Interviewé : Cheng Enfu
Intervieweur : Wang Yi, journaliste de l’Agence Xinhua (Chine nouvelle)
Cheng Enfu, originaire de Hefei dans la province de l’Anhui, est né en juillet 1950 à Shanghai. Diplômé en 1975 en master d’économie au département d’économie politique de l’Université de Fudan tandis qu’il y enseigne en parallèle, il assume par la suite les fonctions d’assistant et de maître de conférences dans ce même département. à partir de 1989, il est successivement promu professeur adjoint, professeur, directeur de doctorant, directeur du département, doyen de faculté d’économie et doyen d’Académie sur le marxisme à l’Université des Finances et de l’économie de Shanghai. à l’automne 2005, il intègre l’Académie des Sciences sociales de Chine. Actuellement académicien, membre du Présidium de la Division académique, directeur de Division sur les études marxistes, directeur de l’Académie sur le marxisme, professeur et directeur de doctorant au Centre de recherches en développement économique et social à l’ASSC, il est également un universitaire émérite des disciplines rattachées aux théories fondamentales du marxisme. Député à la 11èmeAssemblée populaire nationale, il bénéficie de l’allocation spéciale du Conseil des Affaires d’état. à ces responsabilités s’ajoutent la présidence de l’Association de politique et d’économie internationale, la présidence de l’Association chinoise pour les études doctrinales en économie internationale, la présidence de l’Association pour les études sur la législation économique en Chine, l’expertise en chef de la fondation des théories marxistes nationales. Membre du jury pour la théorie économique appliquée aux Fonds nationaux des Sciences sociales, membre du jury de la discipline marxiste du comité des grades du Conseil des Affaires d’Etat, membre du Comité consultatif d’experts du Bureau national de la Propriété intellectuelle, Monsieur Cheng est aussi fondateur et animateur du Forum sur le développement économique et social en Chine, organisateur du “Prix mondial de l’économie marxiste”, professeur honoraire ou invité de plus de dix établissements supérieurs tels que l’Université de Saint-Pétersbourg en Russie ou l’Université des Finances et de l’économie de Shanghai. Il se consacre principalement à l’enseignement et aux recherches sur les théories et l’économie du marxisme chinois et étranger.
Note du rédacteur :
Ces dernières années, la question « êtes-vous heureux ? » a été sur toutes les lèvres et tous les médias. Est-il possible de traiter la notion de bonheur d’un point de vue scientifique et objectif ? Quels critères doivent être appliqués pour le mesurer? Réponses à toutes ces questions avec l’interview de Cheng Enfu.
Journaliste : Bonjour, Monsieur Cheng. Au cours de ces dernières années, « le bonheur » a été un sujet largement débattu et traité lors des sessions annuelles de l’APN et de la CCPPC. Indicateur de bonheur des populations, « l’indice relatif de bonheur (IRB) », ouvre à de nouvelles méthodes de mesure du développement social. Vous êtes un précurseur des études sur l’IRB en Chine, que pensez-vous de ce phénomène ?
Cheng Enfu : L’attention portée au bonheur par la société et les individus qui la constituent est une bonne chose, elle repose le problème historique dans la phase actuelle du développement économique et social de la Chine : comment articuler les développements économique, social et humain ? En 2006, alors secrétaire général et président de la République, Monsieur Hu Jintao avait précisément indiqué dans son discours prononcé à l’Université de Yale que « l’attention doit être accordée à la valeur, aux droits, aux intérêts, à la liberté des êtres humains ainsi qu’à leur qualité de vie, au développement et à l’indice relatif du bonheur ». Monsieur Xi Jinping a souligné que « notre objectif est de réaliser une vie heureuse de la population» et que « tous les bonheurs du monde s’appuient sur un travail de fourmis. » On perçoit très bien que la reformulation des concepts de bonheur provient aussi bien d’une demande des masses populaires que d’une exigence de développement intrinsèque à notre société. Les études économiques internationales ont clairement démontré l’absence de lien structurel entre croissance économique et amélioration des qualités de vie. Afin d’embrasser une nouvelle phase historique de développement, il est préférable de ne pas se concentrer seulement sur le PIB mais bien de retenir et de déployer de nouveaux critères pour mieux analyser les dynamiques de développement social et économique. Une rationalisation scientifique de l’IRB serait un support intéressant.
Journaliste : Pour certains, les ajustements fréquents de calcul de l’IRB en Chine et à l’étranger donnent le vertige. De grands écarts subsistent entre les classements que différentes organisations publient au sujet de l’IRB. La population diverge sur le fondé de statistiques et classements qui ne s’adaptent pas toujours aux impressions vécues.
Cheng Enfu : Oui, autant pour les savants que pour la société, les doutes ontologiques que pose le concept d’IRB ne sont pas encore dissipés. Pourtant, cela ne veut pas dire que l’IRB est inefficace, on constate seulement un manque de réelle application scientifique de cet indice dont la position, la vision et la méthode doivent être inscrites dans une dialectique marxiste pour mieux résorber les divergences que peut exprimer la population.
Journaliste : Le bonheur, c’est aussi un paradoxe social. Le niveau de vie s’améliore, en même temps, on se sent moins heureux. Est-ce un phénomène inévitable ?
Cheng Enfu : Pas forcément. Il s’agit de la problématique de l’unité entre subjectif et objectif. Le but final de toutes les activités humaines est le bonheur, personne ne nie la rationalité de ce but. Mais le bonheur est une notion plurielle, subjective, profonde et complexe. Il a été longuement considéré comme non quantifiable. Par conséquent, on a mesuré le bonheur de manière indirecte, selon des concepts qui en dérivent, plus visuels et quantifiables, tels que la richesse qui peut pour certains équivaloir au bonheur et s’y substituer. à une époque où la croissance de production des richesses matérielles peut rapidement promouvoir le bonheur humain tel qu’il semblait admis, on commence à sonder le « bonheur national » qu’on postpose ou juxtapose à la richesse nationale.
Selon les préceptes d’un « capitalisme » omnipotent qui anime et déteint les concepts de bonheur et de développement, le PIB et le PNB constituent les indicateurs les plus sûrs de toute croissance économique. Cependant, en plus de mesurer le développement économique, il faudrait considérer le progrès social et le bonheur humain. Cet objectif primordial permettrait aux gouvernements du monde entier de négliger les défectuosités de la computation du PIB et PNB et de dépasser l’unilatéralité de ce concept de bonheur. Si l’on avait plus scientifiquement et plus complètement mesuré le bonheur, si l’on avait guidé le développement économique et social selon un concept de développement correct, ces phénomènes n’auraient pas existé.
Journaliste : Le Centre de recherche sur la ville et la compétitivité de l’ASSC a publié en mai 2011 le « Rapport sur la compétitivité des villes chinoises » dont le classement IRB de 294 villes chinoises a mis l’opinion publique en effervescence. Selon ce classement, la ville Chi Jiangzhuang occupe la première place. Pourtant, tant pour les habitants de cette ville que pour les autres, ce classement n’est pas conforme à la réalité, d’où les interrogations sur l’IRB. Ma question : le bonheur peut-il être scientifiquement quantifiable ?
Cheng Enfu : Ces problèmes résultent des indicateurs eux-mêmes et non d’une impuissance à quantifier le bonheur. Il faut tout d’abord indiquer que la position des évaluateurs influence l’évaluation du bonheur qui tend de ce fait à devenir partisane. Deux classements permettent de mettre en lumière ce constat. Selon le classement de l’IRB de 58 pays d’une étude de marché réalisée en 2011 par l’entreprise canadienne Ledger, un pays comme les îles Fidji qui vient de finir la loi martiale pendant trois ans serait le pays le plus heureux du monde, tandis que la Chine se retrouverait à un échelon inférieur à celui de l’Afghanistan, pays en guerre civile. Mais, selon le palmarès publié en 2011 par la Corée du Nord, la Chine se classe en tête, recevant la note maximale parmi 203 pays. Il s’ensuit donc que les indicateurs quantifiés de bonheur et la position des évaluateurs sont indissociablement liés.
Journaliste : Actuellement, les plus grands pays ont tous leur IRB publié par des organismes étrangers comme l’OCDE ou le Happy Planet Index (HPI) institué par la New Economics Foundation (NEF) et les Amis de la Terre. Pourriez-vous nous présenter les études dans ce domaine en Chine ?
Cheng Enfu : La Chine a entrepris beaucoup de recherches dans ce domaine tout en batissant de réels progrès. Mais d’un point de vue objectif, notre IRB s’amarrait d’assez graves défauts.
Journaliste : Il a été dit que vous avez épuré l’IRB pour en retenir les éléments les plus substantiels. Pourriez-vous partager avec nous les résultats de vos recherches dans ce domaine?
Cheng Enfu : Naturellement. Cette étude menée depuis plusieurs années nous a permis de concevoir et d’établir selon une réalité vécue et ressentie un système IRB inspiré de la méthodologie marxiste.
A notre avis, on peut dissocier l’IRB en indicateurs objectifs et subjectifs, les premiers reflétant pleinement un niveau de satisfaction objective des besoins importants de la population, les seconds sont affectés à l’expression de sentiments portant sur l’état actuel de nos vies. étant donné le rôle fondamental du matérialisme dans l’existence humaine, la sous-évaluation des indicateurs objectifs devrait être mieux considérée et leur variation définitoire procédant de différents types de bonheur mieux appréhendée. Les besoins de la population peuvent être classifiés en trois types, naturel (matériel), social(relations interpersonnelles) et spirituel, qui se subdivisent en besoin de survie, de jouissance, de développement ou de performance. Corollairement, ces besoins et leurs stratifications informent, dans une perspective diachronique et synchronique, de l’état de la vie de l’humain, et sur les formes et les niveaux d’objectivation de la satisfaction propres à des espaces et des groupes sociaux similaires et différents.
Deux postulats scientifiques soutiennent nos recherches. Premièrement, l’IRB doit refléter, dans une certaine mesure, les nuances entre individus ou groupes en termes de moyens de production, d’existence et d’impulsion. La situation économique d’un individu ou d’un ménage est analysée selon la propriété de moyens de production et d’existence particuliers, le niveau de vie et de développement. Quant à l’IRB appliqué aux différentes groupes, à la fois des indices moyens et relatifs sont respectivement exploités pour déterminer le niveau de bonheur dans un domaine donné et analyser les contrastes sociaux selon certaines variables des domaines clés.
Deuxièmement, l’ampleur et l’amplitude des formes de concrétisation du bonheur se rattachent à deux catégories, le bonheur individuel et le bonheur social. Le bonheur individuel reflète dans une certaine mesure et en un certain aspect la satisfaction et le plaisir des individus. Le bonheur social traduit un niveau moyen en matière de satisfaction et de plaisir des membres sociaux. Ces deux types de bonheur se manifestent bien entendu différemment.
D’après un individualisme extrême, le bonheur individuel s’oppose diamétralement au bonheur social, chacun se réalisant au détriment de l’autre. Cependant, selon notre perspective marxiste, ces deux concepts s’inscrivent dans une loi de consubstantialité et d’unité des contraires. Le bonheur social dont la réalisation et l’expansion dépendent de la poursuite individuelle du bonheur en conditionne en même temps l’existence. De plus, vu l’hétérogénéité des différents niveaux, qualités, caractères, et catégories de bonheur individuel, toute simplification taxinomique ne peut fidèlement représenter le bonheur social, bien que l’examen individuel en favorise l’intelligibilité. Ces dernières années, les masses ont le sentiment d’être regroupées et « chapellisées » et y détectent un signe des lacunes sérieuses de nos indices d’autrefois, mais cela peut être corrigé dans notre nouveau système d’indexation.
Journaliste : Pourriez-vous nous présenter en détail ces indices ?
Cheng Enfu : Conformément aux critères épistémologiques de la recherche, nous avons conçu deux systèmes d’indexation, l’un microscopique, l’autre macroscopique. Le premier est « le système de l’IRB des individus ou des ménages », le deuxième est « le système de l’IRB de la société ou de la nation ». Le bonheur individuel ou familial est mesuré d’après 12 domaines : santé, espérance de vie, éducation, propriété, revenu, logement, environnement, sécurité, harmonie, loisir, divertissement et réalisation de soi-même. La santé, l’espérance de vie et l’éducation consignent les qualités individuelles ; la propriété et le revenu enregistrent la situation économique ; l’environnement et la sécurité reflètent les environnements naturels ainsi que la sécurité publique dans le cadre de vie ; l’harmonie retranscrit le degré de bien-être au sein des relations familiales et sociales ; loisir, divertissement et réalisation de soi-même expriment principalement l’état de satisfaction des besoins spirituels et culturels.
Le système de l’IRB de la société ou de la nation examine le bonheur social ou national dans 24 domaines : espérance de vie moyenne, éducation, biens nationaux, production nationale, revenu national disponible, structures de distribution, logement, emploi, environnement, sécurité publique, protection sociale, égalité des sexes, harmonie sociale, loisir, consommation et divertissement… Ces indices englobent les indicateurs moyens et relatifs qui indiquent à la fois le niveau moyen de bonheur national et les variations sociales dans un domaine donné.
Même si la recherche statistique dans certains domaines et le recensement et l’estimation d’indicateurs relatifs peuvent s’avérer assez difficiles et complexes avec notre système d’indexation, il reste néanmoins plus comparatif, et est en cela plus méthodique que les autres. J’ai soulevé l’espoir que s’améliorent les procédures de recensement dans les secteurs économiques de notre pays afin de mener des recherches marquées par plus de rigueur scientifique, au service de la population.
Journaliste : On ne peut que se sentir inspirés par votre présentation générale et celle des indices macroscopiques et microscopiques. J’espère que chaque personne pourra devenir membre de « la Chine heureuse ».
Cheng Enfu : Actuellement, la Chine est en train d’édifier intégralement une société de moyenne aisance. On doit construire « une Chine heureuse » mais aussi œuvrer à « un peuple heureux ». Le 29 décembre dernier, Monsieur Xi Jinping a précisé que, basé sur sa souveraineté nationale, un pays prospère et un peuple heureux étaient le grand rêve de renouveau de la Nation chinoise. Ce concept de renouveau national n’est en aucune façon abstrait, au contraire, puisqu’il incarne le but collectif et commun de la société. Quant aux individus et membres sociaux, il faut les rendre tous plus heureux, les faire vivre avec plus de dignité et assurer leur liberté. La demande faite à notre parti et à notre pays de mener un travail prédéfini selon le système d’un IRB qui prenne en compte les effets des mécanismes institutionnels et des politiques, favorisera la combinaison organique des bonheurs sociaux et individuels et in fine la réalisation du « rêve chinois ».
Traduit par Lu Xue
Edité par Lu Xue