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La quête de la vérité dans les faits : La tradition académique de Guo Moruo
Source : Chinese Social Sciences Today 2025-09-15

Le principe consistant à « rechercher la vérité dans les faits » constitue une tradition intellectuelle ancienne, qui a nourri à la fois l'historiographie marxiste et l'érudition chinoise. Guo Moruo (1892-1978), écrivain, historien et archéologue de renom, fit de cette exigence méthodologique le socle de son œuvre scientifique. Selon lui, « quiconque est capable de rechercher la vérité dans les faits verra inévitablement sa position, sa perspective et sa méthode se rapprocher et converger vers le marxisme-léninisme ». Tout au long de sa carrière académique qui s'étendit sur plus de cinquante ans, il demeura fidèle à ce principe et sut, par son érudition et sa rigueur, apporter des contributions décisives à de multiples domaines de recherche.

Collecte exhaustive de documents historiques

La fidélité au principe de véracité suppose d'ancrer l'étude dans des preuves historiques tangibles et vérifiables. Guo attachait une importance capitale aux documents historiques estimant que qu'aucune conclusion scientifique ne pouvait être tirée sans matériaux abondants, précis et correctement datés. Ainsi, rappelait-il que « l'étude de l'histoire, comme toute autre discipline, ne tolère la désinvolture et il est primordial de maîtriser une perspective historique correcte et scientifique — c'est une condition préalable. Cependant, même avec une perspective correcte, en l'absence de matériaux riches et précis, ou si la chronologie des documents reste floue, aucune conclusion valable ne peut être tirée. »

Dans l'avant-propos du premier numéro des Recherches historiques, il précisait que toute contribution fondée sur une collecte exhaustive, une analyse concrète ou de nouvelles découvertes devait être accueillie avec faveur, même si elle ne débouchait pas immédiatement sur une élaboration théorique. Il notait que « si certains camarades maîtrisent déjà l'application du marxisme-léninisme et peuvent "procéder à une analyse concrète basée sur des documents détaillés" pour produire des "conclusions théoriques", alors ces camarades et leurs travaux sont naturellement les bienvenus. Mais même si des "conclusions théoriques" ne peuvent être immédiatement atteintes, pourvu qu'une "analyse concrète basée sur des documents détaillés" soit menée, ou même simplement que des "documents détaillés" ou de nouvelles sources soient réunis, toutes ces contributions sont également favorablement accueillies. Toute recherche doit d'abord compiler autant de documents accessibles que possible, puis procéder à une analyse concrète, et enfin en tirer des conclusions. Toute étape accomplie avec conscience et honnêteté constitue un travail précieux. »

Sa pratique illustre cette exigence : avant d'entamer toute recherche, il veillait à d'abord rassembler les sources pertinentes de la manière la plus exhaustive possible, insistant pour que l'investigation repose initialement sur des preuves plutôt que sur des hypothèses. Lorsqu'il se tourna vers l'étude des inscriptions sur os oraculaires et sur bronzes anciens, il établit une collaboration étroite et féconde avec plusieurs universitaires japonais, échangeant des matériaux de première main et partageant des ressources heuristiques. Il correspondit également avec des érudits chinois de premier plan tels que Rong Geng et Dong Zuobin, sollicitant leur aide pour acquérir des documents et des estampages ; ses demandes furent toujours accueillies avec enthousiasme. Il continua de suivre les artefacts nouvellement exhumés et les publications associées, élargissant continuellement ses champs d'investigation, révisant et affinant ses arguments. Cette démarche lui assura une place éminente dans le champ de la paléographie chinoise.

Lorsque la Guerre de résistance du peuple chinois contre l'agression japonaise entra dans une phase d'enlisement, Guo Moruo se consacra à l'étude de la pensée pré-Qin, pour laquelle il avait effectué les travaux préparatoires : « Pour les documents antérieurs aux Qin et aux Han, je les ai pour ainsi dire tous passés en revue de manière exhaustive. En archéologie, philologie, paléographie, phonologie et logique bouddhique, dans la limite de ce qui était accessible, j'ai accompli tous les préparatifs et explorations possibles. »

Dans les années 1950, Guo Moruo entreprit d'établir une édition critique du Guanzi (texte politico-philosophique de la Chine antique, attribué traditionnellement au philosophe Guan Zhong du VIIe siècle AEC). Pour ce faire, il rassembla de nombreuses éditions et emprunta des manuscrits à diverses institutions, réunissant finalement dix-sept éditions du Guanzi remontant à la dynastie Song, ainsi qu'une cinquantaine de commentaires annotés et d'études produits en Chine et au Japon depuis le XIIe siècle. L'ampleur de cette collecte dépassait de loin celle de ses prédécesseurs.

En 1957, lors d'une discussion avec des chercheurs de l'Institut d'Histoire de l'Académie des Sciences de Chine, le brillant historien Qiu Xigui demanda à Guo Moruo les raisons, sur la question de la périodisation de l'histoire ancienne, pour lesquelles les chercheurs travaillant essentiellement avec les mêmes sources parvenaient souvent à des conclusions différentes. Guo rétorqua : « Avez-vous rassemblé toutes les sources existantes ? » Cette question incita Qiu à consulter les documents historiques avec une diligence accrue.

Guo Moruo accordait une importance primordiale aux artefacts archéologiques, les considérant comme des sources premières de compréhension historique. Lorsqu'il commença à étudier la société chinoise antique en 1928, il s'appuya principalement sur des textes classiques comme le Livre des Odes, le Livre des Documents et le Livre des Mutations. Mais après avoir achevé Les Transformations sociales à l'époque du Livre des Odes et leurs reflets intellectuels, des doutes surgirent quant à leur fiabilité : ces ouvrages, « bien que généralement considérés comme fiables, ont été transmis pendant des millénaires, imprégnés d'innombrables interprétations antérieures. Leurs compilations contiennent inévitablement des erreurs et des confusions, et les textes ont été de nombreuses fois copiés et recopiés. Le problème le plus crucial est qu'aucun de ces trois livres ne dispose de datation chronologique précise et certaine. Ainsi, la vision de l'Antiquité que j'avais construite en m’appuyant sur leur étude risquait de n'être au final qu'un mirage. J'ai donc profondément senti la nécessité d'étudier l'archéologie et les disciplines connexes. Mes recherches sur les inscriptions oraculaires et les inscriptions sur bronze des Shang et Zhou débutèrent à partir de cette prise de conscience ».

Il déclara plus tard que les artefacts exhumés détenaient souvent la clé des questions historiques, soulignant ainsi l'importance qu'il accordait aux preuves archéologiques. Guo devint expert dans l'art de « renverser les verdicts », principalement en utilisant les découvertes archéologiques pour contester les textes transmis. Ainsi, il affirma que Zhouguan (Rites des Zhou) ne pouvaient être une œuvre de la période des Zhou occidentaux, car de nombreux concepts qu'ils évoquaient étaient absents des inscriptions sur bronze de cette époque (les inscriptions sur bronze étant principalement répandues sous les Shang tardifs et les Zhou occidentaux). De même, il soutint que la Préface du Pavillon des orchidées (œuvre calligraphique traditionnellement attribuée au célèbre calligraphe Wang Xizhi) ne pouvait en réalité être attribuée à Wang Xizhi, car les stèles et manuscrits exhumés ne révélaient aucun style de cursive comparable pour cette période. À partir des artefacts exhumés, Guo porta une attention particulière aux formes matérielles de l'écriture et produisit des analyses perspicaces sur des questions telles que les techniques d'écriture sur os oraculaires ou l'évolution des caractères chinois.

Distinguer les sources pour élucider les lois historiques

Multiplier les efforts pour collecter des matériaux revient à poser dans un premier temps les bases de la recherche — l'étape suivante consiste à en déterminer l'authenticité et la chronologie. Guo a maintes fois souligné l'importance de la vérification textuelle : « Une fois les sources historiques en main, il faut distinguer le vrai du faux, examiner leur datation, écumer la lie et conserver l'essence. Ce processus d'examen s'appelle le kaoju (critique textuelle, une méthode de recherche qui examine les documents et sources historiques, compilant et analysant les preuves pour vérifier les faits et parvenir à des conclusions). Un tel travail est indispensable et doit être affirmé. »

Il mit ce principe en pratique dans des œuvres majeures marquées par une rigoureuse critique textuelle, telles que « La Datation du Ding de Mao Gong », « Une enquête critique sur les "Rites des Zhou" » et « L'époque de compilation du "Zhouyi" ». Lors de la collation du Ya Zhou Zhi (gazette locale de la dynastie Qing), il inspecta personnellement les rivages montagneux, escalada les falaises rocheuses, chercha le long de sentiers reculés et traça les inscriptions lapidaires érodées datant de plus de sept siècles afin de vérifier et de corriger le texte original. Bien que certaines de ses conclusions puissent être discutables, sa démarche académique fut largement reconnue au sein de la communauté académique.

Pour Guo Moruo, la recherche de la vérité dans les faits ne pouvait se limiter à la seule critique textuelle. L'historien Fu Sinian affirmait que l'historiographie moderne se réduisait à l'étude des sources, mais Guo s'opposait à cette vision. Il soutenait que la critique textuelle n'était que la phase préliminaire de la recherche historique. Sans sources, point d'histoire possible, mais les sources seules ne sauraient constituer l'historiographie. Jadis, arguait-il, les historiens traditionnels s'étaient isolés dans cette phase préparatoire, la confondant avec la totalité du savoir — une erreur fondamentale.

La critique textuelle n'était donc qu'un commencement. La recherche académique doit extraire des régularités à partir d'une multitude de faits : « Pour véritablement rechercher la vérité dans les faits, l'histoire doit être étudiée avec une nouvelle perspective historique. Une fois les sources rassemblées et agencées, la question plus essentielle devient leur utilisation. Posséder des sources sans appliquer les méthodes du matérialisme dialectique et du matérialisme historique pour les analyser équivaut, pour un cuisinier, à disposer de poisson, de viande, de légumes et de tofu sans les avoir cuisinés — on ne saurait parler de mets abouti. Le but de la recherche historique est d'utiliser des sources abondantes pour expliquer concrètement les lois du développement social ».

Ainsi, selon Guo Moruo, « le but ultime du "recueil" réside dans la "recherche de la vérité dans les faits". Notre démarche "critique" doit viser à découvrir le pourquoi des faits. La méthode du "recueil" ne permet que de "savoir ce qui est" ; notre démarche "critique" doit parvenir à "savoir pourquoi c'est". Le "recueil" constitue certes une étape vitale au processus de "critique", mais il ne saurait représenter l’unique horizon auquel nous devons nous confiner ».

Actualisation des conceptions académiques en fonction de la réalité concrète

Tout travail de recherche académique, implique d'adhérer au principe de recherche de la vérité dans les faits mais aussi de réviser constamment ses perspectives académiques en fonction des circonstances réelles mises à jour. Fidèle à son principe méthodologique, Guo Moruo n'hésita jamais à reconnaître ses erreurs. Il estimait que « les erreurs sont inévitables, mais l'important est de ne pas les dissimuler et de les corriger avec courage. Prenons mon cas : depuis une vingtaine d'années, mes propres opinions ont changé à plusieurs reprises, au point que le "moi d'aujourd'hui" lutte presque constamment contre le "moi d'hier" ».

Lors de la rédaction des Recherches sur la Société chinoise antique, Guo Moruo commit des erreurs de datation en se fondant sur des études existantes, qualifiant à tort la dynastie Shang de société primitive finissante. Il rectifia par la suite à maintes reprises cette position. Dans les années 1950, il déclara expressément : « Il y a une vingtaine d'années, j'ai soutenu une opinion très erronée en présentant les Shang comme appartenant à l'Âge du cuivre et à la fin de la société clanique primitive. Quelques amis continuent à se référer à ce point ; je dois franchement reconnaître mon erreur. Cette opinion est évidemment fausse au regard d'aujourd'hui, mais déjà à l'époque, elle me paraissait douteuse. En particulier lorsque j'ai rédigé l'"Explication des tiges célestes et branches terrestres", la haute maîtrise des connaissances astronomiques observée contredisait largement l'hypothèse d'une société clanique primitive. Mais j'ai persisté dans le sillon de mon ancienne théorie par négligence. Il me faut faire mon autocritique : je n'ai pas suffisamment respecté le principe de recherche de la vérité dans les faits. » « Je le répète sincèrement : la responsabilité m’incombe entièrement. J'ai commis une erreur en classant les Shang dans l'Âge du cuivre et la fin de la société clanique primitive. J'espère que les amis s'attacheront à rechercher la vérité dans les faits et rejetteront ce jugement infondé sur la base des preuves historiques. »

Par son attachement constant au principe de « rechercher la vérité dans les faits », Guo Moruo a su concilier la rigueur de la collecte documentaire, l'apport décisif de l’archéologie et la puissance interprétative du matérialisme historique. Son œuvre, marquée par la capacité à réviser ses positions à mesure que progressaient les connaissances, a ouvert de nouvelles perspectives pour l'étude de la Chine ancienne, faisant de lui la figure fondatrice et l'autorité dominante de l'historiographie marxiste chinoise. 

 

Li Bin est chercheur au Bureau de gestion de la recherche scientifique de l'Institut d'Histoire de Chine relevant de l'Académie des Sciences sociales de Chine.

Edité par:Zhao Xin
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