, les êtres humains sont capables de penser. La tentative française, à la fin du XVIIIe siècle, de construire une « science des idées » a conduit à une impasse. Elle nous a laissé un concept, l’« idéologie », qui peut prendre bien des significations, sauf celle de « science des idées ». Les valeurs sont des idées, mais elles ne le sont pas dans le sens général du terme. Elles sont des idées essentielles pour l’existence et pour le développement des êtres humaines. Ce sont des idées relatives à ce qui est juste et injuste, des idées sur lesquelles se fondent la honte et l’honneur, des idées qui nourrissent nos rêves d’un avenir meilleur.

Il serait impossible et d’ailleurs inutile de construire une science des idées, et plus encore une science des valeurs. à l’instar des idées, les valeurs, incarnées dans tous les aspects de la vie humaine, sont beaucoup trop nombreuses. Chaque discipline des sciences sociales et humaines se concentre sur celles qui l’intéressent. Les philosophes s’intéressent aux valeurs ayant trait à la vérité, le bien et le beau ; les anthropologues se concentrent sur les valeurs liées à la transmission et à la reproduction humaines ; les psychologues étudient celles qui sont en rapport avec la santé mentale ; les économistes analysent les valeurs qui affectent les mécanismes du marché ; les sociologues les valeurs liées aux transformations sociales ; les historiens s’occupent plutôt de celles qui leur permettent de décrire et d’interpréter les événements historiques. Dans les sciences politiques enfin, ce sont les -ismes qui dominent, même si peu de spécialistes le reconnaissent.

En tant que politologue, je m’intéresse moi-même aux valeurs qui touchent les relations sociales et influent sur le processus d’intégration qui caractérise les sociétés contemporaines. Le présent article s’arrête sur les « valeurs sociales » en tant qu’elles se réfèrent à ce qui et juste et injuste dans les relations sociales contemporaines. Parmi ces dernières, j’en choisirai quelques-unes particulièrement pertinentes pour le problème de l’intégration sociale, pour ensuite étudier les valeurs qu’elles véhiculent.

Une « société » est une entité au sein de laquelle des individus agissent les uns sur les autres. Les relations tissées entre les individus de cette société sont des « relations sociales ». Les jugements sur ce qui est juste et injuste dans ces relations sociales forment les « valeurs sociales ». Celles-ci se manifestent sous forme de « normes sociales » qui, inscrites au plus profond de la conscience des gens, servent à orienter leur comportement dans la société.

Les normes de comportement sont des idées qui émanent de l’ensemble des relations sociales accumulées au cours des siècles. Les idées ayant facilité le bon fonctionnement des relations sociales se sont cristallisées au fil du temps en normes et en sens commun. Les exemples de « sens commun » qui suivent donneront une idée des valeurs prônées par notre époque. Les jeunes peuvent certes s’amuser dans des soirées disco, mais ils ne doivent pas y consommer de drogues pour « s’évader ». Puisque les gouvernements de certains états des états-Unis ont institué la loterie, le gouvernement central et les gouvernements provinciaux de la Chine peuvent donc instituer la loterie. Ou bien, puisque la loterie encourage l’argent facile et l’oisiveté, aucune administration chinoise à quelque niveau que ce soit ne doit instituer de loteries.

Les normes de comportement sont également liées au contexte social et aux traditions culturelles. Ainsi les jugements de valeur varient selon les pays. Les valeurs dites « universelles », bien que souvent enveloppées dans de beaux concepts abstraits, sont chargées de préjugés politiques et culturels appartenant aux sociétés riches et puissantes1. Si les valeurs diffèrent selon les civilisations, chaque système de valeurs établit cependant une ligne de partage entre le juste et l’injuste ; il introduit, en d’autres termes, un sens éthique. Il existe certes une gradation dans la palette de jugements sur le juste et l’injuste, donnant lieu à ce que l’on qualifie parfois d’« orientations morales ». Pour certains chercheurs, ces orientations morales peuvent aller dans un grand nombre de directions différentes et incertaines2. J’estime quant à moi qu’une orientation ne peut désigner qu’une seule direction. à défaut, nous risquons d’être piégés dans un méli-mélo de concepts incongrus et sans aucune portée. Un changement de jugement éthique dans une société se fait toujours dans le sens du juste et de l’injuste : l’injuste ne sera plus considéré comme injuste, et le juste cessera d’être juste.

Fonctions

L’objectif central de cet article consistera à souligner le rôle constitutif des valeurs sociales pour les relations sociales. Une valeur sociale ou une norme de comportement est avant tout construite à partir d’une identité ; il s’agit de définir en premier lieu qui on est3. Puisqu’on est un homme, on doit protéger les femmes. Puisqu’on est un vieillard, on ne doit pas aller en boîte. Puisqu’on est au gouvernement, on doit s’opposer à la loterie. Puisque ce sont mes parents, je leurs dois un respect filial. Puisque ce sont mes enfants, je les élèverai de manière responsable. Puisque je suis un homme d’affaires, je ferai de mon mieux pour dégager des bénéfices. Puisque je suis professeur, je me consacrerai à l’enseignement et à la recherche. Puisque nous sommes chinois, nous ne suivrons pas aveuglément le mode de vie américain.

Lorsque les identités sont clairement définies et que les normes de comportement qui leurs sont liées prédominent, les valeurs sociales apparaissent stables, facilitant les relations sociales et contribuant au maintien de l’harmonie sociale. Dès que ces identités deviennent confuses, les codes de comportement sont alors oubliés, les valeurs sociales deviennent instables, un comportement insolite se fait jour et perturbe les relations sociales. Si les humains brouillent la différence des sexes, si les professeurs se considèrent comme des machines à faire de l’argent, si les membres du gouvernement raisonnent comme des hommes d’affaires pour s’enrichir personnellement, la société, selon toute vraisemblance, va se désagréger.

Les valeurs sociales étant des jugements sur ce qui est juste et injuste dans les relations sociales, ces dernières doivent en être la source principale et les changements sociaux la force d’impulsion principale de leur évolution. Quand les technologies progressent et que la répartition du travail prend de nouvelles formes, certaines mutations se produisent dans la société et les relations sociales se modifient aussi. Une transformation permanente des relations sociales est un signe que les identités demeurent fragiles et que les normes de comportement manquent de stabilité.

La plupart des valeurs sociales changent passivement, reflétant les mutations intervenues dans les relations sociales. Le plus souvent, l’évolution des valeurs sociales ne sera une cause de gêne que pour quelques personnes, loin de semer le trouble dans la société entière. Ce type de mutation des valeurs sociales ne doit pas retenir un intérêt excessif. La disparition des valeurs traditionnelles de la famille, par exemple, se produit en douceur et spontanément lorsque les familles nombreuses évoluent vers un type de famille nucléaire, voire vers un modèle de couple sans enfants (modèle DINK : dual income no kids). De même, la diffusion des méthodes contraceptives sophistiquées et le principe « à travail égal salaire égal » dissocient la sexualité de la procréation, modifiant radicalement la valeur sociale de la sexualité. La percée des NTIC et la naissance de la société de l’information ont transformé le rapport au travail, les relations employeur/employé, les loisirs et les divertissements, la liberté de la presse, les relations enseignant/ étudiant, l’autorité du gouvernement et bien d’autres domaines encore, de manière fort différente par rapport à la microsociété rurale et familiale et à la société industrielle.

Si en revanche les structures sociales subissent une mutation rapide, un écart générationnel peut se creuser entre individus de différentes classes d’age. Si l’ancienne génération des gouvernants reste incapable de suivre la vague de transformations sociales, et qu’ils entendent coûte que coûte inculquer des valeurs conservatrices aux générations plus jeunes, ils risquent de susciter un certain antagonisme de la part de ces dernières. De la même manière, si les jeunes gens ne comprennent pas la nécessité de respecter les valeurs traditionnelles et cherchent à ridiculiser de manière futile les valeurs créées à l’époque glorieuse de la révolution chinoise, ils s’attireront fort probablement la violente réaction de leurs aînés.

En conséquence, le respect mutuel, la compréhension et la tolérance entre générations doivent être un principe fondamental pour affronter la transformation des valeurs sociales. C’est ce même principe qui ouvre à l’harmonie sociale.

En Chine, il est facile par exemple de constater un tel changement rapide dans les bars à karaoké. Chaque génération y chante des chansons qui sont les siennes, s’enorgueillissant de sa « différence générationnelle » devant les autres. Et une « nouvelle génération » se fait jour tous les cinq ans. Pourtant, certaines chansons sont chantées par toutes les générations confondues, et continueront à être chantées encore par les générations à venir.

Typologie

Si la société chinoise se transforme aujourd’hui rapidement, nous avons besoin, plus que jamais, de solidarité sociale. En dépit de ces mutations rapides, certaines relations sociales fondamentales doivent être maintenues stables et durables, car une altération de celles-ci risquerait de provoquer de graves conflits sociaux. Dans la mesure où le meurtre, le vol, l’escroquerie ou la fraude empoisonneraient les relations sociales et désintègreraient la société, nous ne devons pas permettre à des « valeurs à la mode » de s’installer pour justifier ces déviances. Certains symboles culturels doivent être respectés par toutes les générations de notre époque, comme celui du soldat Lei Feng ou encore l’hymne national créé dans les années 1930. Ces symboles représentent l’héritage spirituel de notre nation ; en reflétant les valeurs essentielles de la Chine moderne, ils ont stabilisé nos relations sociales. Lorsque les valeurs fondatrices d’une société s’effritent, les relations sociales fondamentales deviennent conflictuelles, et la société est prête à se désagréger.

Il existe deux catégories de valeurs sociales, les valeurs « fondatrices » et les valeurs « non fondatrices ». Les premières sont le reflet des relations sociales fondamentales et ont besoin d’une stabilité durable. Elles assurent l’harmonie sociale. Comme nous allons le montrer, leur nombre reste limité à sept types. En dehors de ces sept valeurs, tous les autres jugements sur ce qui est juste ou injuste dans les relations sociales appartiennent à la catégorie des valeurs sociales non fondatrices. La grande diversité de ces dernières rend vitale une société, alors que la consistance des valeurs fondatrices protège de la désagrégation sociale.

Les relations sociales fondamentales et les valeurs sociales qui les fondent « doivent » être stables. Ces dernières peuvent entrer en crise avant le changement des relations sociales fondamentales, ce qui conduit à la détérioration de ces relations. Une telle détérioration profonde des relations entre les personnes ne devrait jamais se produire, mais lorsque cela se produit, c’est que les gens ont perdu le sens de la moralité. Cela signifie que les valeurs fondatrices possèdent donc leur propre logique du changement, indépendante du changement dans les relations sociales. Notre principal objectif, dans cet article, est de proposer une analyse des mécanismes de transformation de ces valeurs et de leurs effets sur les relations sociales.

En résumé, la transformation des valeurs sociales non fondatrices n’est que réactive et dépend des changements des relations sociales, alors que celle des valeurs sociales fondatrices est proactive et investit les relations sociales fondamentales.

A notre époque de bouleversement rapide des relations sociales, à cette époque où l’on vénère le pluralisme des valeurs, il est extrêmement important de distinguer les valeurs fondatrices des autres valeurs. La cohésion sociale a besoin de valeurs sociales, et celles que nous qualifions de fondatrices sont au coeur de l’harmonie sociale. Si nous devons certes admettre l’existence d’une évolution des valeurs sociales non fondatrices, nous devons lutter, ouvertement et fermement, contre toute remise en question de nos valeurs essentielles. Concernant ces dernières, ce serait une erreur fatale de vouloir maintenir le principe « pas de débat » appliqué lors de la première décennie des réformes et de l’ouverture, qui est une politique de l’autruche permettant à quelques élites d’attiser la discorde sociale.

II.

Un système articulé de valeurs fondatrices

Les relations sociales fondamentales forment le tissu de la société. Si ce tissu se déchire, la société n’existe plus. Quelles en sont les différents éléments ? Sept types de relations sociales fondamentales existent selon nous dans une société contemporaine. Cette typologie s’énonce comme suit : relations de soi à l’autre (et viceversa) ; de l’homme à la nature ; de l’individu à la communauté ; de la communauté à la société ; du peuple au gouvernement ; du peuple à l’(Etat-)nation ; et de l’(état-)nation au système mondial.

Les conceptions du juste et de l’injuste qui correspondent à ces sept types de relations constituent les « valeurs fondatrices ». Ces valeurs forment un système indépendant qui peut être représenté sous forme de sept cercles concentriques. Partant de celui qui est au centre et jusqu’au plus externe, ces valeurs correspondent à nos perceptions dans les domaines de la moralité, de la nature, des groupes, du social, du politique, de la nation et du monde. Au coeur de ce diagramme se trouve la moralité universelle de l’être humain. Le cercle le plus externe représente notre perception des affaires du monde. Une première section sera consacrée à la description des différents cercles du diagramme. Une seconde section analysera les rapports qui existent entre ces cercles.

Valeurs morales : la relation du soi à l’autre

Le premier cercle, dans le système des valeurs fondatrices, définit la nature morale de nos relations aux autres. Dans la société humaine, les normes fondamentales de comportements qui permettent de distinguer les êtres humains des animaux prennent la forme de principes moraux universellement reconnus. En tant qu’êtres humains, nous ne saurions approuver (a) le meurtre (par ex., la détention arbitraire ou l’assassinat d’innocents) ; (b) le vol (par ex., la saisie des terres ou l’obligation au travail supplémentaire) ; (c) l’escroquerie (par ex., le plagiat ou le vol de la propriété collective ou nationale) ; (d) la fraude (par ex., le manque de crédibilité) ; (e) l’abandon d’incapables (par ex., les personnes agées ou handicapées) ; (f) la sexualité débridée (par ex., le viol ou la pédophilie) 4.

Sommes-nous divisés sur ces principes moraux ? D’une manière générale, il est clair que l’ensemble des humains de la planète s’accorde sur la liste énoncée ci-dessus. Pourtant, depuis la mise en place du système économique de marché, le matérialisme hédoniste et le rationalisme individualiste ont prévalu, et sont devenus depuis longtemps la cible des critiques de la part des moralistes et des chefs religieux. En réalité, la recherche du profit matériel a toujours été une tendance irrépressible de l’homme. Depuis les temps les plus reculés, les paysans ont travaillé pour obtenir de meilleurs rendements et les marchands pour augmenter leurs gains. Même Confucius, il y a plus de deux mille cinq cents ans, affirmait que « Le désir de nourriture et d’activité sexuelle est au fondement de la nature humaine » (shi se xing ye) et que « L’on ne refuse jamais le meilleur plat » (shi bu yan jing). C’est très précisément la recherche rationnelle de gains matériels qui a poussé à l’augmentation de la production matérielle. Mais les désirs ne sont pas des valeurs. Les valeurs sociales ont été créées par les élites sociales pour maintenir la cohésion de la « société ». Nos principes moraux exigent que personne ne doive rechercher de gains matériels par des moyens immoraux et aux dépens des autres dans la société. Le profit matériel possède une importance, mais devient antisocial dès qu’il est construit comme un -isme. La rationalité individualiste est importante, mais devient antisociale dès qu’on l’enseigne comme un -isme. Les désirs mettent l’accent sur nos besoins ; les valeurs sociales sur ceux des autres. Les principes moraux viennent troubler la logique de ces rationalistes qui réduisent les principes de la société humaine aux lois du marché, voire de la jungle5. Mais notre société humaine a pu se maintenir grace à l’enseignement de principes moraux qui se sont accumulés pendant des milliers d’années à travers les différentes civilisations, et qui ont été universellement compris sous forme de « Justice » ou de « Loi fondamentale ». Nourris de ce sens commun de la justice, les êtres humains ont évolué à part et au-dessus du monde animal. Quelles que puissent être nos justifications, glorifier la « liberté » en tant que produit de la loi de la jungle nous conduirait à perdre notre sens de la moralité et à faire retomber notre société dans un état bestial.

Valeurs concernant la nature : la relation de l’homme à la nature

L’air, les plaines, les chaînes de montagnes, les rivières et les océans, les animaux et les plantes, toute cette nature constitue l’environnement physique au sein duquel nous, humains, vivons et nous développons – il est étroitement lié à la vie de chaque individu. Les relations de l’individu à la nature font donc partie des relations sociales fondamentales. Nos comportements et perceptions face à la nature exercent une influence profonde sur les autres valeurs sociales. Sommes-nous en désaccord les uns avec les autres sur la manière de concevoir la relation de l’individu à la nature ? à l’époque moderne, les classes cultivées ont abandonné toute conception superstitieuse, métaphysique ou religieuse des phénomènes naturels. Nous préférons nous orienter vers les sciences naturelles pour expliquer la nature, et continuons à nous demander « pourquoi ». Cela s’explique tout simplement par le fait que l’esprit scientifique moderne nous apporte une prospérité matérielle d’une ampleur jamais atteinte auparavant. Au cours des trois derniers siècles, les sciences modernes nous ont apporté plus de connaissances qu’au cours des dix millénaires qui ont précédé. Dès lors que nous nous considérons comme des « modernes », le respect des découvertes scientifiques dans le cadre de la relation entre l’individu et la nature apparaît comme une valeur sociale fondatrice, sur laquelle construire notre système éducatif et placer notre espoir pour le progrès de la connaissance. Les élites exercent une profonde influence sur les tendances sociales. Si elles cessent de se considérer comme « modernes », perdant toute foi en la science et revenant aux superstitions, celles-ci deviendront prédominantes, elles affecteront d’autres types de relations sociales et notre société regorgera d’idées et de pratiques étranges. Les civilisations modernes marchent main dans la main avec les sciences lorsqu’elles traitent du rapport de l’homme à la nature.

Valeurs concernant la communauté :

la relation de l’individu au groupe

D’un point de vue strictement biologique, la survie de tout être vivant dépend d’un groupe ayant atteint une certaine masse critique, tandis que l’existence du groupe constitue le préalable à la survie d’un être vivant individuel. Nos connaissances biologiques nous enseignent en outre que le groupe et sa structure sont plus importants que les individus, et que la lutte pour la survie entre les groupes dépend de la complexité de leurs structures. L’homme appartient à la société. C’est le groupe qui attribue un statut aux individus. Les individus qui ne s’identifient pas à un groupe ou à une communauté sont « libres », mais ils sont également rebuts de la société, en tant que cause ou conséquence de la fragmentation sociale. Un individu n’obtient la liberté et la créativité qu’au sein d’une communauté, en s’engageant ou en offrant sa contribution pour la survie et le développement de la communauté. Cette conception du rapport de l’individu à la communauté est une valeur fondatrice de toutes les sociétés, que l’on retrouve dans différentes religions à travers le monde. Concernant cette valeur, de graves désaccords ont pourtant fait leur apparition aujourd’hui en Chine. Les intellectuels discutent pour savoir si c’est l’intérêt de l’individu ou bien celui du groupe qui doit prévaloir. Certains estiment que le généreux soldat Lei Feng représente une figure qui va à l’encontre de la nature humaine, qui s’exprimerait à travers un égoïsme radical. Cette opinion reflète bien la tendance à l’éclatement des valeurs dans notre société. Le principe « Mon intérêt d’abord » naît dans la société, mais il est antisocial par nature, car il met en danger l’ordre et l’harmonie sociale. Certains intellectuels chinois justifient l’extrême individualisme actuel en s’appuyant sur les conceptions occidentales qui font l’apologie de la liberté individuelle. Pourtant, contrairement à la société chinoise traditionnelle où les intérêts privés de la famille étaient considérés comme les intérêts suprêmes, les sociétés européennes ont toujours privilégié un collectivisme centré sur le groupe, depuis les Grecs anciens et l’Empire romain jusqu’au Moyen Âge. Depuis l’avènement de l’age industriel, la rationalisation, la discipline et la réglementation du travail sont même devenus les liens les plus solides des relations sociales. Les usines et les bureaux sont organisés comme des casernes militaires, ayant ainsi largement renforcé la production industrielle et fait naître d’importantes innovations qui ont permis pour l’essor de l’Occident. Des termes comme « hiérarchie », « discipline », « obéissance », « autorité », « volonté commune », etc., qui étaient parfaitement étrangers au vocabulaire des Chinois jusqu’à l’époque moderne, sont devenus les maîtres mots des civilisations occidentales. L’expression « société civile » – pour laquelle il n’existe toujours pas de traduction chinoise qui fasse l’unanimité – montre bien la place qu’occupe la vie publique de l’individu dans la « société », afin qu’il devienne un « citoyen », une personne « civile ». Cette présence, cette forte tradition du collectivisme de groupe, qui marque une frontière entre vie publique et vie privée et assure le respect des droits individuels, reste un thème éternel de l’Occident. La situation est radicalement différente dans la société chinoise. Traditionnellement, ce sont les familles paysannes indépendantes, libres et tournées sur ells mêmes qui ont prévalu. Elles n’avaient qu’un très faible sens du « public », laissant les affaires publiques dans les mains de quelques élites. C’est ce qui explique qu’en 1900, les 450 millions de Chinois furent vaincus par une armée d’à peine 20 000 soldats venus de huit pays différents, et durent payer les dommages de guerre de 450 millions en taël d’argent6, 46 fois le prix payé par les Etats-Unis pour acheter l’Alaska. De même, dans la plupart des pays en voie de développement aujourd’hui, le sens du collectif – la conscience de groupe – est beaucoup plus faible que dans les pays développés. C’est pourquoi la modernisation, pour les pays en voie de développement, doit passer en priorité par l’édification, le renforcement, l’approfondissement de la conscience communautaire. C’est parce que le Japon, Singapour ou la Corée du Sud ont réussi à le faire qu’ils se sont élevés au rang de pays développés. En Chine, aujourd’hui, c’est le « socialisme » communautaire qui incarne la valeur du collectif. Grace à cette valeur fondatrice, préférée à l’individualisme, la Chine a réalisé des progrès remarquables du point de vue de sa modernisation.

Valeurs sociales : la relation de la communauté à la société

Dans la moderne économie de marché, la concurrence s’installe entre différents groupes sociaux. Les rapports entre ces groupes sont de nature compétitive, suivant le modèle « Le meilleur survivra ». Mais une société humaine ne devrait pas être assimilable à l’état de nature. La formation d’un « village global », dans un esprit de fraternité universelle, constitue notre aspiration ultime. A notre époque, la libre concurrence entre groupes sociaux est limitée, essentiellement, par les intérêts d’une communauté plus importante. Au-dessus des groupes sociaux restreints, il en existe de plus importants – la nation constituant le plus vaste d’entre eux. Au cours de l’époque moderne, les frontières des identités de groupe, en Chine, se sont élargies vers l’extérieur, de la lignée au village, puis au comté et à la ville, à la province, et enfin à l’ensemble de la société nationale. A l’extérieur de notre pays on trouve des « communautés internationales ». Prendre soin des intérêts de la communauté la plus large – la société nationale – est une valeur sociale fondatrice issue de l’élargissement progressif des identités de groupe et de l’interdépendance entre les groupes sociaux. Puisque la concurrence internationale s’exerce principalement entre les états-nations, les intérêts de la société nationale tout entière règnent au-dessus des intérêts du groupe ou de la communauté. Or la concurrence économique entre groupes sociaux peut déclencher la lutte de classes et des conflits entre les groupes. Nous respectons donc le mécanisme du marché à condition qu’il n’ébranle pas les règles visant à protéger les intérêts de l’intégration sociale. Les lois allemandes ont permis de créer une « économie sociale de marché » qui a été récemment rebaptisée « économie éco-sociale de marché ». Ce dernier terme, devenu une valeur sociale fondatrice de la nation allemande, montre que l’intérêt social général et le souci pour la protection environnementale sont situés pour les Allemands audessus des intérêts des acteurs de la concurrence économique. Fondé sur cette valeur fondatrice, chaque groupe et chaque communauté doit se soumettre aux lois et règlements unifiés sur le plan national. Dans la Chine d’aujourd’hui, le concept de « socialisme » national exprime cette valeur fondatrice, qui nous permet de préserver une conscience sociale nationale, au-dessus de tout groupe et de toute communauté. Malheureusement, durement concurrencé par la foi dans la « toute puissante » économie de marché, le consensus sur cette valeur a été sévèrement ébranlé en Chine.

Valeurs politiques : la relation entre le peuple et le gouvernement

Les relations entre les gens façonnent la société. Le gouvernement dirige cette société. De quelle manière le peuple et le gouvernement sont-ils liés entre eux ? C’est là un thème à valeur politique, une valeur sociale essentielle par son importance. Chaque civilisations repose sur une culture politique spécifique. Celle-ci trouve généralement son expression dans un système politique, lui même fondé sur une structure sociale et sur des valeurs politiques. Ce sont les différences de structure sociale qui marquent les différences dans le système politique. Certains systèmes apparaissent identiques du point de vue de leurs lois, mais se révèlent en réalité fort différents dans leur application concrète. La Russie de Boris Eltsine a opté pour une démocratie libérale à l’occidentale, mais son application fut en réalité plus proche de celle de la Colombie, voire de celle de la mafia sicilienne. Le Japon a choisi lui aussi la démocratie libérale, mais la moitié des représentants du Parlement japonais viennent de familles traditionnelles très influentes politiquement. Presque tous les ministres sont fils ou petits-fils de ministres ; c’est généralement le cas, par exemple, du Premier ministre, qui est élu par environ 700 membres du Parti démocratique libéral (PDL), alors que seuls quelques membres influents parmi eux décident réellement du résultat. La politique japonaise ne se limite sans doute pas à une affaire de pedigree, mais elle ne fait pas non plus la part belle aux élections. De la même manière en Chine, la procédure électorale inscrite dans les lois se distingue quelque peu de ce qui se passe en réalité dans les villages. C’est la valeur politique des régimes politiques occidentaux qui poussent les élites des pays en voie de développement à vouloir les imiter, bien qu’ils puissent s’avérer incompatibles avec les structures sociales locales. Les valeurs politiques incarnent les idées fondamentales qui définissent la dynamique entre le peuple et le gouvernement : comment les officiels gouvernementaux doivent être choisis, pour qui le gouvernement travaille, quelle est la limite de son pouvoir et comment corriger ses erreurs. Si les valeurs politiques des élites sont trop « occidentales », incompatibles avec les structures sociales locales, la relation peuple/gouvernement risque fortement de se délabrer, entraînant la désagrégation de la société. Dans le monde d’aujourd’hui, la valeur politique qui prévaut, au nom de la démocratie, repose sur les élections et sur le principe de majorité. La logique en est la suivante : La population est composée de classes sociales et de groupes d’intérêts concurrents ; le pouvoir est ouvertement mis aux enchères pour permettre aux représentants de la classe ou du groupe le plus puissant de prendre possession des postes clés dans le gouvernement de manière à défendre et promouvoir les intérêts de cette classe ou de ce groupe. Cette valeur politique, mise en scène dans de nombreux pays en voie de développement, a finalement provoqué des luttes acharnées au sein même de la population et entre celle-ci et les gouvernements. D’autres pays, au cours de l’histoire, sont parvenus à atténuer les luttes de classes grace au système parlementaire à deux partis, mais le bipartisme ou le multipartisme en Chine a déclenché des guerres de tous contre tous. Héritiers d’une tradition politique spécifique, les Chinois ont inventé un système politique très différent qui leur permet, en toute indépendance, de compter aujourd’hui parmi les grandes civilisations du monde. Traditionnellement, la Chine a été gouvernée par ses élites confucéennes. Elle est aujourd’hui dirigée par un groupe d’avant-garde nommé Parti communiste chinois (PCC). Une même valeur politique, parfaitement compatible avec la structure sociale chinoise, se dessine clairement entre ces deux régimes. Le parti d’avant-garde pourrait se déliter comme ce fut le cas des élites confucéennes, mais ce pourrait être tout aussi bien le cas pour un certain nombre de démocraties. Nous n’ignorons pas le problème de légitimité que connaissent actuellement les démocraties libérales, ni les résultats tragiques de la démocratisation dans de nombreux pays du tiers-monde, où les responsables politiques s’approprient les voix et contribuent ainsi à fissurer le tissu social. Les valeurs politiques varient, mais elles doivent rester compatibles avec les structures sociales locales. La conscience que possède une nation de sa propre culture dépend essentiellement de la conscience qu’elle a de sa culture politique. Ce n’est qu’à la condition d’adhérer à une valeur politique indépendante que la nation chinoise se dotera d’une culture politique compatible avec sa structure sociale spécifique. Nous pouvons certes tenter de planter les plus beaux fleurons de l’Occident sur le sol chinois, mais nous devons nous assurer de ne pas récolter la peste.

Valeurs concernant la nation : la relation du peuple à la nation

La nation moderne est née de l’édification de l’« Etat-nation ». Il s’agit d’un concept politique désignant l’ensemble d’une population vivant à l’intérieur d’un territoire, sans distinction de race ou d’ethnie. La nation américaine, la nation chinoise, la nation française, la nation russe, etc., sont toutes des exemples de nations modernes. La nation est devenue l’unité de référence dans la compétition internationale entre les peuples, au sein de laquelle différentes civilisations prospèrent ou déclinent. L’Etat-nation représente par conséquent l’ultime foyer de sécurité pour les populations modernes – aimer sa propre nation est un sentiment parfaitement honorable, comme celui d’aimer la ville où l’on a grandi. Le peuple juif, qui a dû construire Israël après la Seconde Guerre mondiale, est sans doute le mieux à même de comprendre cela. Les nations dotées d’un vaste territoire bénéficient de certains avantages naturels face à la concurrence. Les organisations de coopération régionale se sont ainsi multipliées : les Européens tentent même de construire une vaste union, une sorte d’états-Unis d’Europe, si l’on peut dire. Savoir s’ils y parviendront est une autre question. Les Chinois, après avoir combattu avec acharnement au cours du siècle dernier, ont fondé l’état-nation moderne le plus vaste du monde, où la sécurité est assurée pour tous les habitants. Aujourd’hui, dans tous les pays, la loyauté à la nation – le patriotisme – devrait donc faire partie des valeurs sociales essentielles. En Chine, on met en avant le patriotisme à l’intérieur de la nation et le nationalisme lorsqu’il s’agit de privilégier les intérêts nationaux face à d’autres nations. La Chine bénéficiait sur cette question d’un véritable consensus des élites, qui n’existe malheureusement plus aujourd’hui. Dans les médias, certains intellectuels plaident pour le rejet de toute spécificité nationale, brouillant nos identités propres, se moquant des symboles historiques du patriotisme et opposant des idéologies « universelles » aux sentiments de respect envers notre nation. Ils semblent éprouver en outre une étrange sympathie envers les nationalismes à caractère ethnique au nom de la « liberté ». La nation moderne, il est vrai, est une invention politique relativement récente, qui reste vulnérable aux dangers de fragmentation que représentent les ethnies, les religieux, les langues, les cultures ou les frontières géographiques naturelles. Comparé toutefois aux différents chauvinismes ethniques – celui des Hans, des Tibétains, des Ouïgours, des Mongols pour ne citer que ceux-là – le patriotisme est une valeur bien plus respectable et plus moderne, qui défend un foyer pour tous les Chinois.

Valeurs concernant les affaires du monde :

la relation de la nation au monde

L’organisation actuelle du monde est définie comme un ensemble d’Etats-nations. La création d’un gouvernement mondial n’étant pas encore, semble-t-il, à l’ordre du jour, l’anarchie persiste et la loi de la jungle continue à prévaloir. En conséquence, chaque Etat-nation constitue sa propre force militaire pour sa propre sécurité. Notre organisation à l’échelle du monde est même tellement chaotique qu’oppression et résistance sont encore partout présentes, même si certains états-nations tentent parfois de s’interposer. Le système financier et le commerce international sont justes en apparence, mais les nouvelles qui tombent chaque jour suffisent à nous montrer qu’ils subissent les pressions politico-militaires des grandes puissances. Dans ce monde anarchique, puisque aucun Etat-nation seul ne peut régenter le monde et qu’aucun ne peut assurer sa sécurité à lui tout seul, la politique des alliances est devenu un jeu permanent parmi les nations. Les manières de concevoir les affaires du monde sont étroitement liées au jeu des alliances et au destin des nations ; on a donc affaire à une valeur sociale fondatrice. Au fondement des alliances on trouve les intérêts nationaux, qu’une origine culturelle commune peut par ailleurs faciliter. Le point de vue d’une nation sur les affaires du monde ne peut être décidé qu’au regard de sa propre position dans le système du monde, selon qu’elle est l’oppresseur ou l’opprimée. Les oppresseurs tiennent un discours pour justifier leur comportement, de même que les opprimés en tiennent un autre pour conduire la résistance. Le type de discours auquel on souscrit dépendra de la position de la nation, et une identité mal définie pourra conduire à la déroute. Mais ce qui est le plus tragique, c’est lorsqu’une nation opprimée souscrit aux visions du monde de ses oppresseurs, rêvant de devenir l’un d’eux, alors qu’elle doit mener une lutte de résistance pour sa survie. L’Iraq n’était pas antiaméricain, il était même l’un des alliés des Etats-Unis les plus proches pendant la Guerre froide, partageant en quelque sorte la vision américaine du monde, faite de progrès et de modernité. Les chefs politiques et militaires de l’Iraq nourrissaient l’espoir de voir leur pays devenir un allié des Etats-Unis. Même à la veille de l’invasion américaine, la chaîne de télévision nationale irakienne diffusait encore des films hollywoodiens. Pourtant, le pétrole du pays et sa position géographique attiraient les prédateurs, et la résistance irakienne à l’oppression était inévitable. La vulnérabilité interne de l’Iraq vient de l’identité confuse de ses dirigeants. Les habitants d’une nation, les intellectuels en particulier, doivent avoir une idée claire de la position de leur nation dans le système du monde, et décider de leur identité. Une grande nation telle que la Chine devrait en outre avoir sa propre vision du monde, une sorte d’internationalisme. Le moindre mouvement effectué par la Chine affecte le monde dans son ensemble. La question est seulement de savoir quel internationalisme : du côté des oppresseurs ou du côté des opprimés ? Il existait à ce propos un consensus populaire, mais il a désormais disparu.

Pour résumer, nous avons repéré sept types de valeurs fondatrices dans les sociétés contemporaines, qui correspondent à des jugements sur le juste et l’injuste en ce qui concerne sept relations sociales fondamentales. Pour chacun de ces sept ensembles de valeurs – sur la moralité, la nature, la communauté, la société, la politique, la nation et le monde – le consensus en Chine a été rompu du fait de la confusion et de la division parmi les intellectuels. Comment cela a-t-il pu se passer ?

III.

Rapports entre les différents cercles de valeurs

Le débat sur les valeurs sociales en Chine tourne autour du thème de la perte de moralité. Comment des personnes de même génération peuvent-elles brusquement perdre un sens de la moralité qui était partagé par tous ? La mise en place de l’économie de marché et la mutation des relations sociales qui l’a accompagnée ne sauraient constituer une véritable explication, puisque l’économie de marché a toujours existé à travers le monde sans qu’il y ait eu à déplorer de dégénérescence de la moralité.

La transformation des valeurs non essentielles est liée aux relations sociales, dont elle reflète les mutations. Les relations sociales se modifient, et des mutations suivent dans le domaine des valeurs sociales. En revanche, les valeurs sociales fondatrices ont fait preuve d’autonomie et d’une logique de mutation bien spécifique. Lorsque se produit une mutation d’une ou de plusieurs de ces valeurs qui n’était pas supposée se produire, nous devons examiner la logique interne de cette mutation. Celle-ci affecte et bouleverse les relations sociales, indépendamment de leur transformation. Lorsqu’une valeur fondatrice entre en crise ou évolue, la politique concernée se transforme, suivie par des changements dans la société. En d’autres termes, il a d’abord fallu l’effondrement de tout point de vue de la nation yougoslave sur elle-même pour que la désagrégation du pays s’ensuive. à la différence des changements dans les valeurs sociales non essentielles, les transformations des valeurs fondatrices jouent un rôle actif, et peuvent déstabiliser des relations sociales considérées comme stables.

Nous avons examiné un système articulé en sept types de valeurs fondatrices. Reprenons-le pour mieux comprendre la logique selon laquelle ces valeurs se transforment. Il pourra nous aider, par exemple, à expliquer pourquoi une société peut perdre brusquement le sens de la moralité, ce qui manifestement se produisit en Russie dans les années 1990 et en Iraq ces dernières années, alors que cela ne se produisit pas au Japon après la défaite de 1945. Nous avons pu, sur cette question, faire deux types de constats : d’une part l’effondrement de ce système de cercles concentriques commence généralement par le cercle le plus extérieur, le point de vue sur les affaires du monde ; d’autre part la crises des valeurs fondatrices de ce cercle le plus externe du système peut déclencher une réaction en chaîne à l’intérieur, voire se propager jusqu’au noyau du système.

Le cercle extérieur, le plus vulnérable

Le jugement de valeur sur les affaires du monde est le cercle le plus vulnérable du système des valeurs fondatrices – le plus exposé aux attaques. La complexité des affaires internationales les situe au-delà de l’intérêt immédiat du grand public. Pour la plus grande part, le point de vue des masses sur les affaires du monde est modelé par les élites. Lorsque l’opinion des élites se modifie, l’opinion publique la suit. Ainsi, le public chinois se fie largement aux spécialistes pour se forger une opinion sur les affaires internationales. Depuis que les élites chinoises ont pris fait et cause pour le système du monde conduit par les Américains, rêvant d’y occuper un statut illusoire d’« actionnaire », ce monde n’est plus divisé entre oppresseurs et opprimés, mais se présente plutôt, à leurs yeux, comme une « communauté internationale » civilisée, conduite par les Américains pour mener bataille contre l’anticivilisation et l’antiprogrès des « états-voyous » dans le but d’asseoir un nouvel ordre du monde. Mais la négociation ou le compromis dans la réalité des relations internationales sont une chose, et la vision des affaires du monde en est une autre. Ce dernier point est déterminant. Il est déterminant au sens où le jugement de valeur affecte la nature de la négociation et détermine l’identité d’une position. Dès que la distinction entre Romains et Germains fut sur le point de s’effacer, le glorieux Empire romain fut près de son effondrement. De la même manière, une fois abolie la distinction entre Chinois et étrangers (hua yi zhi bian), le système politique de l’empire chinois ne fut plus en mesure de tenir très longtemps. L’effondrement de l’ex-Union soviétique ne s’explique pas d’abord par des raisons militaires ou économiques, mais par la désintégration de la vision soviétique des affaires internationales – de ce cercle extérieur du système des valeurs fondatrices. En 1975, l’économie soviétique se portait bien et l’assurance des Soviétiques était à son comble, mais ce fut une année critique, annoncée par un événement apparemment banal, qui marqua l’amorce d’un déclin : la signature de l’Acte final de la Conférence d’Helsinki pour la sécurité et la coopération en Europe, par lequel les dirigeants soviétiques se sont soumis au point de vue occidental dans les affaires du monde. Dès qu’une partie des élites soviétiques abandonnèrent leur vieille conception du système du monde au profit de l’idée d’une communauté internationale unique, le système de valeurs fondatrices de l’Union Soviétique fut sur la voie de la désintégration, ce qui allait conduire à l’effondrement de l’Union un quart de siècle plus tard.

La crise de la valeur Nation

La crise d’une vision du monde peut déclencher une crise de la valeur Nation. Si l’on accepte l’idée que le système du monde conduit par les états-Unis symbolise la justice et le progrès, le coupable dans un conflit avec les Etats-Unis ne peut être que le patriotisme des autres, qui prend alors le nom d’« ultranationalisme ». Moins de quinze ans après la signature de l’Acte final d’Helsinki, les responsables soviétiques, sous la conduite de Gorbatchev, avaient abandonné les principes inhérents à leur point de vue sur le monde. Le numéro deux soviétique en personne, Edouard Chevardnadze, changea même de bord ouvertement. Considéré de ce point de vue, la dislocation de l’Union soviétique devenait une certitude mathématique. La Chine est aujourd’hui confrontée au même problème. Certains intellectuels chinois expliquent fréquemment les tensions entre la Chine et les Etats-Unis par la mauvaise volonté des Chinois à reconnaître le « courant dominant » de la politique internationale, rendant ainsi l’ultranationalisme chinois responsable des conflits. Pour les pays oppresseurs, l’adhérence à l’internationalisme de leur camp ne saurait être en contradiction avec le patriotisme. Celui des Etats- Unis passe un peu partout pour être le plus fortement marqué au monde. Presque tous les foyers arborent le drapeau national, chez eux, à l’occasion de la Journée nationale américaine. Pour les pays opprimés, de la même manière, l’adhésion à l’internationalisme de l’anti-oppression n’entre pas non plus en contradiction avec le patriotisme. La Chine maoïste, dans une très large mesure, ressemblait à l’Amérique d’aujourd’hui, au sens où internationalisme et patriotisme faisaient bon ménage. Mais la situation devient radicalement différente si les élites des pays oppresseurs adhèrent au discours des pays opprimés et si les élites des pays opprimés adhèrent au discours des pays oppresseurs. Le patriotisme, dans ce cas, entre toujours en conflit avec le type d’internationalisme auquel on croit. Noam Chomsky n’est pas considéré comme un patriote aux Etats-Unis, et la « nouvelle pensée » antipatriotique est devenue une véritable mode en Chine. Avec une apparence d’impartialité, les médias du courant dominant, dans notre pays, organisent avec le concours des universités des forums pour démanteler tout ce qui ressemble à du patriotisme.

La crise des valeurs politiques

La crise des valeurs liées à la nation peut mettre à mal les valeurs politiques. Si l’on prêche pour la négation de toute valeur nationale, si l’on croit en la suprématie des intérêts de la communauté internationale sur les intérêts nationaux, et si l’on est convaincu que le patriotisme est une valeur périmée, alors les valeurs politiques nationales devront céder le pas aux valeurs dites « universelles ». On s’éloignera alors de notre culture politique spécifique, que nous finirons par troquer sans réfléchir avec le « courant dominant » à l’échelle internationale, sans même tenir compte des spécificités de notre organisation sociale. Le patriotisme n’est certes pas lié nécessairement à une valeur politique particulière, mais il nous oblige à privilégier des intérêts nationaux et plaider inconsidérément pour des valeurs politiques « universelles » pourrait nous aveugler sur cette réalité. Si les principes moraux sont universellement acceptés, les jugements de valeurs sur les relations entre le peuple et les gouvernements ne le sont pas, et ne sont assurément pas prêts à le devenir demain. Tant que les sociétés humaines seront dotées de structures sociales différentes, les valeurs et les cultures politiques resteront d’une grande diversité. Le minben chinois (la doctrine du « Peuple d’abord ») est par exemple radicalement différent de la doctrine « démocratique » occidentale7 ; ni le principe de la majorité ni celui de la neutralité ne sont des valeurs politiques universelles. Les valeurs politiques de l’Empire romain n’auraient pas pu être appliquées à la dynastie Han, ou alors il n’y aurait pas eu de civilisation chinoise. La démocratie a été exportée en Afghanistan par les soldats américains, mais ce que l’on récolta, au bout du compte, ce fut un pays abandonné à des seigneurs de la guerre et des champs immenses produisant de la drogue. En Chine, Mao ne suivit aucune des valeurs politiques du « courant dominant international », pas plus que Deng Xiaoping. L’un et l’autre avaient confiance dans la voie propre à la Chine. Gorbatchev, en revanche, était hanté par l’« inévitable universalisme » auquel il a fini par se soumettre. En rétablissant la valeur Nation, le gouvernement Poutine a recommencé à défendre une valeur politique indépendante des valeurs occidentales. Bien que durement critiqués à l’Ouest, les Russes ont désormais retrouvé leur assise et sont à nouveau pris au sérieux par les autres puissances. Sun Yat-sen, le père fondateur de la République de Chine, fut élevé en Occident où il assimila les valeurs politiques occidentales. Mais après avoir constaté l’intrusion de l’Occident et le déclin de la Chine, et armé d’une solide conviction nationaliste, il changea radicalement, et ses valeurs politiques se transformèrent. Pour libérer son pays, il chercha l’inspiration dans les valeurs politiques traditionnelles chinoises – le minben en particulier, ou d’autres valeurs s’accordant avec la structure de la société chinoise8. Comment la démocratie peut-elle se mettre en place si la souveraineté nationale n’existe pas ? La société chinoise n’est pas composée de classes sociales, ni de groupes d’intérêt, pas plus que les communautés chinoises qui vivent en dehors des frontières, Taïwan, Hong-Kong ou Singapour, qui pour l’essentiel suivent le même modèle. Dans notre contexte, le principe de gouvernement par scrutin majoritaire divise, il est antimoderne par nature, car les votes se regrouperaient par ethnies ou selon des intérêts locaux, à défaut de l’être par classes ou par groupes d’intérêt. Seul l’intérêt national doit être notre critère si nous voulons reprendre et assimiler des valeurs politiques de l’Occident, qu’il s’agisse d’une violente lutte de pouvoir entre les classes ou de certaines procédures électorales. Sans conscience nationale, aucune conscience de la culture ou de la politique nationales ne peut exister. Si nous avons la conscience claire de former la nation que nous sommes, nous serons à même de comprendre aisément qu’un mendiant ne peut devenir maître de la nation par la simple obtention d’un bulletin de vote. Dans la Chine d’aujourd’hui, les valeurs politiques font l’objet de moult controverses. Les intellectuels sont très partagés et bataillent aprement les uns contre les autres. La question du scrutin électoral, au sein de ce débat, est le cheval de bataille de la « nouvelle pensée », qui s’oppose à la méritocratie traditionnelle. Pour ceux qui prennent fait et cause pour les valeurs politiques « universelles », la culture politique chinoise n’a été – et ne reste – qu’autoritarisme, partie d’un gouvernement autoritaire relativement mou pour évoluer vers un contrôle de plus en plus stricte et insupportable. Mais ces esprits modernes n’arrivent pas à expliquer comment notre nation a-t-elle pu asseoir dans l’histoire et dans les temps modernes sa position d’exception parmi les nations et les civilisations.

La crise des valeurs sociales

Cette crise du politique se répercute sur les conceptions de la société. Etant donné que les valeurs politiques permettent de formuler des jugements sur le juste et l’injuste dans les relations entre le peuple et le gouvernement, elles relèvent logiquement de la valeur que l’on attribue à la société dans son ensemble. Le gouvernement régule la société. La manière dont le gouvernement dirige les affaires sociales relève pour l’essentiel du politique. Même si tel ou tel gouvernement peut se révéler incapable de réaliser la cohésion ou l’harmonie d’une société, ni l’une ni l’autre ne pourront toutefois être obtenue en l’absence d’un gouvernement. Des valeurs politiques différentes correspondent donc largement à des conceptions différentes de la société. Par conséquent, leur fragmentation investit la valeur que l’on attribue à la société. Et si la valeur Société éclate, il deviendra extrêmement difficile de maintenir l’intégrité de cette société. En Chine, la cohésion sociale est largement dépendante du consensus existant autour du modèle socialiste, qui soumet la concurrence entre groupes aux intérêts de la société tout entière. Or si le consensus sur les valeurs politiques est rompu, celui sur les valeurs socialistes l’est aussi. Aujourd’hui en Chine, la concurrence entre groupes prend de plus en plus la forme de comportements pervers. De nombreux groupes mettent désormais en avant de façon éhontée leurs propres intérêts aux dépens de toute la société, tandis que les normes permettant de réguler la concurrence entre groupes sont difficiles à mettre en place. Pire, le grand public a fini par accepter cet état de fait, sans chercher à réagir à des comportements aussi blamables que l’appropriation des biens publics pour les intérêts d’une coterie, la pollution sans scrupule de l’environnement, les mépris à l’égard des décrets du gouvernement central visant à protéger les intérêts d’une communauté spécifique. On assiste aujourd’hui à un effondrement des valeurs politiques qui ébranle l’unité sociale et encourage la concurrence anarchique entre les groupes.

La crise des valeurs communautaires

Si les intérêts de la société sont purement et simplement niés, les intérêts du groupe ou de la communauté risquent du même coup d’être sacrifiés, et tout sentiment collectif disparaît. Au cours des quinze dernières années, nous avons régulièrement vu se reproduire une situation, toujours la même, dans laquelle des responsables d’entreprises escroquaient le groupe qu’ils dirigeaient à des fins personnelles, provoquant ainsi la perte d’enthousiasme de leurs partenaires et employés pour finalement conduire le groupe, antérieurement prospère, à la faillite. Les responsables de ces échecs collectifs justifiaient leur comportement en citant nos économistes renommés : les sociétés avaient échoué du fait que leurs droits de propriété n’étaient pas « clairement définis », et que seules les propriétés détenues privativement pouvaient prétendre relever d’un « clair » droit de propriété. Ces économistes affirmaient par ailleurs que seul le statut de propriétaire pouvait permettre aux responsables d’une entreprise d’asseoir leur sens des responsabilités. Cette logique a prévalu en Chine et a finalement conduit les entreprises d’Etat ou collectives jusqu’à la faillite, avec pour conséquence deux mesures radicales : la privatisation et le rachat d’entreprises par les dirigeants, ce qui a brusquement laissé sans emploi soixante à soixante-dix millions d’habitants des villes. Mais une société par actions, est-ce une société privée ou une société collective ? Lorsque l’entreprise est détenue par des actionnaires privés, ceux-ci s’empressent de montrer leur « sens des responsabilités » en revendant leurs actions dès qu’il y a rumeur de mauvais résultats de l’entreprise. Pourtant, les dirigeants économiques accomplissent leur tâche sans détenir la propriété de l’entreprise qu’ils dirigent ; les enseignants accomplissent la leur sans que les écoles leur appartiennent ; les officiers militaires sans que les soldats ni les armes leur appartiennent. Et le Premier ministre accomplit sa tâche sans que le pays lui appartienne. Nous constatons donc clairement que la crise de la valeur Groupe ou Communauté peut conduire à une inflation sans limite de l’individualisme. Les sociétés humaines sont formées d’individus qui sont liés entre eux par certains groupes ou communautés. Si un individualisme affiché remplace le sens du collectif pour devenir la valeur dominante, il y a risque de voir également s’affirmer un sentiment et certaines pratiques antisociales. Tous les jours, dans les médias chinois, nous pouvons lire ou entendre de passants apathiques qui n’ont pas réagi devant une agression ou un vol, ni levé le petit doigt pour aider les victimes, parfois mourantes. Si nous continuons à laisser cette tendance se développer, nous ne serons plus très loin de cet état de guerre de tous contre tous, qui, inévitablement, sera suivi d’une prise de pouvoir de la tyrannie. Nous devons par conséquent protéger nos plus modernes valeurs de groupe et de communauté – ce que nous appelons le collectivisme ou socialisme communautaire. Car ce qui doit prévaloir en Chine, c’est la conviction que le fort doit aider le faible et que le riche doit aider le pauvre ; nous devons faire notre possible pour maintenir la solidarité de nos jeunes et de nos anciens et ainsi continuer à tenir le cap en dépit des orages.

La crise de la valeur Nature

Dans une société moderne fondée sur le travail coopératif, les individus sont vulnérables et rencontrent des obstacles dans tous les aspects de leur vie sociale. L’individu qui n’a plus confiance dans le groupe ni dans la société n’a plus de foyer spirituel et se sent contraint de recourir à quelque faux prophète prêt à faire des « miracles ». Les intérêts individuels et les connaissances scientifiques sont reliés via la coopération du groupe, de la société, voire de l’ensemble de l’humanité. Sans la conscience d’appartenir à un groupe, la foi en la science n’est plus fondée et se révèle impuissante à soulager les angoisses individuelles. Et si la foi en la science n’existe plus, toutes sortes de pratiques magiques font leur apparition et les individus modernes sont les proies d’un traditionalisme gouverné par les superstitions. Avec l’effondrement de l’esprit collectif et le règne de l’individualisme, des pratiques superstitieuses de toutes sortes ont aujourd’hui envahi la Chine. A Xi’an, dans la province de Shanxi, l’école Polytechnique de la Chine centrale avait recruté, en 2004, environ 200 étudiants. Dans le but d’augmenter le nombre d’inscriptions, il fut décidé d’installer un autel dans le bureau du vice-président et invita même un sorcier à y pratiquer la magie. En 2005, les inscriptions avaient atteint le chiffre de 600, et s’élevaient à 1 500 l’année suivante9. La vague de superstition a donc réussi à s’infiltrer jusque dans les locaux d’un institut scientifique. Nombre d’officiels du gouvernement ou d’hommes d’affaires ont désormais recours aux prédictions dans leur quête de fortune ou de promotions, simplement parce qu’ils n’ont plus confiance dans leur groupe ou dans leur communauté. L’obsession des « numéros porte-bonheur », tels que le 88 ou le 66, ainsi que des « numéros porte-malheur » (le 14, le 13 ou le 4), est en train de hanter le pays entier. Les nouveaux immeubles résidentiels font l’impasse sur les étages ayant un « numéro de la poisse ». Je vis pour ma part au 4e étage d’un immeuble, mais l’adresse postale et l’ascenseur indiquent « 5e étage ». La crise de la communauté s’accompagne d’une perte de l’esprit scientifique, ellemême accompagnée d’une recrudescence de pratiques déraisonnables.

La crise des valeurs morales

Dès lors que les individus perdent toute confiance dans le groupe, dans la communauté et dans le savoir scientifique, la « société » devient un concept dépourvu de toute signification, et les valeurs morales qui régulent les relations sociales se réduisent à de simples abstractions. Dans ce cas, le spectacle d’individus plongés dans la détresse, sans défense, incapables de se reconnaître dans le moindre groupe, sans la moindre compréhension réelle de ce qui se passe autour d’eux, parle de lui-même. Ces individus dépourvus de morale sont les créatures les plus terrifiantes de la Terre, et la perte massive du sens de la moralité est bien le pire scénario qui puisse se produire pour un pays, quel qu’il soit. Les instincts alors libérés risquent de placer les êtres humains au rang de simples animaux, et la loi de la jungle s’installe. Avant l’age de la science les croyances religieuses, certes, permettaient de combler ces esprits inhabités. Mais la société contemporaine ne peut plus compter sur les religions pour guider la coopération et la coexistence humaines, ni permettre aux croyances religieuses de diviser les gens sur leur lieu de travail. Si nous voulons, en résumé, préserver les principes moraux, nous devons lutter contre tout individualisme primaire pour sauvegarder la valeur de la compréhension scientifique de la nature ainsi que notre identité collective et communautaire.

IV.

Le système des valeurs fondatrices et sa logique

Le système de valeurs fondatrices d’une société moderne est formé de sept cercles. De l’extérieur vers l’intérieur, ces cercles correspondent à des points de vue adoptés sur les affaires du monde, la nationalité, la politique, la société, le groupe, la nature et la moralité. Quelques conclusions peuvent être tirées de l’analyse que nous avons menée ci-dessus.

Les conceptions de la moralité, de la nature, du groupe et de la société sont, pour l’essentiel, universelles et extrêmement stables. Mais cette universalité et cette stabilité décroissent au fur et à mesure que l’on progresse de l’intérieur vers l’extérieur. La valeur Politique constitue un point charnière. Les valeurs, dans ce domaine, ne sont plus applicables universellement, puisque nous constatons leur grande diversité aussi bien dans le présent qu’à travers l’histoire. Elles sont aussi exposées à toute sorte d’attaques, ce qui les rend peu stables. Ces valeurs sont pourtant vitales pour la cohésion sociale d’une nation. C’est dans ce domaine que les civilisations entrent en concurrence pour leur survie.

Les conceptions de la nation n’ont rien d’universel, à l’évidence, puisque chaque nation alimente son propre nationalisme. Apparues à l’époque moderne, ces conceptions forment, en dépit de leur instabilité, les pivots sur lesquels repose la survie des étatsnations. Finalement, les jugements portant sur les affaires du monde expriment les valeurs les plus diversifiées et instables. Ils constituent à ce titre le premier élément de déséquilibre pouvant conduire, par un effet domino allant du plus fragile jusqu’au plus stable, à l’effondrement de l’ensemble du système.

A l’époque du nucléaire, le moyen de compétition le plus efficace dont disposent les nations consiste à attaquer le système de valeurs de son adversaire. La victoire peut alors advenir sans le moindre recours à la force. L’attaque part généralement du cercle le plus extérieur du système, le plus vulnérable et le plus facile à briser. La nation agressée est alors mise en échec et perd son statut de concurrent puisque son système de valeurs est détruit de l’extérieur vers l’intérieur jusqu’à la perte générale du sens de la moralité. L’effondrement de l’Union soviétique et les situations qui s’en sont suivies pourraient alimenter des volumes entiers illustrant cette logique. De même pour l’histoire de la Chine, avec ses heurts et malheurs à travers les ages. Un système de valeurs sociales peut certes être reconstruit grace à de nouveaux éléments qu’on lui injecte pour le faire renaître, et la ruine d’un pays à une certaine époque n’exclut en aucun cas qu’il puisse se redresser à l’avenir. Mais la logique selon laquelle un système de valeurs fondatrices s’effondre de l’extérieur vers l’intérieur s’applique à tous les cas saillants qui se sont produits au cours de l’histoire.

Dans tous les pays, la désagrégation des valeurs sociales fondatrices est toujours le prélude à l’arrivée d’une vague de turbulences prête à déferler sur la société. Si dans la plupart des pays développés, du moins au cours de leur période de prospérité et de stabilité, un tel système de valeurs est clairement observable, ce n’est pas le cas dans la plupart des pays sous-développés, notamment lors des périodes d’instabilité qui les caractérisent, où le système est éclaté.

Une question demeure : comment un système de valeurs sociales peut-il être construit ou reconstruit ? Malgré l’importance de ce point pour comprendre la logique de ces systèmes, nous ne pouvons proposer pour conclure que quelques hypothèses de travail. 

Premièrement, un système de valeurs sociales est de toute évidence créé grace au consensus des élites d’une nation. La formation de ce consensus constitue donc la première condition. Par « élites » il faut comprendre les responsables politiques à tous les niveaux, les professeurs de sciences sociales et humaines des grandes universités, les directeurs et tout le personnel travaillant dans les principaux médias, les chefs des grandes entreprises et des instituts de recherche. Bien qu’ils soient, certes, en désaccord les uns avec les autres, la plupart sont susceptibles de s’accorder sur les valeurs les plus fondamentales.

Deuxièmement, ce consensus se forme par le biais de polémiques ouvertes. Lorsque certaines idées deviennent mûres et stables, prédominantes par rapport aux autres, elles finissent par bénéficier de l’autorité de l’age pour ainsi devenir le courant dominant. Si le débat n’est pas permis, l’édification puis la consolidation d’un système de valeurs fondatrices reste une mission impossible.

Troisièmement, la diffusion de ces valeurs dans le grand public dépend de la capacité des élites à communiquer avec les masses, de manière à ce que les idées gagnent les institutions clés, les groupes les plus importants et les lieux publics. Par « capacité de communication », il faut comprendre la diffusion d’idées en phase avec leur temps, ainsi que la réponse pratique et directe aux préoccupations actuelles des gens, de manière à conserver un discours alerte, vivant, pénétrant et populaire. Isolé du peuple, sans cette capacité de convertir ses valeurs en courant dominant dans la société, un système de valeurs fondatrices n’est que le rêve d’un jour.

Enfin quatrièmement, pour consolider et perpétuer ce système, les élites doivent invariablement et fermement protéger les symboles culturels qui le représentent. Ces symboles possèdent leur histoire et peuvent aussi donner lieu à des imaginations romantiques. Mais ils sont bien plus que des contes ou des fictions : ils constituent un héritage spirituel qui nourrit l’éducation formelle et informelle, formé de mélodies chantées au fil des générations.

 

 

 

 

 

1. Ce sont sans doute les anthropologues qui ont le mieux contribué à sensibiliser le grand public au caractère relatif des valeurs sociales. Richard Shweder (2000) en particulier réfute les positions des autres auteurs du volume où apparaît son article intervenants et tourne en dérision les « cartes morales » dessinées par les pays avancés.

2. Le sociologue américain T. Parsons utilise cinq variables pour décrire les orientations axiologiques affectant les choix des individus dans les sociétés traditionnelles et dans les sociétés modernes. L’auto-orientation pour les sociétés traditionnelles et l’orientation collective pour les sociétés modernes constituent pour lui l’une de ces variables. L’introduction de cette variable permet de comprendre les mécanismes de l’évolution sociale, même si l’accent mis sur le collectivisme a été fortement critiqué à une époque où l’on préfère mettre l’accent sur l’individualisme capitaliste. Pour plus de précisions, voir Parsons et Shils (1951).

3. Les relations entre l’identité et les normes de comportement furent pour la première fois mises à jour par les sociologues européens du début du XXe siècle, alors qu’ils étudiaient la notion de « culture ». émile Durkheim concevait la culture comme un système de « symboles » partagés par tous les membres de la société, et divisé en deux catégories. La première catégorie culturelle était l’identité, autrement dit la conscience collective d’une identité ; la seconde était celle des normes de comportements correspondant à cette identité, autrement dit les valeurs. Notre « solidarité » organique est ainsi maintenue grace à ces deux séries de symboles qui forment la culture. Les gens, par exemple, assistent à des réunions et à des rituels collectifs et vénèrent des objets, les symboles de notre société. Mais ces symboles fournissent aux éléments disloqués de notre vie sociale une plate-forme commune qui réalise l’identité collective. C’est ainsi que se forme la solidarité organique. L’existence d’une conscience collective est induite de l’existence de la conscience individuelle, mais elle en est distincte. La conscience collective subsume la conscience individuelle et se caractérise par de fortes normes sociales et par un comportement social bien réglé. Elle ne suppose pas que tous les comportements sociaux individuels soient bien réglés. Elle recherche plutôt un consensus quant aux attitudes, croyances ou valeurs des individus dans un sens abstrait (Durkheim 2003, 2007). La thèse de Durkheim qui affirme que la culture est un système de symboles partagé par tous les membres de la société a été reprise et approfondie par T. Parsons (et Shils 1951) et C. Geertz (1973) pour devenir ensuite la pierre angulaire ayant permis aux anthropologues et sociologues de l’après-guerre de définir la culture. Samuel Huntington (2004) est même allé jusqu’à identifier la culture protestante anglo-saxonne à la grandeur puis au déclin de l’Amérique.

4. Pourquoi précisément ces six interdits ? Simplement parce qu’ils constituent le fondement de la justice sociale. Les six éléments ici énoncés recoupent les Dix Commandements de la Bible. Lorsque l’on examine avec soin les préceptes de tribus, les codes religieux, les lois naturelles ou les lois dans leur sens moderne, on constate que toutes ces codifications contiennent toujours ces six éléments. à défaut de ces interdits, les sociétés humaines cesseraient d’exister. à très grande échelle, nous pourrions les considérer comme formant le socle du code éthique – la Loi fondamentale, en quelque sorte.

5. L’allemand Michael Baurmann (1996) est en désaccord avec cette affirmation. Défenseur du libéralisme, il estime que le marché en tant que tel peut créer des codes éthiques et faire en sorte que les gens s’y conforment. Si sa démonstration est exacte, l’enseignement des humanités n’est donc en aucune manière indispensable.

6. Unité de poids valant une once d’argent, qui servait en Chine de valeur monétaire (NdT). 7. Le minben prétend que la véritable raison d’être du gouvernement – quelle que soit la manière dont il apparaît – consiste à assurer les moyens de subsistance de l’ensemble du peuple, et qu’il devra donc être destitué, quels que soient les moyens utilisés pour le faire, dès lors qu’il n’assurera plus le bien-être de ce peuple. Cette valeur politique, vieille de plus de quatre mille ans, a été la source de légitimité la plus importante jusqu’à aujourd’hui. Dans les plus vieux livres de Chine, nous pouvons trouver ces formules : « Le Ciel voit par les yeux de mon peuple ; le Ciel entend par les oreilles de mon peuple » ; « Les gens du peuple sont la racine de l’état ; un Etat est en paix lorsque le peuple n’est pas dans la gêne. » La société chinoise paysanne, fondamentalement, fut égalitaire, indifférenciée et particulièrement mobile en ce qui concerne le statut social. Elle ne fut en aucun cas le foyer d’une stratification hiérarchique en classes sociales ou en groupes d’intérêt. Les Chinois, par conséquent, ne pouvaient pas considérer légitime une valeur politique où l’on gagne le droit de gouverner parce qu’on est le plus fort. Ce qu’ils ont recherché, c’est plutôt le gouvernement neutre d’un supraparti pouvant assurer honnêtement le bien-être du peuple. C’est ainsi qu’un corps de fonctionnaires fondé sur la stricte observance des codes éthiques et sur l’évaluation constante des performances fut créé, et que cette bureaucratie joua un rôle essentiel tout au long de l’histoire chinoise. Fondé sur le minben, le système politique traditionnel chinois a étonnamment survécu aux changements de dynasties et a duré environ deux mille ans, jusqu’au début du XXe siècle, devenant le système politique qui connu la plus longue vie de l’histoire. Emanant d’une structure sociale différente, la valeur politique Démocratie, qui considère comme légitime que le pouvoir de gouverner fasse l’objet d’une compétition entre les représentants du ou des groupes les plus puissants, est née en Europe. Cette valeur politique possède elle aussi une très longue histoire. En bref, ni la neutralité gouvernementale ni les pratiques clientélistes ne sont donc applicables universellement.

8. Sun Yat-sen a élaboré la doctrine du San Min ou des « trois principes », qui comprend le principe du nationalisme, la garantie de subsistance du peuple (qu’il définissait comme socialisme) et les droits des individus. Si l’on adjoint à cette doctrine de Sun Yat-sen sa politique à la fois « d’alliance entre Russie soviétique et Parti communiste chinois, et de solidarité entre travailleurs et paysans », sans oublier son programme politique à trois dimensions, « loi martiale, gestion autoritaire et gouvernement constitutionnel », nous constatons clairement que les valeurs politiques de Sun Yat-sen sont différentes, fondamentalement, de celles de l’Occident, mais qu’elles s’intègrent parfaitement à la réalité chinoise.

9. 北京晚报 (Beijing Evening News), 9 oct. 2006.

 

 

 

 

Références

Baurmann, M. (1996) Der Markt der Tugend: Recht und Moral in der

liberalen Gesellschaft. Tübingen : Mohr Siebeck.

Durkheim, é. (2007) La Division du travail social. Paris : PUF.

Durkheim, é. (2003) Les Formes élémentaires de la vie religieuse.

Paris : PUF (rééd. CNRS éd. 2008).

Geertz, C. (1973) The Interpretation of Culture. New York : Basic Books.

Huntington, S. (2004) Who Are We: The Challenges to America’s National Identity. New York : Simon & Schuster ; trad. fr. B. Hochstedt, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures. Paris : Odile Jacob.

Parsons, T. et Shils, E. A., éds (1951) Toward a General Theory of Action.

Cambridge, Mass. : Harvard University Press.

Shweder, R. A. (2000) « Moral Maps, First World Conceits and the New Evangelists », dans : S. Huntington et L. Harrison (éds) Culture Matters: How Values Shape Human Progress. New York : Basic Books, p. 234-261.

 

 

 

 

 

 

 

Traduit de l’anglais par Thierry Loisel

Edité par Yao Xiaodan

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