Liu Yiman est chercheuse à l'Institut d'Archéologie de l'Académie des Sciences sociales de Chine (ASSC). Son champ de travail se concentre sur la recherche archéologique de la dynastie Shang, les inscriptions sur les os oraculaires et les anciens miroirs en bronze. Photo fournie par l'auteur
L'écriture sur les os oraculaires est la plus ancienne forme d'écriture systématique en Chine, et date d'environ 3 400 ans. Elle a été découverte pour la première fois en 1899. Cette découverte avait alors fait reculer l’apparition de l’écriture en Chine de plus de mille ans. Cependant, l'étude de l'écriture sur les os oraculaires s’apparente quelque peu à un art oublié, en raison de la grande difficulté à interpréter ces caractères anciens. Lors d’une récente interview accordée à CSST, l'archéologue de renom Liu Yiman a brossé un compte rendu général des 122 ans d'étude des inscriptions sur os oraculaires en Chine.
CSST : Comment l'étude de l'écriture sur os oraculaires en Chine a-t-elle évolué depuis sa fondation ?
Liu Yiman : Cela fait 122 ans que le grand érudit de la dynastie Qing, Wang Yirong (1845-1900), a reconnu pour la première fois les inscriptions en os oraculaires comme une forme d’écriture ancienne. L'étude de l'écriture sur os oraculaires s'est développée selon trois phases jusqu'à aujourd'hui.
Cette étude a pris forme entre 1899 et 1928. En 1903, peu après la découverte de ces inscriptions, le célèbre romancier de la dynastie Qing, Liu E (1857-1909), a publié son premier livre sur les inscriptions en os oraculaires, intitulé Tieyun canggui, ou Tortoise Pieces Owned by Tieyun. Ce livre contient des lithographies d'inscriptions en os oraculaires appartenant à Liu E (Tieyun était son « nom de courtoisie »). En 1904, le philologue de la dynastie Qing Sun Yirang (1848-1908) a écrit le premier livre qui tentait de déchiffrer l'écriture sur os oraculaires, intitulé Qiwen Juli. Depuis cette brèche, de plus en plus de personnes se sont investies dans l’étude de cette écriture, notamment les érudits Luo Zhenyu (1866-1940) et Wang Guowei (1877-1927). Luo était épigraphiste et antiquaire renommé qui possédait une fine connaissance des écritures anciennes. Il avait une collection de plus de 30 000 morceaux d'os oraculaires et a rassemblé des milliers d'inscriptions dans sa série de livres "Yinxu shu qi" (littéralement traduit par "inscriptions du site de Yinxu"). Luo a été reconnu pour ses efforts en matière de déchiffrage des écritures gravées sur les os oraculaires. Dans ses ouvrages Yin Shang zhenbu wenzikao et Yinxu Shuqi Kaoshi, Luo a réussi à identifier plus de 570 caractères inscrits sur les os oraculaires. Ce tour de force de déchiffrer des centaines de caractères importants et fréquemment utilisés a permis de comprendre de nombreux buci anciens, autrement dit des écrits divinatoires gravés sur des os ou des coquillages.
Le grand historien Wang Guowei s'est également intéressé aux écrits sur les os oraculaires. Il a compilé le livre Jianshoutang Suocang Yinxu Wenzi (manuscrits de la dynastie Shang conservés à Jianshoutang). Wang a mis en avant de nombreuses idées originales. On lui reconnaît le mérite d'avoir compilé une somme de documents historiques sur le sujet. L'historien de la dynastie Han occidental Sima Qian (vers 145 avant J.-C. - ?) avait écrit sur l'histoire de la dynastie Shang dans le chapitre "Annales de Yin" du Shiji (Mémoires historiques). Wang a comparé les noms des rois Shang, leurs titres et leur lignée contenus dans le Shiji avec les écrits sur les os oraculaires et a prouvé que l'histoire enregistrée dans le Shiji était globalement correcte. Il n'a trouvé que quelques divergences mineures et les a consignées dans le Shiji conformément aux inscriptions des oracles.
Luo et Wang ont formé de nombreux archéologues, historiens et paléographes de qualité, dont Shang Chengzuo (1902-1991), Rong Geng (1894-1983), Xu Zhongshu (1898-1991), Ding Shan (1901-1952), Dai Jiaxiang (1906-1998) et Dong Zuobin (1895-1963).
Luo et Wang ont accompli des progrès considérables dans la collecte des os oraculaires, la publication d'ouvrages sur ces inscriptions, l'analyse et l'identification des écritures oraculaires, l'examen des enregistrements historiques et l'enseignement universitaire. Par conséquent, l'étude des écritures oraculaires entre 1899 et 1928 est également connue sous le nom d'"Études de Luo et Wang".
CSST : Comment s'est développée l'étude de l'écriture sur os oraculaires en Chine après 1928 ?
Liu Yiman : La période entre 1928 et 1949 a connu un progrès dans l'étude de l'écriture en os oraculaires.
En 1928, l'Institut d'Histoire et de Philologie de l'Academia Sinica a constitué une équipe archéologique chargée de fouiller le site de Yinxu. Cette équipe, dirigée par l'influent archéologue Li Ji (1896-1979), a conduit 15 fouilles à Yinxu de 1928 à 1937, au cours desquelles la contribution de l'historien Dong Zuobin a été décisive.
Lui et les autres membres de l'équipe ont déterré plus de 24 900 pièces d'os oraculaires. La contribution remarquable de Dong a été de dater et de répertorier les écritures des os oraculaires. Il s'est écoulé plus de 200 ans entre la date à laquelle Pan Geng (un roi de la dynastie Shang) a déplacé la capitale des Shang à Yin, son emplacement définitif, et jusqu'à la chute des Shang due à l'extrême débauche du roi Zhou. Durant cette période, les écritures en os oraculaires devaient évoluer de manière continue. En s’appuyant sur dix critères, Dong a classé les écritures d'os oraculaires selon cinq étapes. Les efforts décisifs de Dong ont orienté l'étude des inscriptions oraculaires vers une méthodologie plus scientifique.
Guo Moruo (1892-1978), l'un des principaux chercheurs chinois au XXe siècle, a publié deux ouvrages importants sur les inscriptions sur os oraculaires : Yinqi Cuibian et Buci Tongzuan. Je les ai souvent lus et relus lorsque j'étudiais les inscriptions sur os oraculaires à Anyang. Buci Tongzuan exposait une belle collection d'écrits en os oraculaires, classés selon leur contenu. Yinqi Cuibian comprenait des estampes d'os oraculaires fournies par le célèbre bibliophile Liu Tizhi (1879-1962). Guo a expliqué et interprété 1 595 écritures oraculaires dans ce livre.
Les fouilles archéologiques sur le site de Yinxu ont été interrompues par le déclenchement de la Guerre de résistance contre l'agression japonaise. Certains os oraculaires excavés par des paysans locaux ont été vendus à des antiquaires. Hu Houxuan (1911-1995), un historien spécialisé dans les écritures des os oraculaires, a collecté ces os et publié plusieurs livres. Hu a étudié l'histoire de la dynastie Shang à travers le contenu des inscriptions sur os oraculaires. Il avait participé aux fouilles de Yinxu. Grâce à sa riche expérience archéologique, Hu a écrit de nombreux essais remarquables sur l'histoire de la dynastie Shang.
CSST : Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, qu'est-ce qui a changé dans l'étude des inscriptions sur os oraculaires ?
Liu Yiman : L'étude des inscriptions sur os oraculaires a commencé à prospérer après 1949. De brillants progrès ont été réalisés au cours de cette période. En 1973, une équipe archéologique de l'Institut d'Archéologie de l'ASSC a découvert 5 335 pièces d'os oraculaires dans le sud du village de Xiaotun, à Anyang. Avec quatre collègues, j'ai passé huit ans à trier, classer et interpréter ces matériaux oraculaires et à publier un livre en cinq volumes : Os oraculaires au Sud du village de Xiaotun. En 1991, mon collègue Guo Peng et moi-même avons trouvé 1 583 morceaux d'os oraculaires à l'est du village de Huayuanzhuang à Yinxu, ce qui est la troisième grande découverte d'écritures en os oraculaires de Yinxu. Plus tard, mon collègue Cao Dingyun et moi-même avons publié le livre en six volumes intitulé Os oraculaires à l’Est du village de Huanyuanzhuang. Les découvertes constantes d'écritures en os oraculaires au cours de cette période ont favorisé l’approfondissement de ces études.
De nombreux ouvrages et dictionnaires sur les écritures en os oraculaires ont été publiés, dont le plus important est le Jiaguwen Heji, ou Collection d'inscriptions sur os oraculaires, en 13 volumes, édité par Guo Moruo. Cet ouvrage comprend 41 956 pièces d'inscriptions sur os oraculaires. Le Yinxu Jiagu Keci Leizuan en trois volumes, édité par Yao Xiaosui (1926-1996), un expert de l'écriture sur os oraculaires, répertorie mot par mot les écrits sur os oraculaires sous forme d'entrées de dictionnaire, ainsi que leurs interprétations modernes. Le paléographe Yu Xingwu (1896-1984) a publié le Jiagu Wenzi Gulin, dans lequel il a rassemblé les variations dans le déchiffrage des écritures en os oraculaires.
Au cours de cette période, les milieux académiques ne se sont pas seulement concentrés sur les écritures oraculaires, mais ont également exploré les inscriptions sur os oraculaires dans leur ensemble, en considérant la collation des matériaux oraculaires, le déchiffrage, la grammaire utilisée dans les inscriptions de l'oracle, ainsi que l’assemblage des os oraculaires.
Dernièrement, en particulier au cours des deux ou trois dernières décennies, le monde académique a étudié les inscriptions sur os oraculaires sous différents angles. Certains chercheurs ont présenté, d'un point de vue macro, les os oraculaires tels qu'ils ont été déterrés, collectés et étudiés au cours des 100 dernières années. D'autres, y compris moi-même ont étudié ce processus d'un point de vue archéologique, et d’autres encore, étudient la culture et l'histoire de la dynastie Shang à travers les inscriptions oraculaires. La calligraphie des écritures oraculaires est devenue également un sujet de recherche important. L'étude des inscriptions sur os oraculaires se développe à mesure que nous explorons ces inscriptions sous différents angles, notamment l'histoire et la culture, la vie sociale, la science et la technologie, ainsi que la calligraphie.
Source : Chinese Social Sciences Today
Traduit par Zhao Xin